Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Septembre 2024 (volume 25, numéro 8)
titre article
Françoise Lavocat

Nouvelles perspectives sur le personnage : usages, circulations, populations

New perspectives on the character: uses, circulation, populations
Conférence au Collège de France, 14 mars 2023

Une première version de cet article est parue dans la revue Pegasus, 1, 2024.

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1Comment pourrait-il ne pas y avoir du nouveau sur les personnages ? Depuis un siècle, ces « vivants sans entrailles » pour reprendre les termes galvaudés, mais plus profonds qu’il n’y parait, de Paul Valéry1, ont connu une révolution après l’autre.

2En introduction, plutôt que de me livrer à un historique un peu ennuyeux, je vais me contenter de commenter une date : 1957. Celle-ci cristallise de façon exemplaire les évolutions divergentes dont a été l’objet la conception du personnage. Se sont alors croisées trois tendances qui représentent des courants théoriques, des chercheurs et des auteurs qui ne se connaissaient et ne se parlaient pas.

3En 1957, Alain Robbe-Grillet (qui, la même année, avait publié La Jalousie, où le nom des personnages se réduisait à des lettres) écrivit un texte au titre fracassant : « Sur quelques notions périmées. » Même si, en définitive, toutes les propositions qui s’y trouvent se sont trouvées infirmées, il aura eu en partie l’effet recherché, ne serait-ce que du point de vue de la notoriété. Republié en 1963 dans Pour un Nouveau roman, traduit en anglais en 1970, réédité plusieurs fois (la dernière en 2013), il a fourni d’innombrables sujets de dissertation aux lycéens français. Ce sont justement les passages qui concernent le personnage qui ont attiré le plus l’attention :

Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! […] Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. […] Un personnage doit avoir un nom propre […]. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. […] Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? […] Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu. Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. […] Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros2.

4Cette démolition du personnage se prévaut de considérations bien dans l’air de ce temps-là, entre communisme et dystopie orwellienne. Elle se situe, en amont, dans la lignée des formalistes russes, dont l’acharnement contre le personnage était encore plus radical. Pour Tomachevski, en 1925, le personnage joue le rôle d’un « fil conducteur », et d’ailleurs, à son avis, « le héros n’est guère nécessaire à la fable3 ». Pour Chklovski, à la même date, « Gil Blas n’est pas un homme, c’est un fil qui relie les épisodes du roman4 ». En aval, Philippe Hamon, en 1972, s’agace encore de « la polarisation » sur le personnage et de l’usage « du psychologisme le plus banal », qui nous amène à juger des personnages comme s’il s’agissait de personnes réelles5.

5Cependant, la même année, en 1957, Käte Hamburger publiait en Allemagne Die Logik der Dichtung6. Elle remarquait que dans la fiction, l’espace et le temps étaient organisés à partir du point de vue de ce qu’elle appelait « un je-origine », c’est-à-dire un personnage, ce qui se traduisait par des incohérences grammaticales (par la combinaison d’un verbe au passé avec un déictique du futur, par exemple7). Nullement facultatif, le personnage se révèle constitutif des mondes fictionnels. Le recensement des indices de fictionnalité par Käte Hamburger et sa disciple Dorrit Cohn, a apporté une contribution décisive à la narratologie, en mettant en évidence la centralité du personnage8. Dorrit Cohn fait ainsi résider ce qu’elle appelle le « propre de la fiction » dans la « transparence intérieure » du personnage qui permet à l’auteur de s’introduire dans ses pensées comme nul ne pourrait le faire à l’égard de personnes réelles9. Mais la narratologie (en dépit de Gérard Genette) n’a jamais connu en France le développement qu’elle a eu en Allemagne et aux États-Unis, ce qui peut expliquer les vues divergentes sur le personnage qui ont longtemps perduré.

6Pour en terminer avec l’année 1957, paraissait aussi cette année-là un roman, The Comforters de Muriel Spark, traduit en français, en 2009 sous le titre Les consolateurs. Je ne prétendrai pas qu’il s’agit du roman le plus important du vingtième siècle, mais il développe un motif encore fort peu exploité, et promis à un extraordinaire développement ultérieur : la prise de conscience par un personnage de sa propre fictionnalité. Si les œuvres du passé ont été fécondes en métalepses (que l’on peut définir comme la rencontre paradoxale entre la sphère de la représentation et celle du représenté10), elles sont omniprésentes dans la culture contemporaine. On peut d’ailleurs se demander si le goût pour la métalepse généralisée ne se nourrit pas aussi, aujourd’hui, de la curiosité inquiète (réactivée actuellement par les prouesses de ChatGPT) à l’égard de l’auto-réflexivité simulée de l’intelligence artificielle.

7Se pencher sur l’année 1957 permet donc de mettre en évidence des tendances contradictoires, les unes s’efforçant de détruire sa domination, les autres élaborant sa réhabilitation à la lumière de théories, de figures et d’usages qui se sont développés jusqu’à aujourd’hui.

8J’évoquerai dans un premier temps quelques-unes de ces conceptions et de ces relations contemporaines au personnage, avant d’expliciter ma propre démarche qui consiste à envisager les personnages en tant que population.

Usages contemporains : le personnage est une personne

9Une des modalités les plus spectaculaires de la métalepse est de simuler la sortie du personnage du papier ou de l’écran. L’exemple canonique en est La Rose pourpre du Caire, (1985), de Woody Allen, où le héros d’un film traverse littéralement l’écran pour aller à la rencontre d’une spectatrice. Or, comme je vais le montrer, la métalepse est bien la figure emblématique de notre temps.

10La sortie ou l’extraction du personnage de son média, envisagée par Roland Barthes comme l’erreur par excellence à ne pas commettre11, a été, du point de vue critique, commencée par Thomas Pavel, dans un livre déjà cité12 :

Tiraillé entre deux sentiments contradictoires, le lecteur de ce paragraphe sait bien qu’à la différence du soleil, dont la réalité ne saurait bien entendu être mise en doute, M. Pickwick et avec lui la plupart des personnages et des états de choses décrits dans le roman de Dickens, n’existent et n’ont existé en dehors de ces pages. Néanmoins, l’aspect fictif de M. Pickwick une fois reconnu, les événements du roman sont vivement ressentis comme possédant une sorte de réalité qui leur est propre et qui permet au lecteur de s’associer, souvent sans réserve, aux aventures et réflexions des personnages13.

11Pour Thomas Pavel, l’immersion fictionnelle conduit naturellement et intuitivement à accorder au personnage une forme d’existence, sans que soit oubliée pour autant sa condition fictionnelle. Pavel balaie la hiérarchie aristotélicienne, lourde de conséquences, entre l’action (dont constitue l’essence de la tragédie) et l’éthos (les réflexions des personnages, leur morale, leur psychologie), qu’il considère comme accessoires14 : dans la perspective de Thomas Pavel, le lecteur embarqué s’associe « sans réserve aux aventures et réflexions des personnages ». Bien qu’informé sur les débats en cours dans le domaine de la philosophie analytique, qu’il a contribué à introduire dans les études littéraires, T. Pavel ne rentre pas dans la discussion sur le paradoxe de la fiction, c’est-à-dire la relation entre les émotions et le postulat de non-existence des personnages15. Il se contente de décrire et d’autoriser ce que l’on appelait alors « la lecture naïve ».

12Cette approbation inédite du plaisir de la fiction a coïncidé avec l’apparition de phénomènes massifs reposant sur de nouveaux usages du personnage. Certes, le déguisement en personnage fictionnel, l’adoption de noms de personnages par des personnes réelles ne sont pas nouveaux : entre le seizième et le dix-huitième siècle, des milliers d’abbés, de bourgeois et d’aristocrates se sont travestis en bourgeois de pastorale. À la fin du seizième siècle, dans la maison d’Este, à Ferrare, deux sœurs ont porté le nom de Marfise et de Bradamante, d’après les personnages du Roland furieux de l’Arioste. Mais le phénomène du cosplay, qui réunit plusieurs fois chaque année des centaines de milliers d’amateurs, qui se déguisent et imitent des personnages fictionnels, généralement empruntés au registre de la fantasy, est sans commune mesure.

13Toutes les pratiques actuelles prennent le contre-pied des injonctions des formalistes. Philippe Hamon moquait la tendance à juger les personnages, comme s’il s’agissait de personnes réelles. C’est pourtant devant un public nombreux, le 9 février 2020, dans un lieu aussi officiel que le Parlement de Bretagne, qu’a été instruit le procès fictif du personnage principal de la série culte La Casa de Papel (2017). Le héros de cette série, Sergio Maquina, dit « Le Professeur », est joué par Àlvaro Morte, qui s’est prêté au jeu16. On peut se demander ce qui pousse le public à se masser pour assister au procès d’un personnage. Approcher un acteur avec l’illusion qu’il s’agit du personnage ? Tester en groupe ses connaissances sur l’histoire, les raviver ? Prolonger par la discussion le plaisir de la fiction, juger le comportement des personnages, les évaluer du point de vue moral et politique17 ? Des chercheurs en neurosciences qui adoptent une perspective évolutionniste estiment que le goût pour les fictions, depuis des temps immémoriaux, serait lié aux discussions qu’elles suscitent, aux communautés que forment ceux qui les connaissent et en parlent18. Les fanclubs contemporains ne seraient que l’extension et la massification de ces pratiques ancestrales. Cependant, l’attention portée à notre propension à parler des personnages (en dehors des pratiques académiques et du travail de la critique) conduit parfois à oblitérer leur condition fictionnelle – en cela, les craintes des formalistes n’étaient pas totalement infondées. Selon les partisans du « Gossip theory », comme Blakey Vermeule, nous parlons des personnages exactement comme nous nous adonnons au commérage à propos de nos voisins, c’est le goût pour les histoires des autres qui nous attachent aux fictions19.

14Les personnages ne seraient-ils pas devenus proches, trop proches de nous ? Le mariage, en 2018, d’un japonais nommé Akihiro Kondo avec la chanteuse virtuelle Hitsune Miku20, au nom significatif (« voix du futur ») et dont les concerts sont suivis par des milliers de fans21, a fait la une de quelques journaux. Mais cette union est l’arbre qui cache la forêt. On évalue à 10 000 les Japonais et Japonaises qui se sont mariés avec des personnages virtuels. On trouve d’ailleurs, sur internet, un grand nombre de sites qui permettent de le faire. Ceux qui les animent incitent les prétendants potentiels à envisager leur conjoint fictionnel très sérieusement, comme si, explicitement, il s’agissait d’une personne réelle22.

15Les personnages, en effet, on les aime. Dans une enquête que j’ai réalisée, et dont je vais présenter quelques résultats, un très grand nombre de personnes interrogées ont évoqué leur amour pour tel ou tel personnage, alors qu’elles sont souvent beaucoup plus réticentes à nommer un personnage qu’elles auraient détesté.

La circulation des personnages : une enquête

16Je vais maintenant brièvement évoquer la circulation des personnages à partir d’une enquête, que j’ai réalisée avec une équipe de collègues de différents pays, entre avril 2020 et octobre 202323, à la fois par des entretiens individuels et en ligne, auprès d’environ 2 500 personnes (2 510 exactement24). Le panel des personnes interrogées est majoritairement, jeune, féminin et instruit25. Il leur était demandé de citer les cinq personnages qui leur venaient à l’esprit, de nommer celui qu’ils ou elles préféraient et celui qu’ils ou elles détestaient. Les personnes interrogées ont cité 13 293 personnages. Un certain nombre de questions étaient posées à propos de ces personnages, mais ce n’est pas ce qui va nous intéresser ici.

17L’enquête a été mondiale, mais le nombre des personnes interrogées est très inégal selon les pays. Le nombre des Malgaches et des Russes ayant participé à l’enquête dépassent 300, celui des Français et des Américains se situe entre 200 et 300. En Israël, au Sénégal, en Chine, en Tunisie et en Irak, entre 120 et 180 personnages ont été interrogées. Les panels argentin, japonais et italien sont à peine supérieurs 100. Le Canada (14 personnes), La Grande-Bretagne (21), la Colombie (33) et la diaspora tibétaine en Inde (61) fournissent les plus petits contingents26. En tout, ce sont des personnes de 17 pays qui ont contribué à l’enquête27.

18Naturellement les conditions d’accès à la culture (livresque, télévisuelle, internet) de ces personnes ne sont pas du tout les mêmes. L’accès à internet, notamment, est très différent au Sénégal et au Japon par exemple. Une des conséquences, peut-être contre-intuitive, de ces inégalités, est que plus un pays est pauvre, plus les résultats sont littéraires, car dépendants des programmes scolaires.

19Je me contenterai de quelques remarques à propos de la circulation des personnages entre ces pays.

20La première remarque qui s’impose est que la petite poignée de personnages cités le plus souvent sont anglo-saxons, dans une moindre mesure, français, russes et japonais. Les quinze personnages les plus cités au monde sont, dans l’ordre, Harry Potter, Spiderman, Sherlock Holmes, Emma Bovary, Batman, Hermione Granger, Jean Valjean, Naruto, Meursault, Elizabeth Benet, Cendrillon, Iron Man, le Petit prince, Superman, Rodion Raskolnikov : soit 9 personnages anglo-saxons28, quatre Français, un Japonais et un Russe29. Harry Potter et Spiderman sont quasiment cités dans tous les pays, même ceux qui ont fourni les contingents les plus réduits30. Mais il ne faut pas croire que ces personnages mondialement connus sont surtout plébiscités par les lecteurs et les spectateurs des pays d’origine de l’œuvre à laquelle ils appartiennent. Naruto, par exemple, est cité dans 15 pays différents (20 fois en France, 13 fois à Madagascar), mais non au Japon où il a vu le jour. Pourtant, les étudiantes japonaises qui ont répondu à cette enquête ont choisi très majoritairement des personnages japonais31, surtout issus de mangas et d’animés. Mais Naruto, apparu dans une série de mangas publiée au Japon entre 1990 et 2014, est peut-être trop ancien pour ses jeunes compatriotes. Quant à Meursault et Jean Valjean, leur performance ne tient nullement à la faveur du public français : Meursault, cité trois fois seulement par des Français, l’est 19 fois en Irak et 17 fois au Sénégal. Jean Valjean, cité 6 fois en France, l’est 35 fois en Irak. Emma Bovary, en revanche citée dans 12 pays différents, est plébiscitée en France, où elle est citée 21 fois, mais à peu près autant qu’au Sénégal (20 fois).

21Cela ne veut pas dire que certains personnages ne soient connus, rappelés et cités uniquement par les ressortissants du pays d’origine de l’œuvre dont ils sont issus. C’est le cas des personnages préférés par les personnes interrogées en Chine, à Madagascar, au Sénégal et au BrésiL. Sun Wunkong, le roi singe, héros de La Pérégrination vers l’Ouest, grand roman de la fin du XVIe siècle, décliné en Chine dans d’innombrables films, séries télévisées et bandes dessinées, n’est pas cité moins de 42 fois, mais uniquement par des Chinois. Rajao (un personnage comique de télévision) est cité 21 fois, exclusivement à Madagascar. Ramatoulaye Faye (Une si longue lettre, de Mariama Bâ, 1979), est citée 20 fois, seulement au Sénégal. Au Brésil, les personnes interrogées ont souvent mentionné Capitu et Mônica, héroïnes d’un roman du dix-neuvième siècle (Don Casmurro de Machado de Assis, 1899) ainsi que d’une série télévisée récente et d’une bande dessinée (Turma da Mônica, de Mauricio de Sousa dans les années 1970). Ces personnages, en tête des personnages cités dans leur pays, ne sont pas connus à l’extérieur des frontières de celui-ci.

22Les pays exportateurs de personnages sont les États-Unis, qui fournissent 31 % des personnages cités, suivis de la Grande-Bretagne (13,9 %), de la France (11,6 %), du Japon (10 %) et de la Russie (3,9 %). L’Égypte, où l’enquête n’a pas été conduite, est cependant exportatrice de personnages dans le monde arabe (elle fournit 140 des personnages, soit 1,1 %, qui sont cités exclusivement en Tunisie et en Irak). L’Espagne n’exporte que Don Quichotte, cité dans 6 pays différents, mais surtout en Argentine (12 fois), en Italie et au Brésil (7 fois32), et les personnages de la Casa de Papel, déjà citée (Tokyo, personnage de cette série est citée 11 fois dans 6 pays différents33). Tous les autres pays (pris en considération dans l’enquête) sont importateurs de personnages et n’en exportent aucun, ou de façon limitée. C’est le cas de l’Italie, où les personnes interrogées ont cité 33 % de personnages américains, 21,4 % de personnages anglais, et seulement 14 % de personnages italiens. L’Italie exporte modestement Pinocchio (cité 23 fois dans 6 pays différents), et 4 personnages différents du roman d’Elena Ferrante, L’Amie Prodigieuse (cités 27 fois dans 7 pays différents, 8 si on compte séparément le petit contingent de la Polynésie française). Quant à Modesta Brandiforti, héroïne de L’Art de la Joie de Goliarda Sapienza, elle est citée trois fois en Italie et trois fois en France.

23De plus, la France, le Royaume Uni et la Russie fournissent la quasi-totalité du corpus ancien, majoritairement issu du dix-neuvième siècle, à quoi s’ajoutent quelques personnages du seizième et du dix-septième siècle, tous français : Gargantua, Phèdre et Rodrigue. Ces personnages ne sont d’ailleurs pas cités en France, mais dans d’anciennes colonies françaises où les personnes interrogées se sont beaucoup appuyées sur les programmes scolaires. En France, la part des personnages littéraires et romanesques du dix-neuvième siècle (Emma Bovary, Jean Valjean, Julien Sorel) augmente si l’on réduit le panel aux personnes de plus de 45 ans, ce qui est aussi vrai des personnages russes les plus cités (Raskolnikov, Anna Karénine, Pétchorine).

24À part Tom Sawyer et Achab (Moby Dick), les États-Unis ne fournissent que des personnages contemporains, avec une représentation forte de l’univers de Marvel et DC Comics. Dans le peloton de tête des personnages les plus cités dans tous les pays, on trouve Spiderman, Iron man, Superman, Batman, Wonder Woman. Les univers du Seigneur des anneaux (Frodo Baggins, Gandal, Bilbo Baggins, Aragorn), de Game of Thrones, de Star Wars (Luke Skywalker) et de Disney (Mickey, Cendrillon, Barbie) sont également bien représentés.

25Les personnages japonais qui irradient dans le monde sont exclusivement des personnages de manga et d’anime, avec Naruto, Capitaine Conan (le plus cité au Japon), Luffy, le héros du manga One piece plébiscité par les plus jeunes, Eren Jäger, protagoniste du manga L’Attaque des Titans.

26Lorsque les personnes interrogées ne placent pas en tête un personnage d’une œuvre nationale, il s’agit toujours de Harry Potter (qui arrive aussi en tête aux États-Unis) : c’est le cas pour les panels israélien, italien et russe. En France, il devance Emma Bovary d’une seule voix. Il arrive en seconde position en Chine, avec 17 voix, mais loin derrière Sun Wunkong (41 voix). Au Sénégal, avec 20 voix chacune Ramatoulaye Faye et Emma Bovary arrivent à égalité, Harry Potter est loin derrière.

27Les pays qui placent Harry Potter en tête sont les plus mondialisés. Les pays où Harry Potter est le moins cité (mois de 10 fois), sont le Sénégal, le Japon, La Tunisie, Madagascar, l’Irak34. Ces pays ne sont jamais (à part le Japon), exportateurs de personnages.

28Le Japon est en effet un cas à part. La politique d’exportation de mangas et d’anime, à partir des années 1980, a porté ses fruits. La préférence marquée du panel japonais pour des personnages nationaux n’empêche pas le Japon d’exporter des personnages : si pour l’ensemble des personnes interrogées, les personnages japonais représentent 10 % de ceux qu’ils citent, pour les moins de 25 ans, ils sont 15,5 %. Pour les plus de 50 ans, la proportion de personnages japonais tombe à 1,7 %. La progression est spectaculaire.

29Malgré les limites inhérentes à ce type d’enquête (le nombre des personnes interrogées est somme toute réduit, et elles sont globalement plus diplômées que la population générale), celle-ci permet de dessiner les contours d’une mondialisation de l’imaginaire très inégale. Les migrations de personnages ne dépendent pas seulement de leur charme personnel, mais aussi de circonstances économiques et politiques diverses. Les personnages qui voyagent sont tous issus de pays riches : américains, européens et japonais. Le canon littéraire du dix-neuvième et du vingtième siècle est presque uniquement porté par l’Europe (Angleterre comprise) et la Russie. Ces personnages livresques traditionnels participent de la mondialisation culturelle, surtout quand ils sont déclinés sur différents supports et médias. Cependant, la dynamique n’est certainement pas de leur côté. Enfin, il existe assurément d’autres courants de circulation (comme le suggèrent les personnages égyptiens cités dans le monde arabe, ceux des séries télévisées brésiliennes ou mexicaines quelquefois mentionnés au Sénégal) que je n’ai pas pu approfondir dans ce cadre.

Les styles démographiques des populations fictionnelles

30L’enquête sur la mémoire des personnages fictionnels a permis d’envisager les personnages comme une population en mouvement (de façon inégale, comme on l’a vu).

31Mais il est une autre façon d’analyser les personnages comme population35 : en examiner la composition dans un certain nombre d’artefacts fictionnels36. Plus exactement, en ce qui me concerne, il s’est agi de compter les personnages, nommés et non nommés, ainsi que le nombre d’occurrences de leur nom, dans 152 romans français et anglais de la première moitié du XIXe siècle. Ces romans ont été choisis parce qu’ils étaient les best-sellers de leur temps ou faisaient partie de ce qui est aujourd’hui considéré comme le canon. Tous les renseignements disponibles sur ces personnages (au nombre de 12 439 pour les personnages nommés), à propos de leur genre, leur âge, leur statut matrimonial, leurs titres de noblesse, leur ethnie, leur religion, leur mort éventuelle et sa cause, leur statut social et ses évolutions, ont été relevés et consignés dans une base de données. J’ai aussi comparé ces données sur les personnages à celles concernant les populations réelles, françaises et anglaises, grâce aux premiers recensements démographiques détaillés qui datent justement de la moitié du dix-neuvième siècle dans les deux pays. Mais le propos de cet article ne porte pas sur la comparaison entre populations réelles et personnages fictionnels.

32La perspective de ce projet, intitulé « La démographie des personnages », est inverse par rapport à l’enquête : alors que l’étude de réception met en évidence le goût pour les héros, et même les super-héros, ce projet-ci prend en considération la totalité des personnages, avec un intérêt particulier pour les anonymes, les groupes et les foules. Ceux-ci ne sont d’ailleurs jamais mémorisés par aucun lecteur. C’est donc un travail qui ne repose en aucun cas sur la réception, mais sur une analyse statistique portant sur la totalité des personnages d’un certain nombre de romans.

33Je me contenterai d’exposer quelques résultats de ce travail afin de suggérer l’intérêt de cette démarche pour les études littéraires.

34Tout d’abord, le comptage a permis de dégager des évolutions incontestables. Entre le début et le milieu du dix-neuvième siècle, l’augmentation du nombre de personnages par roman est patente. On passe d’une moyenne de 30 personnages par roman à celle de 61. Les romans sont aussi beaucoup plus longs mais il faut souligner que le nombre de personnages n’est pas forcément corrélé à la longueur des romans : Corinne de Mme De Staël est un roman très long comprenant peu de personnages nommés. Au contraire, La Rabouilleuse de Balzac est un roman assez court où les personnages sont très nombreux. Le deuxième résultat majeur qui est apparu est que les femmes auteurs, dans la période considérée, écrivaient des romans beaucoup moins peuplés que ceux des hommes, même lorsqu’il s’agissait de romans historiques, qui contiennent généralement plus de personnages que les romans sentimentaux. Cependant, celles qui ont les carrières les plus longues produisent, au milieu du siècle, des romans plus denses, en termes de population fictionnelle, qu’au début de leur carrière, ce qui montre qu’elles suivent le goût du jour. On peut aussi signaler que les best-sellers sont généralement plus peuplés que les autres romans. Enfin, les romans anglais contiennent aussi plus de personnages que les romans français.

35Enfin, cette analyse permet de mettre au jour ce que j’ai appelé des « styles démographiques ». J’entends par ces termes la façon pour un auteur de peupler un roman, en prenant en compte le volume de la population, sa répartition entre personnes nommées et non nommées, la présence de groupes et de foules, nombrés ou non. On peut aussi s’attacher à d’autres critères, comme la répartition genrée et le taux de complétude, c’est-à-dire le nombre d’informations données sur les personnages. Certains auteurs ont un style démographique très repérable et très constant (notamment Jane Austen, Stendhal, Balzac, George Sand), d’autres, sans avoir un style homogène, ont, soit un trait commun à tous leurs romans, soit plusieurs romans similaires du point de vue de la population (Walter Scott, Eugène Sue, Alexandre Dumas). Enfin, les romans de certains auteurs, plus rares, ne présentent aucune homogénéité quant à leur style démographique (c’est le cas pour l’œuvre de Trollope).

36Or il est possible, non seulement d’élaborer une typologie de ces styles, mais aussi de les visualiser grâce à une modélisation informatique.

37Le programme mis au point par Aurélien Maignant, de l’Université de Lausanne, à partir de la base de données que j’ai réalisée, permet d’afficher la population d’un ou de plusieurs romans afin de les comparer. Prenons l’exemple de La Rabouilleuse, de Balzac :

img-1-small450.png

38Chaque bille représente un personnage. La taille de chaque bille, à partir du cercle zéro, représente le nombre d’occurrences du nom de ce personnage dans le roman. Plus une bille est grande, plus elle est haute.

39Le premier cercle (-600), représente les foules, c’est-à-dire un groupe de plus de 200 personnages. Lorsque cette foule est nombrée (par exemple, 600 soldats), cela correspond à autant de billes (600). Si la foule n’est pas nombrée, on l’évalue plus ou moins (entre 200 et 1 000).

40Le défaut de cette visualisation est qu’on ne peut apprécier la densité des foules que par l’épaisseur et la couleur foncée du cercle.

41Cela est aussi vrai pour le second cercle (-400), qui représente les groupes d’anonymes, entre 5 et 200 personnages. Comme précédemment, s’il s’agit de 30 religieuses, 30 billes s’affichent ; s’il s’agit d’un groupe dont le nombre n’est pas spécifié, on l’évalue.

42Le troisième cercle (-200) représente les anonymes individuels, entre 1 et 4.

43Le second cercle (0), permet de figurer les personnages qui ne sont nommés qu’une ou deux fois.

44Les personnages (nommés) sont ensuite situés, aléatoirement sur les cercles, mais à une hauteur et d’une dimension proportionnelles à leur nombre d’occurrences.

45Pour définir un style démographique, ont été prises en compte trois variables essentielles.

46La première est la structure de la population de premier niveau (les personnages les plus cités). Elle permet de distinguer les romans :

  • que l’on a appelés « choraux », qui comportent un cercle premier dense, dont aucun héros ne se détache vraiment ;

  • « hérocentrés », comportant au maximum deux héros très repérables par la hauteur et la dimension de la bille qui les représente, ainsi qu’un cercle secondaire peu fourni (moins de 5 personnages) ;

  • et enfin les « hérocentrés choraux » qui comportent un cercle premier d’un ou deux personnages, et un cercle secondaire plus dense de plus de 5 personnages.

47La seconde variable est la répartition de l’attention narrative : la structure est haute si l’attention se concentre sur quelques personnages de façon disproportionnée (c’est le cas de Corinne de Mme de Staël). Elle est basse si elle est répartie de façon plus égalitaire (c’est le cas de Madame Bovary).

48Enfin, la troisième variable essentielle est la densité, qui prend en compte le volume de la population globale. On distingue les romans denses (Les Misérables) et clairsemés (Eugène d’Adélaïde de Souza).

49On peut aussi prendre en considération des variables accessoires, comme le nombre de personnages nommés une ou deux fois, qui témoigne de la volonté de nommer des personnages qui seraient normalement considérés comme des anonymes (c’est le cas dans Notre-Dame de Paris). La présence et la densité des foules peuvent aussi entrer en considération.

50À partir de ces variables, on peut définir trois types démographiques : en constellation, en ruban et en couronne.

51Les constellations ont pour caractéristique principale d’avoir une population clairsemée, peu dense. C’est le cas d’à peu près 40 romans dans le corpus, dont 30 ont été écrits par des femmes. Les foules et les personnages anonymes y sont absents ou peu nombreux, les cercles de personnages nommés sont également peu fournis. Parmi ces structures peu denses, on peut distinguer celles qui sont chorales (c’est-à-dire qu’aucun héros ne se détache) et celles qui sont hérocentrées, où un ou deux personnages se détachent nettement. Ces structures hérocentrées peuvent à leur tour être hautes ou basses, selon l’écart entre les héros et les autres personnages.

52Le graphique ci-dessous représente le style démographique de Claire d’Albe de Sophie Cotton (1798), qui peut se définir comme une constellation hérocentrée basse : les personnages y sont peu nombreux, et si un personnage se détache (il s’agit de l’héroïne éponyme), sa distance par rapport aux autres personnages est réduite. Ce roman ne comporte pas de foule ni de groupes importants.

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53Le deuxième style démographique est celui en « ruban », qui se caractérise par une population dense, comprenant des foules et un grand nombre de personnages anonymes. On peut encore distinguer les rubans à structure chorale haute (Corinne de Mme de Staël), ou basse (c’est le cas des Paysans de Balzac, ou du Voyage en Icarie de Cabet). La population du roman utopique de Cabet est unique par la densité extrême des foules et de la population anonymes qu’il contient. Les personnages nommés sont en petit nombre et aucun héros ne se détache.

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54Les rubans à structure hérocentrée basse caractérisent la plupart des romans de Balzac, par exemple Eugénie Grandet, ainsi que Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Enfin plusieurs romans d’Alexandre Dumas, comme La Tulipe noire, ont un style démographique en rubans à structure hérocentrée haute. Les rubans hérocentrés hauts et très denses sont souvent difficiles à distinguer des couronnes.

55Le troisième style démographique, en « couronne », est caractérisé par des structures hautes et denses. Il s’agit de romans abondamment peuplés, par quantité d’anonymes et de personnages nommés distribués en cercles fournis de personnages primaires, secondaires et tertiaires. L’attention narrative est répartie entre les personnages de façon très proportionnelle. Ces structures complexes sont celles de plusieurs romans de Charles Dickens, d’Eugène Sue, des Misérables de Victor Hugo, de Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac. Ces couronnes peuvent être hérocentrées (Les Misérables de Victor Hugo) ou chorales.

56Le Vicomte de Bragelonne d’Alexandre Dumas (1850) présente une structure chorale remarquablement riche et équilibrée, comprenant plusieurs héros d’égale importance, et des cercles de nombreux personnages secondaires occupant un espace narratif de dimension variable :

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57Cette visualisation peut naturellement être améliorée (en permettant de distinguer, par exemple, les personnages féminins et masculins, ou selon leur catégorie sociale, ou encore, selon leur mortalité). Mais elle permet déjà de distinguer des styles démographiques bien différents, de caractériser la plupart des romans féminins de cette époque (toujours hérocentrés, presque toujours en constellation et exceptionnellement en ruban, jamais en couronne).

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58Pour conclure, j’espère avoir montré que le domaine des études sur les personnages était actuellement en pleine effervescence. Il se développe dans des directions qui contredisent frontalement les fondamentaux de l’approche formaliste.

59À l’École Normale Supérieure, Thomas Conrard a développé en 2022 et 2023 un projet sur « La psychologie des personnages ». À Coimbra, Carlos Reis a organisé en juin 2023 un colloque sur l’« after-life » des personnages (c’est-à-dire les reprises, les adaptations, la transfictionnalité, la mémoire des personnages), en prenant acte de la propension à les extraire de leur œuvre et de leur média d’origine.

60Je m’efforce de collaborer à ce renouvellement de trois façons.

61Mon premier objectif est de mener une analyse diachronique des usages, des manières dont on utilise les personnages, dont on les pense, et, selon les lieux et les époques, comment on s’ingénie à vivre avec eux.

62Le second est de donner un aperçu de l’imaginaire mondial, à travers les personnages qui habitent les pensées des hommes et des femmes d’aujourd’hui, en prenant en considération leurs différences d’âge et de culture. Il s’agit d’éclairer ce qui favorise la circulation des personnages (l’histoire coloniale, la puissance économique des entreprises de divertissement et des franchises, les institutions, les déclinaisons intermédiales), ce qui prolonge leur mémoire ou, au contraire, l’éteint. Le site qui permet de visualiser les données de l’enquête sera prochainement en accès libre et un livre collectif livrera bientôt ces résultats et leur interprétation.

63Enfin, la démographie des personnages vise à contribuer à l’histoire du roman et à la compréhension des textes par l’analyse des personnages en tant que population. La notion de style démographique, théorisée par moi depuis plusieurs années, a pris un tour complètement nouveau grâce à la modélisation informatique. Celle-ci a été l’outil de la découverte. Dans l’enquête sur la mémoire des personnages, l’informatique aide à visualiser des résultats, dans la démographie des personnages, il les produit. Mon intention (dont la réalisation dépend de la collaboration interdisciplinaire avec des spécialistes en humanités numériques) est de mettre à disposition des chercheurs une application qui permettrait à n’importe qui (ayant préalablement compté les personnages de l’œuvre à analyser) de visualiser le style démographique de celle-ci.

64On parle donc encore du personnage, soixante-six ans après que Robbe-Grillet en a déclaré l’obsolescence. C’est sans doute parce que le personnage n’est ni un fil, ni une fonction, mais une personne dotée d’une existence fictionnelle dont on n’a pas fini, de la statue de Pygmalion à ChatGPT, de vouloir mêler à la nôtre.