La Bibliothèque Warburg, laboratoire de pensée intermédiale
1K.B.W. La bibliothèque Warburg, laboratoire de pensée intermédiale est un ouvrage qui fera date dans les études warburgiennes, tout spécialement en français. Philippe Despoix livre là une somme savante qui devrait permettre au lecteur de se doter d’une vision renouvelée de cet auteur décisif. Alors que des configurations comme « l’Atlas », que des syntagmes comme « formule de pathos » et « survivance de l’antique » sont devenus en quelque sorte un bien commun, si commun que ce qui en est fait ou dit ne s’embarrasse souvent ni de rigueur conceptuelle ni de souci philologique, cet ouvrage propose de reconstruire nos évidences : par sa méthode, intermédiale, par son matériau, au plus près des archives, et par son souci de saisir le projet de Warburg par et dans la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg, un laboratoire qui ne saurait se réduire à la personnalité, aussi impressionnante soit-elle, de son fondateur.
2Le fil rouge est donc ce que Despoix appelle « la congruence intermédiale ». L’intermédialité, au sens de ce que l’école de Montréal a proposé, notamment dans la revue intitulée Intermédialités. Histoire des théories des arts, des lettres et des techniques. Elle s’inspire du dispositif foucaldien et de sa dimension archéologique mais le déplace, se proposant de saisir non un concept seul mais des procédures de questionnements, des pratiques, des institutions, non un medium seul mais des mediums en combinaison réciproque, non une technique seule mais les gestes qu’elle permet, induit et renouvelle (p. 8). C’est pourquoi l’ouvrage est construit autour de verbes clés (comme le fait d’ailleurs la revue Intermédialités) qui constituent autant de chapitres : reproduire, dénommer, cartographier, projeter, construire, exposer. Tous convergent vers une analyse approfondie, nous y reviendrons, du projet Mnemosyne. Il y a donc une prise de position sur le projet warburgien : loin de rabattre Warburg sur un hypothétique iconic turn, le livre récuse de faire de l’image son paradigme exclusif (p. 13). La congruence intermédiale désenclave la KBW, et par là-même désenclave le projet de l’Atlas du seul problème de l’image, tout simplement parce que l’image n’y est jamais seule, jamais isolée du mot, jamais isolée non plus de ce qui la rend signifiante, à savoir des techniques et des stratégies qui rendent visible pour nous ce qui reste sinon en-deçà de notre seuil de vigilance. La bibliothèque et la photothèque se pensent ensemble et pensent un même problème, elles ne se juxtaposent pas mais s’articulent l’une à l’autre, elles sont les conditions de possibilités techniques et matérielles de stratégies non narratives comme la projection, la sériation, l’exposition etc.
Inter-médiation et re-médiations
3Comme le montre la liste des verbes-chapitres, monter les images n’est pas au cœur du laboratoire KBW, ce qui engage une discussion avec une partie de la réception de cet auteur. Son travail ne réside pas tant dans le montage, ni dans le télescopage agencé d’images tirées d’époques et de supports hétérogènes, mais bien plutôt dans « l’hétérotopie d’un espace de pensée intermédial » (p. 13). Que faut-il entendre par là ? La KBW étant « machine à penser », selon l’expression de Carlo Ginzburg reprise en exergue de l’ouvrage, Despoix affirme ici que ce qui porte Warburg est une « iconologie historique » (expression de Warburg citée p. 96) à l’ère de la modernité technique, sans frontières disciplinaires, sans herméneutique des œuvres (ce que feront plutôt Panofsky et Saxl). L’hétérotopie de la KBW, comme institution et comme problème, est un lieu autre, un laboratoire, une machine qui pense, car exposer, projeter, sérier, imprimer, photographier sont autant d’opérations techniques qui changent le rapport à l’image, car elles changent son seuil de visibilité comme image.
4C’est pourquoi la KBW ne cesse de produire des « re-médiations », un terme qui condense le travail intermédial warburgien. L’inter-médiation suppose une re-médiation car le matériau même doit être construit, il ne se donne pas d’emblée, immédiatement, mais il s’élabore et s’élabore de manière précise et technique, de manière érudite et jamais spontanée. La remédiation est un devenir technique de l’image qui permet précisément de poser, comme le fait Warburg, une anthropologie de la transmission visuelle qui n’est ni un assemblage d’images prélevées dans le monde des images, ni une énergétique des images qui présupposerait le dynamisme à démontrer, mais un travail, une élaboration progressive dont le sens surgit dans et par la re-médiation elle-même. « Formules d'affect » (Pathosformel), « vie posthume » (Nachleben), « migration des images » (Bilderwanderung), sont des « concepts-dispositifs » comme Despoix les nomme, car il ne s’agit pas pour Warburg de les illustrer une fois posés, de se demander par exemple en quoi telle image est plus pathique qu’une autre, en quoi certains traits persistent plus que d’autres, mais au contraire de construire la persistance, de construire l’énergétique.
5Pour que cela « se voit », pour que l’hypothèse warburgienne de la rémanence de formes visuelles s’établisse, il faut donc la photographie. Photographier, à savoir reproduire ce qui fut produit, sélectionner, découper, sérier, toutes ces opérations qui vont permettre de visualiser ce qui échappe à la démonstration purement narrative, font partie de cette modernité de l’iconologie. Mais dire les choses ainsi, ce serait encore se contenter de faire de la photographie un moyen pour une fin. La proposition du livre va plus loin : la photographie re-médie, car elle fait basculer dans le medium photographique ce qui ne lui appartient pas d’emblée (tableau, bas-relief, etc.), elle permet une manipulation des images reproduites impossibles par le dessin, la lithographie ou le livre, elle permet des projections, des agencements. Ce devenir photographique des supports les plus divers, y compris la photographie elle-même, met à distance, décontextualise, mais aussi médiatise, met en relation, installe des équivalences. La photographie crée des seuils de visibilité impossibles sans elle. S’appuyant ici sur Cassirer, dont l’apport est réévalué tout au long du texte, l’image, par la re-médiation, manifeste l’energeia à l’œuvre, bien plus que l’ergon. Cette anthropologie implique donc une « translatio plurimédiale sur la longue durée » (p. 96), à savoir, selon la polysémie même de translatio, une traduction, un déplacement, un transfert, selon des supports divers, des textes, des bas-reliefs, des tableaux, tous photographiés. La photographie est la condition de possibilité de l’enquête car elle permet des opérations, qui elles-mêmes font advenir à la visibilité la condensation visuelle rémanente au cœur de l’enquête.
6Le travail ici présenté s’étant constitué à même les archives de la KBW, les analyses proposées présentent un matériau souvent non publié, complexe à lire, exigeant une redoutable patience philologique. Mais une fois assumé, il devient possible de suivre, par emboîtement ou déplacement progressif, l’évolution intermédiale elle-même. Ce que ce compte-rendu ne pourra restituer qu’à grands traits, est à notre sens un des apports décisifs de l’ouvrage. Il montre comment la KBW fait évoluer sa conceptualisation en approfondissant sa propre intermédialité, dépliant avec toujours plus de précision et d’innovation la re-médiation : la conférence-projection de 1905, la cartographie et la sériation qu’impose le problème Saturne, la projection dramaturgique et énergétique des photographies lors de la conférence de Kreuzlingen sur le serpent dont on ne retient souvent que le texte, l’extension quantitative et qualitative du procédé de projections à des panneaux juxtaposés autour d’Ovide et de Bruno, inséparable de la réorganisation de la photothèque dans un ordre semblable à celui de la bibliothèque, et enfin l’Atlas Mnemosyne, qui accentue à ce point les techniques de Darstellung que la KBW prend congé d’une histoire de l’art et de la culture discursive. Ceci renforce ce qui était dit plus haut : loin d’être auto-suffisante, ce n’est pas l’image qui s’autonomise, c’est l’intermédialité qui permet de réfuter le format livre pour un espace d’exposition et de visualisation.
L'opérateur intermédial comme apostrophè
7Partant de ce qu’il nomme « l’image-zéro », cette photographie d’une femme pueblo en 1896 qui fuit le regard de Warburg alors qu’il la photographie et engage la découverte de la nymphe comme « formule de pathos », Despoix montre que l’apparition de ce « concept-dispositif » en 1905 est au croisement de trois techniques, et donc en ce sens se comprend comme un « opérateur intermédial », et aucunement comme un thème de recherche. La ninfa n’est pas un thème, c’est une opération : elle présuppose une méthode photographique où s’immobilise en un instant un mouvement de retrait en torsion telle une apostrophè, une technique linguistique tirée de Hermann Osthoff qui fait du supplétif dans les langues indo-européennes une « formule » archaïque du langage que Warburg transpose en formule pathique du geste, et deux sources imprimées, l’une anonyme et l’autre de Dürer montrant, lors de la mort d’Orphée, une posture gestuelle pathique exacerbée, où ce qui importe n’est pas Orphée mais la posture. Inaugurant le procédé fameux de la conférence-projection, Warburg use de la mise en série des images pour produire la visibilité de la formule pathique, jointe à son exposé oral et à la distribution aux auditeurs d’un porte-folio de reproductions. Le terme de re-production entend montrer comment Warburg produit et re-médie une formule d’affect en rendant visible la chaine de transmission qui assure sa rémanence. La traduction du terme « Nachleben » par « vie posthume » (p. 86) et non « survivance » souligne clairement que la persistance dans le temps suppose la mort cultuelle des divinités antiques pour que s’opère un réinvestissement énergétique, assurant leur postérité fantomatique.
Construire des voisinages : la bibliothèque comme dispositif
8Dénommer la bibliothèque participe du projet global de Warburg, ce que le chapitre 2 explore en s’interrogeant sur le terme essentiel de « kulturwissenschaftlich », qui sera privilégié sur le terme bien plus burckhardtien de « kulturgeschichtlich ». Despoix montre la lecture serrée de Max Weber par Warburg, notamment Éthique protestante et esprit du capitalisme, qui est sans conteste un des éléments matriciels de son essai sur Sasseti et une manière d’autobiographie de son propre parcours, fils de banquier inventant une « discipline sans nom », selon le mot de Robert Klein. L’action très réfléchie sur le nom de la KBW, manifeste l’intrication essentielle entre le projet intellectuel et la constitution d’une bibliothèque, sans laquelle rien n’aurait été possible, à commencer par le franchissement des cloisons disciplinaires qu’il requiert. Assumer la part de « Kulturwissenschaft » du projet warburgien, c’est donc l’insérer dans l’émergence des sciences de son temps, c’est aussi insister sur la démarche d’Aufklärer de la déraison que Warburg s’est attribuée. À la fois délibérément privée et en même temps tout aussi résolument publique au fil des ans (sur impulsion de Saxl lorsque que Warburg est à Kreuzlingen), la bibliothèque est un dispositif où le savant objective et projette chacun dans un travail collectif constant. Ce chapitre a pour écho le chapitre 5 « construire des espaces de voisinage » car le lieu très particulier de la KBW, qui rassemblera des personnalités intellectuelles aussi fortes que Cassirer, Saxl, Bing, Panofsky, Klibansky, Wind institutionnalise une recherche inédite, construit des voisinages de livres et de personnes comme autant de rayonnages inédits et de projets théoriques en résonnance. Ce milieu juif de Hambourg, soutenant la création de l’université, retourne l’ostracisme antisémite universitaire dans un espace là aussi hétérotopique, nouant des relations intenses avec le monde scientifique européen. Warburg travaille de manière fondamentalement dialogique, ce que prouvent le Tagebuch écrit à six mains avec Saxl et Bing, le dialogue avec Cassirer qui n’est pas un néo-kantien insensible au symptôme mais un grand penseur de la fonction mythique de la culture et de la Renaissance, le travail de Panofsky et de Saxl autour de Saturne, porté ensuite par Klibansky.
Cartes de migrations
9Alors que l’Atlas résume trop souvent à lui seul le projet de Warburg, le chapitre 3 « cartographier et mettre en série » s’intéresse à ce que Despoix considère comme une invention majeure de la KBW, les cartes des migrations (Wanderkarten). Apparues dès 1908 dans le travail de Warburg, elles re-déploient en les topographiant « l’itinéraire des superlatifs du langage gestuel en migration » (Warburg, « Dürer und die italienische Antique » 1906) et la fonction de transmission des transpositions médiales, que le néologisme « véhicules d’images » (Bilderfahrzeuge) de 1922 cristallise : imago de cire, tapisserie, relief antique, vase peint... La vie posthume (Nachleben) prend alors tout son sens, par transpositions successives, sensibles dans l’organisation même de la KBW : la photothèque est ainsi organisée non de manière thématique mais par topographie et par medium, telles « sculptures florentines », « peintures ombriennes », donc selon le lieu et la technique d’origine (p. 89). Ce n’est que plus tard qu’elle sera encore ré-organisée selon une topologie parallèle à celle des documents textuels (soit : image – orientation et image – mot et image – action et image). Les cartes exhibent la translatio des supports, construisent la migration des images astrales, le problème Saturne, sa faux et son serpent, au-delà des frontières nationales, offrant en une coupe simultanée cette translatio plurimédiale de longue durée évoquée plus haut, culminant dans la Mélancholia de Dürer. La conception dynamique du symbole ici engagée dans la relation mot et image, son travail de la métonymie par découpes et emprunts, engage la KBW vers un laboratoire d’histoire culturelle des images. Ce laboratorium, selon l’expression même de Warburg, ne vise pas une relation métaphorique mais performative de l’image au texte. Ces cartes trouveront une place cruciale dans le projet de l’Atlas, à la fois méthode, opération médiale et objet de connaissance, alliant la double fonction de sérialiser et de faire voir migrations et transferts historiques.
Projections, exposition, sériations
10Le chapitre 4 « projeter » revient sur ce qui n’est en fait pas un acquis si simple du legs Warburg : une anthropologie de et par l’image photographique (p. 129), un legs qui impose de revenir aux modalités pratiques de la projection de diapositives. Despoix reprend à nouveaux frais le fameux épisode de la conférence de Kreuzlingen, Le Rituel du serpent, texte le plus cité alors qu’il ne devait pas être édité, mais surtout un texte qui ne rend pas compte de la conférence elle-même, telle que Warburg l’a conçue. La présentation d’avril 1923 est bien une conférence-projection et non une conférence illustrée, la valorisation heuristique et non documentaire de la photographie y est déterminante, permettant de traiter l’image dans la double dimension de l’affect et de la logique symbolique. Il n’est quasi jamais question de cette projection pourtant conservée dans les archives, Despoix la restitue patiemment, partant des images projetées et non du texte publié de manière posthume en 1939 afin de rendre les modalités de sériation des clichés choisis dans un ordre précis par Warburg. Ce qui apparait alors, sans que nous puissions ici tout en exposer, c’est une double démarche. La sérialisation des clichés est dynamique, exposant le serpent selon des lieux et des supports variés et selon des verbes de mouvement, afin de manifester visuellement l’espace entre les cultures et le retour du paganisme ancien dans la culture contemporaine. Cette sérialisation est aussi un travail sur la phobie même de Warburg, fonctionnant comme une réparation et une auto-libération (p. 166), dans une logique visuelle qui passe du Laocoon à Asclepios puis Moïse à travers la parole du conférencier, la photographie se faisant pharmakon. Ce chapitre permet de clarifier ce que Warburg entend par « espace intermédiaire » (Zwischenraum), traduction que Despoix préfère à « intervalle ». Cette conférence-projection est un maillon essentiel vers la juxtaposition spatiale de reproductions sur de grands panneaux, la performance de la projection à Kreuzlingen opérant une médiation entre l’archive de la KBW et l’exposition des modalités de transferts pathiques de Mnemosyne. L’oralité de la conférence est partie prenante du processus qui engage l’œil et la main, l’intermédialité habitant aussi le corps.
11Le chapitre 6 « exposer des séries d’images » concerne ce qui prépare l’Atlas. Le lecteur aura pu suivre tout au long du livre les innovations intermédiales qui aboutissent à Mnemosyne sans que l’on puisse écrire cette histoire de manière téléologique, mais au contraire au rythme de la recherche et de l’activité collaborative du laboratoire et d’un travail de réorganisation des archives textuelles et visuelles de la KBW. Warburg n’est jamais seul dans cette aventure et la KBW est elle-même un lieu de travail et d’expositions. Dépassant la conférence-projection, Warburg convoque désormais des centaines d’images, lance des conférences régulières à partir de 1927 et jusqu’à sa mort en 1929. La série projetée devient panneau, le cas Ovide devient central, afin de saisir dans la métamorphose ce que Warburg nomme des inversions énergétiques. Rendre compte de cette énergétique à l’œuvre implique une syntaxe des Urworte (termes primordiaux) : rapt, poursuite, mort sacrificielle, etc., qui vont eux-mêmes inviter à la réorganisation de la bibliothèque et constituent justement une exposition de 1927.
12Le chapitre 7 « Mnemosyne – exposition inachevée » insiste sur l’impossibilité de sa clôture : comment « » représenter » – darstellen, c’est aussi « exposer » – leurs matériaux d’une manière appropriée à une époque désormais sans horizon transcendantal ? » (p. 271). Il s’articule bien entendu très directement au chapitre 5. L’espace intermédiaire devient encore plus intensif, il est même polarisé : le « entre » (Zwischen-raum) s’impose (p. 285), il signifie à la fois orientation et distanciation opéré dans le monde par la médiation des images, donc atlas, topographie, cartographie et mise en série, dans une oscillation, une pendularité inextinguible des polarisations. L’espace intermédiaire est pour Despoix, citant Warburg, un espace relationnel dont la mise en forme par les arts conditionne la mémoire sociale, c’est ainsi que l’iconologie de l’espace intermédiaire se présente conjointement comme objet, dispositif et concept de la KBW parvenue à sa maturité (p. 321). Lui consacrant la section ultime de son chapitre, Despoix fait de ce concept-dispositif un point d’orgue de son propos. Espace intermédiaire (Zwischenraum), espace de dévotion (Andachtsraum), espace de pensée (Denkraum), il s’agit de rendre visible l’oscillation polaire de la fonction imageante, dans des figurations et des médiations historiques (Léonard et Kepler construisant un Denkraum contre les monstres mythiques), mais aussi dans nos espaces contemporains de ritualisation, religieux, sportifs, publicitaires, politiques. Le procès d’exorcisation démonique (Entdämonisierungsprozess), où on entend en écho le désenchantement (Entzauberung) de Weber, est contrebalancé par le ré-enchantement de l’expressivité antique dans le monde moderne, au sein même de l’Atlas (p. 319), perpétuel retour de cette tension progressive et rétrograde en une polarisation nietzschéenne explosive, jamais achevée. C’est pourquoi « intervalle » dit mal la notion de Zwischenraum : elle fait perdre la dimension relationnelle des différentes spatialités, le nœud problématique de l’orientation dans le monde. Le parcours très précis au sein des planches de l’Atlas permet d’insister sur la dimension intermédiale d’une théorie de la mémoire, à la fois latente et expressive. L’importance de la grisaille chez Ghirlandaio et Mantegna comme opérateur de remémoration et d’intensification offre de belles pages au lecteur, montrant comment elle transpose le tactile vers le visuel, réactivant les valeurs expressives de la sculpture antique en opérant une transmédiation. La grisaille retrouve alors la photographie, sépia, noir et blanc, qui la prolonge dans le dispositif, jouant elle du grossissement et de la neutralisation, assumant expressivité et diffusion (p. 310). L’analyse précise va contre une saisie généralisante de l’Atlas, puisque ce dernier ne fait sens que sur des cas (p. 300), saisis comme congruence d’images, de supports, de techniques et de moyens de transport. Il est évident cependant que comme le dispositif est destiné à être vu pour être compris, les illustrations sont décisives mais aussi plus encore la reconstitution, comme celle de Berlin en 2020 (Haus der Kulturen der Welt).
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13L’image dans le projet warburgien n’est pas un objet de recherches mais un medium d’investigation (p. 334), Despoix assume d’accoler le terme d’« anthropologie visuelle » à la discipline sans nom que la KBW promeut, car une affinité profonde relie la médialité technique et l’intensité de l’énergie extatique qu’il rend visible. La dernière image de l’Atlas, celle du Zeppelin et de « l’image télégraphiée », prouve combien Warburg a déjà saisi la diffusion instantanée de la photographie au cœur de notre modernité, dans son ambivalence constitutive, entre progrès et nouvelle astrologie où espace et temps deviennent à la fois successifs et simultanés. Ce que Despoix nous semble proposer en conclusion de son ouvrage est un espace intermédiaire comme exercice de la distance, comme une exigence esthétique, éthique et politique, où Warburg n’a rien d’un prophète mais tout d’un Aufklärer.