Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Septembre 2024 (volume 25, numéro 8)
titre article
Diane Kalms

Ad personam : pour une théorie du récit à la deuxième personne

Daniel Seixas Oliveira, De te fabula narratur : essai sur le récit à la deuxième personne, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, coll. « Lire au présent », 2024, 216 p., EAN 9782862727813

1« C’est ta première grossesse. Ou bien, c’est la première grossesse dont tu auras eu conscience1. » À l’exorde du roman de Suzanne Duval, nul ne saurait échapper à l’interpellation supposée par le pronom d’adresse tu ; interpellation feinte toutefois, car, sauf coïncidence extraordinaire, la singularité de la situation décrite l’emporte très vite sur l’impression de sollicitation : « Il y a une semaine, tu rêvais que ta meilleure amie était enceinte d’un garçon roux. Elle dormait sur une plage de l’île de Groix, mais la Bretagne ressemblait à une côte africaine2 ». De ces deux citations une évidence se fait jour. Si c’est bien l’histoire d’un tu qui se déploie dans le récit, le lecteur sera rapidement forcé d’admettre que ce tu n’est pas lui, mais un protagoniste. Un paradoxe émerge de ce double statut communicationnel : le récit à la deuxième personne, en tant qu’objet-livre publié, est fait pour être lu par des lecteurs qui, récepteurs effectifs, ne sont en réalité pas les allocutaires véritables de l’énonciation en tu/vous (p. 57). Irradiation de ce paradoxe pragmatique jusqu’aux préoccupations thématiques de l’œuvre : pour parler de l’avortement, la forme adressée est vraisemblablement apparue comme la plus propice pour évoquer une difficulté du dire.

2Forme marginale, certes, que l’on aurait pourtant tort de cantonner à l’écriture des marges. Si dès la toute fin du xxe siècle s’observe une floraison importante de ce type de récit, en réaction à l’épuisement des formes traditionnelles de la prose romanesque, c’est surtout pour les libertés que la deuxième personne peut prendre dans le texte via l’espace d’expérimentations énonciatives qu’elle ouvre, contingentes au tournant « discursiviste3 » de la littérature autour des années 1980. On notera toutefois l’existence d’œuvres antérieures, précurseurs d’un tel changement de paradigme : La Modification de Michel Butor (1957) et Un homme qui dort de Georges Perec (1967) font de la deuxième personne leur régime narratif principal et contournent ainsi les écueils (supposés) d’une narration à la première ou la troisième personne.

3Daniel Seixas Oliveira dégage de ces observations un questionnement binaire qui s’articule de la manière suivante : peut-on expliquer l’intérêt grandissant des auteurs pour ce mode narratif encore récemment inédit et, rétrospectivement, peut-on dire pourquoi la forme du récit à la deuxième personne n’a-t-elle pas été investie plus tôt et plus massivement par les écrivains (p. 13) ? À partir de la constitution d’un corpus de 131 récits en prose (fictionnels ou non), publiés entre 1957 et 2017 en langue française, dans lequel le personnage principal y est majoritairement désigné par un pronom de deuxième personne tu ou vous (critère constitutif, pour Daniel Seixas Oliveira, du récit à la deuxième personne), le chercheur se propose de répondre à cette double interrogation, en modélisant les effets de lecture induits par un tel programme narratif au gré des phénomènes énonciatifs, stylistiques et linguistiques propres à la forme considérée. Surtout, certains présupposés théoriques des narratologies naturelles et non-naturelles s’avèrent indispensables pour caractériser l’orientation anti-mimétique de divers récits – en ce qu’ils iraient à l’encontre des formes habituelles que le récit adopte spontanément à l’oral : pourquoi le destinataire d’un énoncé aurait-il besoin qu’on lui raconte sa propre histoire ? – ; et leur convocation permet d’anticiper les deux possibles stratégies de lecture, à savoir la neutralisation de l’étrangeté, ou, au contraire, son acceptation.

Des balbutiements à l’éclosion

4C’est en ouverture et en clôture de l’ouvrage que la première partie du questionnement mentionné supra trouve réponse. Retraçant l’histoire du récit à la deuxième personne, Daniel Seixas Oliveira s’engage, avant toute chose, à distinguer une deuxième personne affectant une interruption du processus narratif (discours direct, interventions auctoriales et narratoriales) d’une deuxième personne principale vectrice de la diégèse. De cette distinction, et du fait de leur singularité, se dégagent trois productions françaises antérieures au xxe siècle. Si au xviie siècle Œconomies royales de Maximilien de Béthune justifie l’emploi du vous par le biais de considérations non pas poétiques, mais liées au contexte de production, tout autres sont les emplois qu’en font Honoré de Balzac et Henri Bachelin. Pour le premier, la valeur générique que revêt le vous rend possible une double allocution, au personnage et au lecteur, et permet l’immersion de ce dernier dans la scène de l’anecdote contée dans Petites Misères de la vie conjugale (1846) ; pour le second, malgré une certaine contiguïté entre Le Serviteur (1918) et le discours épidictique, le recours sporadique au couple « personnage-tu du père de l’écrivain + passé simple » – temps prototypique du récit romanesque, jusqu’à la moitié du xxe siècle au moins – plaide pour l’existence du récit à la deuxième personne.

5Discrètes premières manifestations d’une forme parvenue progressivement à un point de maturité et proliférant sans complexe depuis les années 1980-1990. Dès lors, ce foisonnement d’écrits témoigne incontestablement de la survenance d’une transition paradigmatique. Gilles Philippe parle de « moment énonciatif4 », Christelle Reggiani d’un « devenir discours5 » de la littérature : en faisant du travail sur la représentation de la subjectivité à travers un cadre énonciatif fort le point focal des tendances dominantes de l’analyse littéraire et des pratiques scripturales, les écritures de soi (autobiographies et autofictions) ont été, parallèlement à leur propre éclosion, le lieu privilégié des récits à la deuxième personne. Réciproquement, par son traitement original du sujet, l’énonciation en tu participe à l’enrichissement de telles œuvres et au renouvellement formel du récit intime ; d’un même geste, elle problématise le rapport qu’entretient le sujet-narrateur avec lui-même (tu, que je a été), devenu objet-protagoniste de son propre discours (p. 137). Véritable chimiste d’un laboratoire énonciatif qu’elle-même constitue, la deuxième personne offre la possibilité aux écrivains de faire œuvre originale.

Locution et allocution dans le cadre littéraire

6Demeure la seconde partie de la problématique formulée : malgré leur efflorescence certaine, les récits à la seconde personne restent marginaux par rapport aux deux grands autres types de récits, à la première et à la troisième personne. Une telle disparité ne peut être qu’étroitement liée à l’essence même de la forme narrative. Rarement employée dans le monde réel – peu de situations offrent la possibilité de raconter à l’interlocuteur sa propre histoire : on pensera peut-être à l’éloge funèbre, ou encore à l’interrogatoire de police –, la forme littéraire est par ailleurs très différente de son équivalent spontanément produit, car à la place de l’interlocuteur, normalement attendu, l’on retrouve le protagoniste du récit.

7Cette tension dans la représentation des personnes pourrait bien être expliquée par un appareil théorique qui ne la prévoit pas. Que l’on pense au système binaire de Gérard Genette, ou au skaz des formalistes russes, simple variante adressée d’un récit à la première personne : on comprend qu’il nous faut revenir aux propriétés linguistiques de la deuxième personne afin de saisir son fonctionnement littéraire. L’appareil formel de l’énonciation d’Émile Benveniste perçoit tu comme toujours lié à je et leur attribue la propriété d’unicité (je et tu ne peuvent référer qu’à une seule personne), de réversibilité (locuteur et allocutaire peuvent permuter au sein de la situation de communication) et de subjectivité (tu, objet du discours, ne peut être la personne subjective que je représente). Mais l’on constate que le récit à la deuxième personne s’éloigne de ces préceptes. S’il prend bien la forme d’une communication, il ne semble jamais autoriser la réversibilité des rôles, et le personnage-tu ne se constitue alors jamais sujet de locution. En outre – et on le voyait déjà chez Balzac –, l’instabilité référentielle dont la deuxième personne peut faire l’objet la prive d’entrée de son unicité spécifique. Enfin, en l’absence de narrateur, tous les subjectivèmes sont rattachés au centre déictique tu, qui devient de facto le filtre subjectif du récit.

Typologies narratives et protocoles de lecture

8Il va sans dire que la plupart des narrations en deuxième personne déjouent l’horizon d’attente des lecteurs. Le plus souvent, on ne sait effectivement pas qui parle, ni à qui, ni par quel moyen : pronom protéiforme à la référence plastique, le tu/vous rend délicates les opérations d’identification. À sa première occurrence, la valeur générique l’emporte parfois sur les autres interprétations ; une expérience racontée, peu spécifiante et sous-déterminée, qui peut tout à fait correspondre à une réalité de l’expérience humaine, engage le lecteur à se poser comme référent potentiel. Or, plus ce dernier avance dans le récit, plus le pronom de deuxième personne gagne en épaisseur et en spécificité ; sa concrétisation en tant qu’autre place inévitablement le lecteur dans une position surplombante, observante. « Destinataire non désigné », en cela qu’il est témoin d’une situation explicitement communicationnelle à laquelle il ne participe que par sa lecture des évènements racontés (p. 60-61), sa position demeure toutefois vacillante, toujours soumise à la réinterprétation puisqu’à chaque énoncé passible d’une lecture générique, la fonction d’adresse du pronom est potentiellement remotivée, supplantant ainsi la valeur purement désignatrice du pronom.

9Réévaluation constante de la position pragmatique du lecteur, qui, dans le cas d’une situation communicationnelle ambigüe et paradoxale, se trouve exacerbée. Car c’est bien la présence (ou l’absence) d’indices stylistiques ou thématiques qui détermineront la vraisemblance de la scène énonciative présentée, et, du même élan, viendront (in)valider les hypothèses de lecture du lecteur. Deux grandes catégories de récits se distinguent de cette proposition : d’une part ceux qui n’instituent pas de protocole de lecture et ceux qui légitiment leur énonciation en construisant une scénographie qui motive plus ou moins expressément le recours à la deuxième personne (p. 73). Que cette justification soit d’emblée disponible dans le (péri)texte, qu’elle soit reconstructible au moyen d’inférences, ou qu’elle reste strictement omise, elle enjoint aux lecteurs, conséquemment, de neutraliser ou d’accepter l’étrangeté formelle tout en mobilisant de front et de façon scalaire leur capacité herméneutique.

10Face à un récit scénographié, le coût cognitif du processus inférentiel est moindre – les instructions de lecture étant livrées par le texte même. En revanche, en l’absence de loi explicite, sera sélectionnée, dans notre champ de connaissance du monde, une règle parmi d’autres équiprobables : face à l’énonciation non naturelle dudit récit, le lecteur rapproche un genre de discours naturel, que ses savoirs anthropologiques et encyclopédiques mettent à sa disposition. Formes prépondérantes de la narration romanesque, deux grands modèles de récits occupent la mémoire collective, qui correspondent, selon Daniel Seixas Oliveira, aux types de lecture pouvant être mobilisées : celle qu’opère le lecteur d’un récit à la première personne, et celle que l’on ferait d’un récit à la troisième personne mené au présent, avec ou sans narrateur (p. 104). Fréquemment déployée par la critique littéraire, la première lecture s’apparente au récit à la première personne. Dans le cas d’une fusion entre je et tu, l’accès à l’intériorité du je-tu se ferait via un discours auto-adressé ; interprétation dont la probabilité opératoire et la prévisibilité sont nettement supérieures aux deux précédentes, notamment par l’existence de ce même discours dans le monde ordinaire – nous avons toutes et tous fait l’expérience de l’auto-interpellation. Une seconde lecture, moins plausible cette fois, consiste à lire le récit à la deuxième personne comme un récit à la troisième personne mené au présent, dans lequel un narrateur écrirait en temps réel les actions de tu dont il ferait le récit. Une troisième et dernière lecture est néanmoins possible : dès lors que le narrateur fait défaut, c’est le personnage-tu qui sature le centre perceptif, filtre du monde représenté ; à la manière d’un récit à la troisième personne sans narrateur et suivant les propositions des théories narratologiques non communicationnelles, il s’agit de représenter la vie intérieure d’un personnage qui n’est pas je.

11Si les deux premières stratégies correspondent à une naturalisation du récit à la deuxième personne par la voie de la mimêsis (vraisemblabilisation du texte par la figuration d’une situation narrative existante), rien de tel pour la troisième, qui naturalise le caractère non figurable de la scène représentée par la voie de la fiction. Déjà située dans l’horizon d’attente des lecteurs depuis le xixe siècle, l’acceptation de la représentation de la conscience d’un autre que je signe du même coup le refus d’une quelconque normalisation de l’énonciation. Emploi artificiel de la deuxième personne, en somme, qui diffère de son utilisation naturelle et ordinaire : pour paradoxale qu’elle puisse paraître, une telle interprétation déleste le pronom de deuxième personne de sa valeur intrinsèquement communicationnelle pour ne lui laisser qu’une valeur purement désignatrice.

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12C’est un véritable piège énonciatif auquel le lecteur fait face : pur désignateur dans la diégèse, le tu conserve toujours, au niveau de sa réception effective, la capacité de poser comme référent possible celui qui l’actualise par sa lecture (p. 125). C’est bien cette plasticité référentielle qui le distingue de ses deux autres parents romanesques ; une plasticité qui requiert donc la création de règles interprétatives nouvelles, capables d’exprimer et d’expliquer une forme littéraire innovante (p. 129). Tels sont les mots par lesquels Daniel Seixas Oliveira parachève sa recherche épistémologique d’une forme qui constitue par son existence narrative même un défi de lecture, et, in extenso, de théorisation. Pari tenu pour ce livre, qui offre un balisage exhaustif, précis et rigoureux du récit à la deuxième personne. On ne pourra enfin que saluer la justesse des analyses stylistiques et énonciatives dont regorge De te fabula narratur, résolution brillante des problèmes interprétatifs qui, jusqu’ici, faisaient ombrage à la prospérité de ce (nouveau) foyer de conscience narratif.