Pour une esth-éthique : la fiction et le viol
1« Face au viol, que fait la fiction ? Que peut la fiction ? » (p. 7) : telle est la question que pose l’ouvrage La Fiction face au viol. Dès l’introduction, les autrices soulignent que le viol est « un objet critique pas comme les autres » (p. 9), au cœur de débats houleux dans les années 1970 puis dans la période post-#MeToo. Elles proposent de l’aborder à travers les prismes de l’histoire et de la comparaison. Ce texte à trois plumes est en effet l’œuvre de spécialistes de littérature comparée. Véronique Lochert, Enrica Zanin et Zoé Schweitzer posent chacune la question de la fiction face au viol à travers des corpus d’une remarquable variété, nourris d’une bibliographie critique abondante qui fait la part belle à la théorie anglo-saxonne. L’opposition évoquée en introduction, entre lectures féministes et universitaires (p. 22), pourrait être lissée davantage, notamment grâce à la convocation du concept de « savoirs situés1 ».
2L’ouvrage mobilise des références extrêmement nombreuses, d’Ovide à Angot, en passant par Cervantès, Chaucer, Shakespeare, Navarre ou Despentes – sans oublier les œuvres cinématographiques et les séries télévisées, opérant des croisements extrêmement stimulants entre cultures savantes et populaires, entre autrefois et aujourd’hui. Toutes ces représentations du viol sont confrontées à la même interrogation chiasmatique : comment la fiction aide-t-elle à penser le viol, et comment le viol permet-il de penser la fiction ? Ce sont là les principales propositions de La Fiction face au viol : d’une part, la fiction permettrait une mise en forme et en lumière du trauma, rendant ainsi visible ce que la société d’Ancien Régime invisibilise ; de l’autre, le viol questionnerait les modalités de représentations de la fiction, sa capacité à dire l’indicible, son potentiel voyeurisme et son lien au réel. Contrairement aux idées reçues, les textes anciens diraient un viol qui se tairait partout ailleurs ; l’introduction propose de les dégager des siècles de lectures appauvrissantes, à travers un « exercice de défamiliarisation » (p. 28) qui leur rend toute leur puissance critique.
3Les trois parties du livre fournissent un parcours remarquablement organisé « pour saisir, au plus près des textes, les enjeux d’une représentation qui change en fonction des genres et des époques » (p. 28) : après le chapitre que Véronique Lochert consacre au théâtre, pour interroger les liens entre représentation et réception, Enrica Zanin aborde la fiction narrative, de la nouvelle au roman ; puis Zoé Schweitzer explore le mythe, à travers les réécritures de la fable de Philomèle. Nulle lecture myope cependant : ici l’érudition est mise au service d’une meilleure compréhension des défis esthétiques et éthiques que posent à la fiction les violences sexuelles, depuis Boccace jusqu’à Despentes.
Reflets du passé dans le miroir du présent
4La Fiction face au viol écoute les échos du passé dans notre présent. Lire les textes anciens à la lumière de questions polémiques contemporaines permet dès lors de jeter sur eux un éclairage nouveau, et de faire la généalogie d’interrogations moins neuves qu’elles n’y paraissent. Les autrices montrent, avec un grand sens de la nuance, combien co-existent dans une même époque tout à la fois l’invisibilisation et la mise en lumière du viol dans la fiction. Rejetant toute lecture téléologique, elles révèlent à quel point les questions du consentement sexuel ou de la souffrance de la victime de viol sont déjà soulevées par les textes d’Ancien Régime. Enrica Zanin l’écrit très justement : « Au lieu d’opposer un Ancien Régime marqué par la “culture du viol” à un monde contemporain qui se serait finalement libéré de l’emprise du patriarcat, la lecture des fictions nous invite à nuancer l’histoire du viol et de ses représentations » (p. 143). Ces analyses permettent de relativiser la bascule identifiée par Georges Vigarello, qui fait du xixe siècle le moment où commencerait à s’« entrevoir la “violence morale2” » que provoquent les violences sexuelles.
5Dans la partie « Le viol, une fiction impossible ? », Véronique Lochert trace des parallèles entre les difficultés à voir représentées les violences sexuelles à travers les époques, comparant par exemple les inquiétudes des théoriciens de la Renaissance concernant le public féminin face aux spectacles des violences sexuelles à l’élaboration du Code Hays à Hollywood dans les années 1930. On constate ici, une fois encore, la fécondité des lectures qu’Yves Citton nomme « actualisantes », « qui cherchent dans les textes d’hier matière à réfléchir sur les problèmes d’aujourd’hui et de demain »3. Les problèmes posés par la représentation du viol, qu’elle soit textuelle ou visuelle, se posent avec la même acuité dans L’Heptaméron et dans Game of Thrones ; la fiction bute, sans progression linéaire, face à la part inénarrable de la violence. Mais c’est précisément de cette faiblesse que naît sa force : la fiction sait parfois inventer des tours et des détours pour représenter quand même, dévoilant le tabou, au risque de heurter la réception.
Représentation et réception des violences sexuelles
6Véronique Lochert interroge la possible « fracture genrée » (p. 41) dans la réception des fictions du viol. À un potentiel plaisir voyeuriste masculin, qui satisferait une pulsion scopique, l’autrice montre qu’on a souvent opposé un inconfort des spectatrices ; l’argument, déjà présent dans l’Angleterre du xviie siècle, est repris par les théoriciennes féministes du cinéma au xxe. On aurait pu convoquer ici les très belles analyses d’Anne Grand d’Esnon – notamment un article, paru très récemment, consacré à « La lectrice-spectatrice d’“Autant en emporte le vent” face à l’érotisation de la violence sexuelle ». Lorsqu’Anne Grand d’Esnon aborde une scène du film qui peut être identifiée comme une scène de viol, elle analyse aussi le concept d’inconfort de la réception féminine : « Maintenir pour cette scène le plaisir de l’immersion dans l’histoire d’Autant en emporte le vent suppose […] pour celles qui ne rejettent pas la pertinence interprétative et critique de la catégorie de viol une négociation inconfortable4 ».
7Face à cet inconfort de la réception, d’autres représentations s’élaborent. Un female gaze s’invente déjà dans le théâtre du xviie siècle. Mais ce n’est pas seulement l’auteur ou l’autrice qui change de perspective. Véronique Lochert avance ici une proposition très stimulante : celle de la responsabilité du public face aux fictions du viol. Elle met en lumière la capacité des spectateurs et des spectatrices à « résister aux effets de la représentation » du viol (p. 72) : il serait de notre responsabilité de choisir à qui nous nous identifions dans le récit de viol. Cela nous serait rendu possible grâce à la capacité qu’aurait la fiction de représenter plusieurs points de vue concurrents.
Défense de la fiction face au viol : retrouver la langue de Philomèle
8Une des grandes qualités de l’ouvrage est d’ouvrir à une rencontre entre éthique et esthétique, entre le monde et la littérature. Par son caractère essentiellement complexe, par sa polysémie, la fiction permettrait non seulement de faire des expériences empathiques, d’appeler à la réaction, mais également d’imaginer des mondes possibles, d’« expérimenter d’autres univers moraux » (p. 142). C’est la thèse qu’étaye le chapitre d’Enrica Zanin, « Le viol de la nouvelle au roman ». À travers l’exemple des nouvelles d’Ancien Régime, Enrica Zanin montre que « la fiction pense le viol : […] elle rend visible ce que la justice du temps ignore » (p. 123). Si certaines nouvelles, de style bas, ont une première visée comique, elles peuvent faire place à la parole des victimes. On lit ici avec un grand intérêt de larges extraits de Chaucer ou Boccace, qui en sus du plaisir pris à leur prose laissent habilement place à l’interprétation personnelle. Enrica Zanin se penche ensuite sur les fictions qu’elle nomme « critiques » (p. 104). Si elles s’inspirent de Boccace, les nouvelles de Marguerite de Navarre ou de Matteo Bandello ouvrent un espace plus grand encore à la représentation empathique des violences sexuelles. Les nouvelles de Navarre font retentir avec une force extraordinaire des voix féminines qui dénoncent la violence et déconstruisent les stéréotypes misogynes.
9Le troisième et dernier chapitre affiche pour titre une belle allitération en consonnes labiodentales : « Fait, fable, fiction : le viol de Philomèle » ; c’est bien sûr loin d’être sa seule qualité. Zoé Schweitzer y analyse les réécritures théâtrales du mythe de Philomèle. Après avoir fait retour sur l’extrême violence de la fable ovidienne, qui mêle au viol l’inceste et l’anthropophagie, l’autrice explore les manières dont les tragédies des xvie-xviiie siècles accommodent la matière antique. Si elles se refusent souvent à la visualisation des violences sexuelles, elles portent toutefois une « efficacité heuristique » (p. 146). Zoé Schweitzer mène à travers ce cas précis une enquête sur les évolutions du représentable à travers les siècles. Une traduction d’Ovide par Du Ryer, au xviie siècle, maintient le viol dans le texte, mais le minimise dans le commentaire explicatif. Cependant, la gravure qui illustre le passage lui rend sa juste place. On saluera ici la présence éclairante de commentaires d’images dans le chapitre de Zoé Schweitzer ; ils font apparaître des nuances passionnantes dans l’analyse du représentable et du dicible. L’autrice souligne l’inventivité des auteurs et metteurs en scène, qui usent de figurations obliques, censurent ou s’arrangent avec la vraisemblance, suggérant le viol par des déplacements et décalages explicables en partie par des spécificités géographiques et / ou chronologiques. Quand le théâtre de la seconde moitié du xviiie siècle pousse à son paroxysme (et parfois jusqu’à l’absurde) l’euphémisation du viol, Zoé Schweitzer lie bienséance esthétique et « indécence éthique » (p. 187). Cependant, elle propose cette hypothèse qui donne à penser : « la fiction tragique […] parvient à rendre le fait violent compréhensible précisément parce qu’elle n’en est pas le reflet ni l’imitation mais la représentation » (p. 188).
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10On pourrait regretter, n’était le cadrage introductif véritablement lumineux et les synthèses finales de chaque partie, que cet ouvrage très clair, à l’organisation impeccable, ne présente guère de conclusion générale. L’hypothèse principale n’en est pas moins nette : la représentation du viol aiguise le pouvoir créatif de la fiction, tandis que la fiction ouvre des possibles narratifs et esthétiques pour dire autrement, obliquement, difficilement, les violences sexuelles. Si la fiction peut s’efforcer d’exprimer le viol, ou permettre de mieux approcher les mécanismes du trauma, il n’est toutefois pas certain qu’elle ait le pouvoir de guérir les victimes (l’ouvrage ne suggère d’ailleurs aucunement cela). Dans Triste tigre, récit-témoignage d’un inceste qui prend ponctuellement la forme de la fiction, Neige Sinno déchire dans la douleur le mythe de la littérature-bonne fée :
J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée5.