Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Octobre 2024 (volume 25, numéro 9)
titre article
Lovisa Berg, Lucie Garrigues, Dominique Perrin et Cécile Boulaire

L’album, une ressource éducative

Åse Marie Ommundsen, Gunnar Haaland et Bettina Kümmerling-Meibauer (eds.), Exploring Challenging Picturebooks in Education. International Perspectives on Language and Literature Learning, Oxon, New York, Routledge, 2022.
Texte traduit par : Lucie Garrigues, Dominique Perrin et Cécile Boulaire

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1La littératie est une composante essentielle de l’éducation, quel que soit le niveau concerné. Dans Exploring Challenging Picturebooks in Education. International Perspectives on Language and Literature Learning, les directrices scientifiques et les contributeurs montrent que l’utilisation des albums, en tant que suppléments à des matériaux d’enseignement plus traditionnels et centrés sur le texte, peut stimuler la motivation des élèves pour la lecture et développer leurs compétences en littératie multimodale (p. 1). Le volume est le résultat d’un travail de recherche international et interdisciplinaire, et les contributeurs viennent de plusieurs domaines ; ils sont unis par leur intérêt pour le média album. Au fil de quinze chapitres, divisés en quatre sections, les auteurs explorent l’utilisation de l’album dans différents contextes d’éducation, de l’école primaire à l’enseignement supérieur. Le volume inclut un grand nombre d’illustrations, qui accompagnent et enrichissent l’analyse visuelle menée dans les différents chapitres. Dans l’introduction, les directrices de l’ouvrage interrogent le terme « challenging1 » et soulignent que deux types d’approche structurent la discussion autour de ce terme dans l’ouvrage. Le premier concerne les propriétés et les moyens de l’album tandis que le deuxième concerne la manière dont les lecteurs s’emparent du livre (p. 8). Comme le montrent les différents chercheurs, aucun de ces deux aspects ne peut être analysé dans l’absolu : ils sont relatifs à l’environnement social et culturel au sein duquel le livre est produit et lu, ainsi qu’aux capacités cognitives du lecteur. Cette discussion se prolonge dans les deux chapitres de la première section, « Perspectives théoriques sur les albums résistants en éducation », qui pose les fondements théoriques du reste de l’ouvrage. Le premier chapitre se concentre sur les enjeux cognitifs (Kümmerling-Meibauer et Meibauer) et le concept de « markedness2 » dans les albums en tant que caractère essentiel pour stimuler les compétences interprétatives des enfants. La saillance, qui renvoie à certaines propriétés de l’album, peut être trouvée au niveau verbal, au niveau visuel et dans les combinaisons texte-image. Le concept est utile comme outil pour comprendre les analyses visuelles des chapitres qui suivent. Le deuxième chapitre étudie la relation entre les albums et l’apprentissage des compétences globales en lecture et écriture (Farrar, Arizpe et McAdam), et souligne le rôle des enseignants dans l’utilisation efficiente des albums pour tirer profit de tous les aspects des unités texte-image et développer des compétences dans des sphères variées de la culture écrite. Les auteurs évoquent la plasticité et l’ingéniosité des albums, ainsi que les manières dont ils peuvent être utilisés et médiatisés ; les chapitres suivants approfondissent cet aspect en étudiant les moyens variés d’intégrer les albums dans différentes matières scolaires.

2La deuxième section du volume, « Les albums résistants dans l’enseignement préscolaire et primaire », traite de sujets tels que le genre et la race, aussi bien que des compétences esthétiques liées à l’univers de l’écrit et des plaisirs de la lecture. Deux des chapitres se concentrent sur les albums en tant qu’outils pour apprendre l’anglais comme une langue étrangère. Les deux études montrent que l’utilisation des images oblige les élèves à utiliser leurs capacités cognitives et à se faire cocréateurs du sens à partir de ce qu’ils voient. Cependant, il semble que le choix du support et le volume du texte associé aux images jouent un rôle significatif dans le succès du dispositif, puisque les apprenants d’une langue ont besoin de davantage d’étayage que les natifs lorsqu’il s’agit de décrire ou de déchiffrer une image (Mourão). Deux chapitres dans cette section traitent de manière différente des capacités des élèves à lire des images et à acquérir des compétences en littératie visuelle. L’un d’entre eux suggère la possibilité de construire des itinéraires éducatifs pour développer les compétences esthétiques des enfants en matière de lecture et d’écriture, et propose des principes méthodologiques permettant de les mettre en œuvre (Campagnaro). L’autre présente une étude d’une classe dans laquelle les élèves lisent un album contrapuntique où les mots et les images racontent deux histoires différentes ; les élèves doivent combler les vides entre les deux niveaux (Ommundsen). Ces deux chapitres montrent l’importance d’apprendre et de pratiquer la lecture d’images, une compétence aujourd’hui cruciale dans un monde centré sur le visuel, et qui, comme les chercheurs l’ont montré, conduit également à une capacité accrue de remise en question critique. Le dernier chapitre se concentre sur les albums en tant que moyen d’introduire et de mettre en débat des sujets sensibles tels que la diversité de genre (Madalena et Ramos). Les auteurs soulignent que l’introduction implicite de tels sujets sensibles à travers l’image dans les albums rend le média approprié même dans les milieux les plus conservateurs, et peut ainsi remplir les fonctions d’une forme d’éducation citoyenne. Bien que les albums soient le plus souvent associés au groupe d’âge des petits, les chercheurs mettent en lumière dans cette section des moyens d’en faire, davantage que de simples objets de plaisir, des outils éducatifs. Ils montrent également que la pratique de la littératie visuelle dans ce groupe d’âge pose les bases pour les étapes ultérieures de leur formation.

3La troisième section, « Les albums résistants dans l’enseignement secondaire et supérieur », rassemble quatre chapitres qui traitent de sujets tels que le rôle des bibliothèques scolaires, les albums dans l’éducation religieuse et les albums en tant qu’outils pour l’écriture créative. Le premier chapitre de la section commence par une citation d’un élève adolescent, se demandant si les livres d’images ne seraient pas en fait pour les adolescents et pas seulement pour les enfants (Heggernes, p. 163). Cette question mérite d’être posée dans des sociétés qui accordent plus de valeur au texte qu’à l’image et semblent réserver les livres d’images à ceux qui n’ont pas encore acquis la maîtrise de la lecture. Cependant, comme le montre cette section du volume, les albums, et particulièrement les plus exigeants, ont beaucoup à offrir à des apprenants adolescents lorsque les compétences langagières et les capacités cognitives entrent conjointement en jeu. Les quatre chapitres de la section sont construits sur des interventions auprès d’élèves, allant d’interviews (Tveit) à des projets de recherche-action (Sundmark et Olsson Jers), et rendent donc compte de différentes manières des expériences effectives d’adolescents lecteurs d’albums. Il semble y avoir un consensus sur le fait que l’utilisation de ce média permet une meilleure intégration de la diversité des élèves, ceux-ci étant autorisés à s’appuyer sur leurs ressources propres dans leur contribution au travail de la classe. Les chapitres concluent que l’utilisation d’albums conduit à une exploration des compétences verbales et visuelles autant qu’au développement de la sensibilité esthétique et des facultés métacognitives des élèves. Ils montrent également que les albums peuvent être utilisés pour des objectifs éducatifs divers. Dans un exemple, ils sont utilisés comme des points de départ pour des exercices d’écriture créative (Sundmark et Olsson Jers) dans lesquels les élèves devaient organiser des images pour former un récit producteur de sens, puis le verbaliser en tant qu’histoire. Dans un autre exemple, les albums sont utilisés pour ouvrir une discussion sur des expériences culturelles et historiques (Heggernes) ; dans un autre chapitre encore, un album consacré aux Évangiles du Nouveau Testament est utilisé dans des cours de religion et d’éthique en Norvège pour stimuler la pensée critique, la créativité et la coopération.

4La section qui clôt le volume, « Perspectives générales sur les albums résistants en éducation », examine dans quatre chapitres différents les manières d’utiliser les albums pour se confronter à des sujets difficiles et ouvrir la possibilité d’échanges. La section s’achève sur un texte consacré à l’industrie de l’édition et à son rôle dans le modelage du paysage culturel et de l’offre de livres accessibles aux jeunes lecteurs (Little). Deux des chapitres traitent des albums qui puisent leur matière dans les cultures autochtones, par leur contenu ou par leur style, et de la manière dont ils permettent de discuter des valeurs et des différences de points de vue entre les générations, mais aussi entre différents groupes d’individus. L’inclusion de l’art tribal dans les illustrations offre aussi de nouvelles façons de voir le monde, en introduisant simultanément de nouvelles formes esthétiques et un langage visuel radicalement différent, tout en transmettant un héritage (Beckett). Alors que ces albums peuvent constituer des introductions de grande qualité pour apprendre à connaître d’autres cultures, ils peuvent aussi être vus comme une manière de « rentrer à la maison » pour des enfants issus précisément de ces groupes (Mackey), horizon d’expérience a priori absent dans d’autres livres. Il s’agit là aussi d’un aspect important des albums qui traitent de la guerre, de l’exil et de la fuite (Österlund), qui peuvent être lus à la fois comme un matériel éducatif à propos d’un passé lointain, comme des commentaires sur la société actuelle et ses événements marquants, et comme une reconnaissance pour ceux qui ont fait récemment l’expérience de la guerre et sont arrivés — dans le cas considéré, en Finlande — en tant qu’émigrés.

5Les chapitres de cet ouvrage mettent en œuvre des approches théoriques et méthodologiques variées tout en explorant le concept de « challenging picturebooks » ; considérés dans leur ensemble, ils forment une contribution riche non seulement à l’étude des albums mais aussi de manière plus générale aux recherches sur l’apprentissage de la littératie. Malgré la diversité des approches, plusieurs thèmes tels que la compétence interculturelle, les aptitudes à la collaboration et la pensée critique reviennent au fil des chapitres, de même que la nécessité de former les écoliers, les enseignants et les bibliothécaires aux méthodes de lecture et d’analyse des médias visuels, compétences plus que nécessaires dans notre monde moderne riche en images. Comme le montrent les auteurs de l’ouvrage, les albums peuvent être un élément clé de cette éducation, pour les jeunes comme pour les plus âgés, et les chapitres offrent un socle solide sur lequel bâtir de futures recherches. Outre le fait qu’il couvre plusieurs groupes d’âge, l’ouvrage inclut des perspectives représentatives de pays variés, à la faveur de la diversité des albums étudiés et des chercheurs contributeurs, bien que le contexte de l’Europe du Nord soit majoritaire. Dans son ensemble, le volume est une contribution importante au domaine de recherche, et une lecture à recommander aux éducateurs comme aux chercheurs.