Les Amours au XVIe siècle : entre unité et diversité
1Délie, L’Olive, Les Amours, La continuation des Amours, La nouvelle continuation des Amours : les recueils poétiques les plus illustres de la Renaissance française regroupent des poèmes amoureux. Le titre Amours, créé par Ronsard, devient vite dans les années 1550 une marque identifiant un nouveau genre pour les lecteurs. De nombreuses études se sont intéressées à ces œuvres de manière individuelle mais sans envisager le recueil lui-même en tant qu’objet littéraire. C’est la piste que se propose de suivre Cécile Alduy dans Politique des Amours, poétique et genèse d’un genre français nouveau (1544-1560). Dans cet ouvrage, il s’agit d’examiner la naissance et la constitution progressive d’un genre nouveau, le genre des Amours, le genre du recueil amoureux. En effet, le recueil n’est pas un simple cadre artificiel servant à contenir des poèmes disparates qui n’auraient pour seul point commun que la thématique amoureuse : selon Cécile Alduy, à partir des années 1544, le recueil devient l’objet d’une construction savante et minutieuse des auteurs qui tentent de remédier à la discontinuité essentielle du recueil en renforçant aux yeux du lecteur l’impression d’unité de leur ouvrage. Contrairement à la tradition du recueil collectif (on pense notamment aux tombeaux poétiques), le recueil devient l’émanation d’un seul auteur qui cherche à créer une œuvre unifiée ; il est en lui-même une œuvre et les poètes manifestent une volonté de faire œuvre. Cette réflexion sur le genre parait tout à fait bienvenue, si l’on cherche à analyser les recueils de cette époque comme un ensemble cohérent. Cohérence véritable de ces textes ou bien leurre de l’unité? C’est la question centrale de Cécile Alduy. L’unité n’est-elle pas l’effet que voulaient produire ces auteurs ? La cohérence des recueils et du genre est peut-être plus un effet du texte, affiché dès l’ouverture par les poètes, sans pour autant se vérifier matériellement dans les recueils. La réflexion de Cécile Alduy n’a pas pour but de démontrer la parfaite cohésion de certains recueils dans une espèce de célébration de l’unité contre la diversité. Au contraire, Cécile Alduy passe de l’analyse de la structure à celle des effets de structure qui sous-tendent les recueils et explique comment on crée une unité programmatique a posteriori.
2L’ouvrage s’attache tout d’abord à montrer les généalogies d’un genre ; puis on remonte à la genèse des œuvres pour illustrer la construction du recueil comme objet littéraire ; et enfin, l’enquête en arrive à établir une poétique du genre, montrant comment le texte se structure.
3Généalogies d’un genre et non pas généalogie, puisque les influences sont complexes et plurielles : remontant aux origines du recueil d’amours, Cécile Alduy montre comment est repris (et adapté) le modèle pétrarquiste ; elle compare les recueils d’amours aux recueils poétiques du début de la Renaissance et explique enfin comment la notion de recueil unitaire émerge peu à peu au long de la première moitié du XVIe siècle.
« La poétique des Amours définit un genre propre et ne se replie pas sur une poétique générale du recueil de poèmes1. »
4Les Amours puisent notamment à la source du Canzoniere de Pétrarque mais Cécile Alduy souligne la complexité de la réception de Pétrarque en France : en effet, « il n’y a […] pas un, mais des Pétrarque, ou plutôt des textes des Rime, et une seule persona d’amant-poète qui se constitue à travers ses éditions successives2. ». Des éditions italiennes circulent en France, notamment à la cour et dans le milieu lyonnais, mais elles ne donnent pas toutes les poèmes dans le même ordre : face à la première édition italienne respectant l’ordre du manuscrit de Pétrarque, on trouve également l’édition de Vellutello qui réorganise les Rime sparse et resserre le recueil autour de la figure de Laure. De plus, circulent des éditions sans commentaires où il y a deux poèmes par page mais également l’édition de 1501 annotée et commentée par Bembo. Les éditions italiennes réorganisent donc le texte de Pétrarque.
5Cette réorganisation et cette réinterprétation de Pétrarque se poursuivent également dans les traductions en français. Marot commence par traduire six sonnets de Pétrarque puis Peletier du Mans en traduit douze. Dès ces traductions partielles, on observe une volonté de franciser Pétrarque et la préférence accordée à la forme du sonnet, alors que le Canzoniere se distingue par sa variété formelle (chansons, sonnets). Les autres principales traductions de Pétrarque ne paraîtront qu’après Délie (1544), premier recueil d’amours français, et c’est en 1548 que Vasquin Philieul publie une traduction de la première partie du Canzoniere de Pétrarque (à partir de l’édition Vellutello) sous le titre de Laure d’Avignon. Laure d’Avignon est de fait le premier recueil de sonnets amoureux publiés en français, avant L’Olive de Du Bellay (1549). Philieul choisit de disposer différemment les poèmes de Pétrarque, aère la mise en page et sabre les annotations. En choisissant le titre de Laure d’Avignon, Philieul prépare la tradition des titres féminins des recueils d’amours. Le texte de Pétrarque est remodelé, transformé par les traductions et les réécritures : Cécile Alduy parle de « canonisation par la glose, d’annexion française de Laure3 et de familiarisation du public à la poésie des modernes. »
6Si les éditions et les traductions de Pétrarque recomposent le recueil et changent l’ordre du manuscrit, elles changent également le sens de l’œuvre et son interprétation. Les Amours, affichant la référence à Pétrarque, ne reprendront pas certains traits essentiels, comme la bipartition du livre entre vie et mort de l’aimée ou la conversion finale du poète qui quitte l’amour terrestre et se tourne vers l’amour sacré. Ainsi, on reprend un certain Pétrarque, modifié. D’où la conclusion de C. Alduy : « Il faut donc nuancer le poids de l’héritage pétrarquien sur le mode d’organisation des Amours4. »
7La tension entre unité et diversité présente dans le Canzoniere se retrouve dans les différentes traductions : le premier poème du recueil de Pétrarque qui fait état de la variété du recueil désigné comme rime sparse et qui tient ensemble le style varié et la rétrospection unifiante ne sera pas traduit par Peletier et ne sera pas repris par Scève, Du Bellay ou Ronsard. Pétrarque est diffusé grâce à des florilèges, des anthologies qui favorisent une lecture non linéaire mais paradigmatique où les poèmes constituent des unités auto-suffisantes et interchangeables. Les anthologies présélectionnent pour les poètes français les principaux motifs pétrarquistes. Une lecture fragmentaire entraîne une réécriture fragmentaire. L’influence de Pétrarque est donc à nuancer puisque les poètes français refusent systématiquement les marques structurelles distinctives du genre du canzoniere qu’ils importent. Les poètes français ont plus repris le sonnet comme genre poétique que la poétique du recueil pétrarquiste.
8Cécile Alduy montre également les différences entre les recueils d’amours et les recueils poétiques du début du XVIe siècle et la progressive émergence de la notion de recueil poétique au cours de la première moitié du siècle. Les premiers recueils français de poésie amoureuse étaient collectifs et anonymes. Selon C. Alduy, « la persona du poète-amant dûment identifié n’est pas encore la clé qui resserre l’œuvre autour de soi5. »
9Dans ces ouvrages, il n’y a pas d’unité lyrique ni d’identification entre le Je lyrique et l’auteur. Ainsi, Le Jardin de plaisance et fleur de rhétoricque, premier recueil amoureux, publié en 1501 par Antoine Vérard, peut se lire de manière suivie et romanesque puisqu’un long poème narratif sert de cadre (à la manière du roman allégorique médiéval), ou bien de manière fragmentaire, par extrait. Les recueils d’Amours rompent avec cette pratique du recueil de compilation anonyme : l’unité formelle de la Délie de Scève ou de L’Olive s’oppose donc à la pratique du florilège d’amours. Une étape importante vers la construction du recueil comme unité est franchie par Clément Marot avec L’Adolescence clémentine (1532) : la poétique du recueil n’est plus une simple somme de pièces juxtaposées mais une configuration symbolique construisant une figure de l’auteur en évolution de la jeunesse à la fin de l’ « adolescence ». La section des épigrammes de L’Adolescence clémentine peut-elle être considérée comme un proto-Canzoniere ? On est loin de l’amour unique pétrarquisant, et l’amour reste une thématique minoritaire. Marot se situe dans une esthétique de la variété, alors que Scève, Du Bellay et Ronsard adopteront une esthétique de la variation.
10C’est entre la publication de Délie en 1544 et celle des Amours de Ronsard en 1552 que le genre des Amours prend naissance. Cécile Alduy souligne la nouveauté radicale du recueil de Maurice Scève qui se distingue par un triple refus de la variété formelle, de l’orientation narrative du modèle pétrarquiste, de la multiplicité des voix et des thèmes. Cette œuvre adopte une mise en scène minimaliste, efface toute structure narrative et chronologique, ne s’inscrit pas dans l’habituelle esthétique de la variété, choisit la répétition. Délie se caractérise par la construction d’une persona poétique qui donne une unité au recueil.
« L’unité lyrique resserre la fiction autour d’un couple unique et d’une thématique exclusivement amoureuse6. »
11Du Bellay adopte lui aussi un seul genre, le sonnet, dans L’Olive. Face à cette tendance à l’unification du recueil par l’utilisation d’une seule forme poétique, se dégage une tendance à la variété formelle dans les Erreurs amoureuses de Pontus de Tyard ou chez Baïf. Les Amours de Ronsard marquent la consécration du genre : en choisissant le titre d’Amours qui ne laisse présager d’aucun style ni d’aucun ton, le poète baptise le genre. L’enjeu de Ronsard est d’ « effacer Pétrarque en le réécrivant7 ». Il s’agit de réécrire, de proposer des variations sur des thèmes bien connus. Cécile Alduy examine les commentaires de Muret et de Belleau sur les Amours de Ronsard et montre comment « se fait jour une conscience globale de l’œuvre où chaque poème est comparé au paradigme général dont il est une énième incarnation au lieu d’être intégré à une suite où il serait placé dans un rapport de contiguïté avec ses congénères8. »
12La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse à la genèse des œuvres et montre comment se constitue le recueil à partir de poèmes épars, écrits de manière indépendante. Ne disposant pas de brouillons des poètes, la critique génétique repose ici avant tout sur une étude du montage du recueil, de sa dispositio. Cette étude du montage du recueil montre comment se crée la cohérence de l’œuvre, notamment en comparant les différentes éditions des recueils augmentés et recomposés par les poètes.
13Cécile Alduy analyse comment les auteurs mettent en avant eux-mêmes l’idée d’une composition des recueils dans le paratexte des recueils. Les préfaces et autres textes liminaires proposent une image de l’auteur et de son recueil, image qui glisse bien souvent vers la fiction. Mais cette représentation biaisée est riche pour l’analyse.
14Il s’agit donc de montrer comment sont présentées dans le paratexte les théories et les pratiques de la dispositio. Ainsi, l’Amalthée de Buttet a été l’objet d’un minutieux travail de réagencement à partir de sonnets isolés. On constate que la mise en recueil reste secondaire : de nombreux poètes morts prématurément n’ont pas regroupé leurs sonnets en recueils d’Amours. La Boétie n’a pas regroupé ses sonnets avant de mourir. Certains recueils d’amours émanent directement des éditeurs : en 1568, huit ans après la mort de Du Bellay, Frédéric Morel édite Les Amours de J. du Bellay, où sont assemblés 29 sonnets amoureux écrits dix ans après L’Olive. On retrouve cette pratique dans Les Amours de Jodelle, recueil posthume au titre inventé par l’éditeur. L’image donnée du recueil dans les préfaces est double : certains insistent sur la cohésion du recueil, comme Peletier du Mans qui présente son Amour des Amours comme un chaos devenu monde ; d’autres (Du Moulin, Magny) comparent le recueil à un amoncellement et non à un édifice solidement charpenté. Des images métatextuelles envahissent le texte pour désigner le mode de composition des recueils : Ronsard évoque l’abeille butinant les fleurs pour désigner son activité poétique, de même qu’Etienne Pasquier.
15Le paratexte met souvent en avant la fiction d’une origine biographique de l’écriture des Amours. Ainsi, le recueil, dans sa discontinuité, aurait une fonction mimétique et figurative. S’affirme peu à peu l’idée d’une écriture naturelle et personnelle qui assure une unité minimale au recueil comme expression unitaire d’une seule personne.
16Il faut mettre en parallèle les théories de la dispositio avancées dans le paratexte et les pratique éditoriales de réédition et de recomposition. Cécile Alduy analyse les changements entre les différentes versions des Amours de Ronsard (1552, 1553) et de La Clarté amoureuse de Louis Le Caron. Dans la deuxième version des Amours, Ronsard ajoute trois chansons encadrant l’ensemble de sonnets. C’est un moyen de se démarquer de L’Olive qui aspirait à une parfaite unité. Ronsard incruste ou déplace de nouvelles séries de poèmes. Seuls trois sonnets ont été ôtés et le poète enrichit le recueil par ajouts. L’édition de 1553 manifeste également une esthétique du contrepoint, car Ronsard introduit un poème tragique au sein de sonnets mignards. Les poèmes inédits se raccrochent aux anciens par concordance, de clausule en clausule. Le retour de motifs et la répétition de « signifiés passe-partout » donnent une cohérence à l’ensemble. Ronsard entrelace les séries pour créer une forme de cohérence et cette image de l’entrelacement est elle-même représentée dans un sonnet métapoétique. Au lieu de réorganiser par masses, le poète insère de nouveaux poèmes dans la structure du recueil de 1552.
17Le cheminement de Louis Le Caron est inverse : de La Clarté amoureuse(1553) à la Poésie (1554), le poète passe de la variété formelle à l’absolu du sonnet. Dans la Clarté, six genres étaient présents (sonnet, chant, épigramme, ode, élégie). Dans la Poésie, des poèmes de 15 ou 16 vers sont transformés en sonnets. Le premier recueil est ondoyant, le second est tiré au cordeau. Ce changement est d’ordre esthétique et philosophique car le projet du second livre est beaucoup plus platonicien : dans ses Dialogues (1556), Le Caron, platonicien convaincu, propose un idéal de la forme parfaite qui peut expliquer l’unification formelle de la seconde version : « d’une version à l’autre, l’auteur semble s’émanciper intentionnellement des circonstances biographiques qui ont présidé à la composition des poèmes amoureux pour construire une image idéalisée et atemporelle de sa Poésie9 ». En dix mois d’intervalle, il supprime la seule référence biographique du recueil (la mort de Claire, reprenant la mort de Laure de Pétrarque), il réécrit le dernier sonnet de manière plus abstraite. Cette unification et cette abstraction grandissantes rapprochent Le Caron du modèle scévien. C’est surtout la fin du recueil qui est changée d’une version à l’autre : l’auteur supprime 26 poèmes, en ajoute six. Cette réduction finale implique une reconfiguration du livre et un recentrage, qui entraîne une réécriture du début du livre : il ajoute vingt sonnets métapoétiques où il joue sur le nom de Claire. La seconde édition montre une nette inscription de l’œuvre sous une unité fictionnelle, onomastique et symbolique.
18Ainsi, les recompositions de recueils reposent sur des ajouts, des suppressions qui changent l’ensemble du recueil ainsi que la signification des poèmes qui le composent. C’est le bilan que tire Cécile Alduy de ces comparaisons d’éditions : « Ronsard et Le Caron procèdent par incrustation de séquences plus que de poèmes individuels, révélant l’existence d’un niveau de perception intermédiaire du type d’unités qui composent les œuvres10. »
19Ces modifications de recueil d’édition en édition ne tendent pas uniquement à présenter une œuvre plus achevée, plus unie. Au contraire, il y a dans certains recueils une véritable esthétique de l’inachèvement, affirmée d’éditions en éditions : le recueil appelle toujours une suite mais constitue à lui seul un ensemble. Le recueil parait comme un tout fragmentaire. En comparant la première et la seconde édition de L’Olive, on constate que Du Bellay présente son ouvrage comme la préfiguration d’une œuvre plus complète. La préface de 1550 semble encore confirmer une conception anthologique du recueil, où le lecteur prend un poème au hasard, comme le convive d’un banquet prend un plat selon son goût. Du Bellay a construit le deuxième recueil de manière circulaire, en dessinant des cycles, il a ménagé des effets de fausse fin et de nouveaux départs dans le livre. Cette structure en spirale a été reprise par bon nombre d’imitateurs. Les Amours sont généralement suivis de continuations, donnant au lecteur l’idée que la fin du recueil n’est qu’une rémission. Ainsi, les effets de structure ou de clausule du recueil, les récurrences, ne sont pas incompatibles avec une vision fragmentaire du recueil, extensible et prolongeable dans d’autres livres.
20La contexture même du livre illustre une tension entre une unification de façade et une diversité effective du recueil. Cécile Alduy rappelle quelques données de l’édition au XVIe siècle : plusieurs recueils (voire d’auteurs différents) peuvent être publiés dans le même ouvrage. Ronsard publie le cinquième livre des Odes avec ses Amours. On peut observer au milieu du XVIe siècle un passage du livre collectif au livre conçu comme œuvre individuelle. En effet, la pratique du recueil collectif et varié traditionnel subsiste : dans la Continuité des Amours de Ronsard, on trouve des poèmes publiés par Belleau, Magny publie des poèmes de Salel avec ses Amours. L’unité fondamentale reste donc le livre imprimé et non vraiment le recueil d’Amours. Cette diversité interne du livre montre que l’unité du livre est plus une posture d’auteur qu’une donnée concrète, observable concrètement dans les ouvrages.
21La troisième partie de l’ouvrage définit une poétique du recueil des Amours. Il s’agit de montrer comment se structurent les textes dans une perspective dynamique, celle de la lecture qui rééquilibre au fur et à mesure : Cécile Alduy ne cherche pas à démontrer la structuration parfaite et unifiée des recueils. Au contraire, il y a plusieurs niveaux connivents et concurrents de structuration.
22L’unité serait donc un effet du texte, une façade savamment construite par les auteurs. Il s’agit de construire le recueil pour séduire le lecteur. La métaphore du bâtiment revient pour désigner l’œuvre de Virgile chez Peletier. Mais derrière cette unité de façade, le texte reste pluriel, fondamentalement discontinu, découpé en citations à réutiliser, suivant la pratique des recueils de lieux communs fréquemment utilisés comme supports de la création à la Renaissance. En effet, les poètes soignent particulièrement le début et la fin des recueils pour donner à leur œuvre un aspect architectural. Ces ouvertures, qui font office de decorum, façonnent une image unitaire du livre, conformément à une esthétique du masque et du trompe-l’œil. Ainsi, les préfaces des recueils reprennent l’image d’un jardin bien ordonné pour désigner le livre. Parallèlement, chez Ronsard et Des Autels, on place en tête de recueil des portraits à l’antique de l’auteur et de son aimée. Ce portrait inaugural comporte un premier leurre : les Amours offrent en frontispice une image idéale de soi qui efface les contingences historiques et met l’auteur en compétition directe avec les auteurs de l’Antiquité. Le portrait de la dame en médaillon, repris par la majorité des poètes après Ronsard, devient un signal générique et figure la présence de la dame absente, liant ainsi tous les poèmes sous cette image. Le médaillon concentre en lui tous les motifs poétiques qui seront développés dans le recueil (yeux, chevelure, lèvres…). Il ressemble ainsi à un art de la mémoire, permettant de tenir ensemble tous les thèmes. De même, les pièces de clôture des recueils permettent de rassembler aussi les motifs principaux : le vœu a une fonction d’encadrement, la devise du poète revient régulièrement et crée un effet de bouclage, raccrochant les morceaux du recueil ensemble. Les poèmes de recommandation en début d’ouvrages tissent des comparaisons entre les différents recueils et créent une impression d’unité du genre, d’œuvre en œuvre. Ils ont à la fois une dimension structurante, une fonction programmatique et servent de signal générique. Ainsi, Du Bellay écrit que l’entreprise de Grévin chantant Olimpe lui rappelle le temps où il chantait son Olive.
23L’unité est donc un effet d’optique voulu par le poète. L’examen du contenu des livres révèle en effet une grande diversité, ce que Cécile Alduy appelle le « chaos des profondeurs ». Unité et diversité sont quelquefois thématisées dans les poèmes. Ainsi, la diversité formelle se maintient chez Ronsard, dans la Nouvelle continuation des amours et la fluctuation des genres devient une illustration de l’inconstance amoureuse. Mais si de nombreux recueils reprennent toute une série de passages obligés, de signaux génériques, ils ne sont pas pour autant réductibles à un seul modèle unique, dérivé de Pétrarque. Il y a une réécriture constante de la tradition pétrarquiste. Le genre se constitue par sédimentation de traditions, par reprises et allégeances à des modèles, mais également par variation et différenciation.
24L’unité affichée peut résulter quelquefois du trompe-l’œil. Certains recueils en apparence fortement charpentés et structurés ne sont pas véritablement unis par les éléments de structure avancés par les auteurs. Ainsi, dans la Délie, les emblèmes reviennent à intervalle régulier et devraient avoir une fonction structurante forte par leur récurrence ; mais il y a une véritable discordance entre l’image et les poème subséquents. On a ici un cas d’architecture décorative où la structuration formelle ne correspond pas à une structure interprétative. « A travers la succession des vignettes, c’est donc une série autonome qui est plaquée arbitrairement sur la suite discontinue des dizains11. »
25De même, dans L’Olimpe de Grévin, les chansons scandent le discours amoureux, divisant le livre en sections de dix sonnets. Ces chansons, de tonalités variables, illustrent un cas de régularité purement formelle et non signifiante :
« Loin de structurer autour des points forts, les chansons viennent parfois interrompre une séquence de deux ou trois sonnets sur un même motif12. »
26La chanson a donc une fonction rythmique et ornementale.
27Ainsi, certains éléments apparemment structurants sont des effets de surface et des illusions d’optique. Ils essaient de plaquer une forme de cohérence purement formelle sur un ensemble de textes discontinu. Cécile Alduy compare ces phénomènes de structuration de surface à certaines techniques d’art courantes à la Renaissance comme la marqueterie.
28Cécile Alduy invite le lecteur des Amours à ne pas se laisser prendre au « leurre de l’identité formelle ». Ce n’est pas la répétition d’une même forme poétique tout au long du recueil qui assure l’unité de l’ouvrage. On peut observer des variations au sein même de la forme : « L’unité formelle n’est donc souvent, elle aussi, qu’un effet d’optique13 ». Même lorsque le recueil n’a recours qu’à une seule forme poétique, la répétition formelle n’aboutit pas nécessairement à l’impression d’unité du recueil. La mise en page des poèmes isolés sur la page souligne la discontinuité de la lecture :
« Plus un sonnet forme un système clos sur lui-même, saturé de relations internes et surdéterminé par ses propres dominantes, plus il se referme sur sa propre cohérence et se coupe des autres textes. L’autonomie de chaque poème semble donc faire de leur rassemblement une gageure et de la nature du texte du recueil une utopie14. »
29L’absence de narration effective le long des recueils accentue cette discontinuité de la lecture : la lecture est moins linéaire que paradigmatique et les différents poème sont liés par des attaches purement lexicales ou par la rime. L’art des enchaînements est lui-même soumis à la poétique de la variation qui régit l’écriture des sonnets et l’esthétique du recueil entier.
« Les tentatives de lecture linéaire sont ainsi constamment mises en échec par l’autonomie fondamentale de chaque pièce, alors même que toutes semblent se répéter. […] Hormis les premières et dernières pièces, l’ordre de succession des poèmes devient fondamentalement réversible15. »
30Selon Cécile Alduy, c’est « la poétique de la variation qui fonde l’unité et la discontinuité du recueil amoureux ». En effet, entre les différents poèmes composant le recueil, ce sont les reprises lexicales, les échos intra textuels qui créent une impression d’unité et de cohérence, chaque poème convoquant l’ensemble du recueil comme source de l’écriture. L’auto-citation fonctionne comme principe de raccordement. Ainsi, « l’unité du tout passe non pas par une organisation architecturale claire, mais par un maillage minutieux16. »
31Le tissage, fortement thématisé à travers des images poétiques des rets ou de la « toile d’Yraigne » (emblème XLVI de Délie), bonne image du recueil avec ses lignes de fuite et son espace ajouré, chez Scève et Ronsard, est le véritable mode de liaison du recueil et permet de concilier unité et discontinuité.
« La variation est à la fois le mode d’engendrement des pièces et le principe d’agencement du recueil17 ».
32La lecture des recueils est pluralisée et plusieurs parcours sont rendus possibles par ce tissage : lecture linéaire, lectures thématiques, lectures verticales. Cécile Alduy montre qu’il subsiste dans les recueils des éléments hétérogènes, et que cette « présence d’éléments hors-système fait partie intégrante du canzoniere et de son sens ». Le recueil fonctionne donc comme un lexique que le lecteur reconnaît et assemble à son goût et « le principe de l’écho à distance permet de respecter la discontinuité des pièces tout en créant un effet de répétition qui favorise une lecture totalisante du recueil ».
33Cette naissance du genre des amours est enfin replacée dans la perspective du programme poétique et théorique de la Pléiade : en effet, les Amours permettent d’enrichir la langue par la reprise et la variation sur des motifs communs, poussant les poètes à la diversification lexicale. Barthélémy Aneau s’est élevé contre cette tentation du recueil-lexique, critiquant le mode d’organisation par répétitions et reprises de termes.
34Enfin, Cécile Alduy propose de voir dans cette forme de poésie amoureuse une tentative d’aborder le grand genre : en effet, l’épopée réapparaît par la bande chez Ronsard qui emploie des termes guerriers pour parler d’amour et remplit les Amours de références au corpus homérique. Le genre des Amours se définit par rapport à l’épopée, seul genre digne de figurer au panthéon littéraire et les Amours tentent de récupérer le prestige du grand genre. On attribue à la poésie amoureuse la copia et les fonctions du genre héroïque et le recueil amoureux remplit la fonction épique de consécration collective et individuelle, selon Cécile Alduy. De plus, les Amours peuvent reprendre certains traits de la poétique de l’épopée comme l’ornementation, l’ekphrasis, l’abondance du style, la longueur du poème. Cécile Alduy voit finalement dans les amours un prélude à l’épopée qui donne l’immortalité.
35Cet ouvrage de Cécile Alduy propose en définitive une vision générale et synthétique des recueils d’Amours du XVIe siècle et montre comment se crée une progressive unification par tissage, par reprise et variation sur des motifs bien connus. Par delà l’impression d’unité de façade, subsistent des formes d’hétérogénéité, des ensembles modulaires, réorganisables, le « chaos des profondeurs » pour reprendre la belle expression de Cécile Alduy. Loin d’être des monuments structurés à l’extrême, les recueils sont des ensembles discontinus qui masquent leur discontinuité. L’analyse de Cécile Alduy a ainsi le grand mérite de proposer une réflexion sur la dispositio poétique qui n’aboutit pas à corseter le texte mais à en montrer les différents parcours de lecture. Plutôt que d’exhiber la structure, on souligne les effets de structure finement esquissés par les auteurs, retrouvant ainsi la lecture dynamique des recueils, celle du lecteur retrouvant une image, un motif, une structure.