Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Février 2009 (volume 10, numéro 2)
Muguraș Constantinescu

Le texte étranger en question

Le Texte étranger, travaux 2004-2006,sous la direction de Claire Joubert, Presses de l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis, Travaux et documents, n° 31, 2006.

1Nommée par Goethe, Weltliteratur, la littérature mondiale préoccupe les chercheurs et les théoriciens et intéresse les maisons d’éditions qui publient en traduction de nombreux titres faisant partie du grand patrimoine du monde, titres aptes à façonner autrement la littérature nationale qui les accueille. Mais avant d’entrer dans le patrimoine universel, toute littérature commence par être contemporaine de son époque et de son public et se trouve en quête d’identité et de dialogue. On la nomme souvent « littérature étrangère » ou, avec un grain de modernité théorique, « texte étranger ». Elle est dans ce qui suit l’objet de quelques réflexions issues de la lecture d’un intéressant ouvrage sorti par un groupe de recherche intitulé justement « Le texte étranger ».

2Dans la série récemment inaugurée, « Travaux et documents », les Presses de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis viennent de publier le volume collectif Le texte étranger qui réunit les travaux du groupe de recherche déjà mentionné du Département d’Études Littéraires Anglaises, dirigé par le professeur Claire Joubert. En partant de l’idée que la « littérature étrangère » est une discipline du savoir à part entière, les chercheurs du groupe réfléchissent sur la question de l’étranger dans le contexte très actuel des « dimensions multiculturelles des mondialisations » et se proposent de définir la « place singulière de la littérature étrangère dans la carte des savoirs ». Dans la « Présentation » de l’ouvrage la directrice du groupe de recherche retrace l’histoire de la publication qui, lancée comme une publication interne -Poétique de l’étranger- a évolué vers une revue en ligne, pour prendre finalement la forme du présent volume.

3Les quinze articles des enseignants-chercheurs et des doctorants du groupe donnent une idée de la diversité et de la richesse de la recherche menée au niveau du laboratoire et de ses partenaires universitaires de Paris 13, d’Orléans, de Rennes ou de Campinas du Brésil. L’étranger et l’altérité sont tantôt associés à la littérature, tantôt aux mots et à la langue, tantôt à la pensée et même au « paysage étranger ». La dimension culturelle est partout présente et souvent le texte étranger est vu en étroite liaison avec la traduction qui le transporte et le fait connaître ailleurs.

4La plupart des auteurs analysés par les différents chercheurs sont anglophones –Virginia Woolf, Judith Butler, Angela Carter, Margaret Atwood, Caryl Phillips, Gary Lutz – d’autres sont bilingues dans leur écriture comme Beckett, Pasolini ou exilés et marqués par plusieurs langues comme Nathalie Sarraute, Copi, Bianciotti, Kundera ou tout simplement préoccupé par une langue étrangère pour l’analyser en théoricien comme Mallarmé et pour la traduire à travers des textes patrimoniaux comme Maeterlink.

5L’article inaugural, dus aux professeurs Marie-Dominique Garnier et Chantal Zabus de Paris 13 et, respectivement, Paris 8 exploite et explore les potentialités du traduire, analyse le « juste traduire » en partant d’un fameux nom propre, Jacques Derrida, qui, au bout d’une réflexion sur l’altérité et l’altération, où déconstruction et retraduction se rencontrent, peut se lire comme « de-reader ».

6Pour rester dans la réflexion sur la traduction et le traduire, on peut évoquer aussi les contributions d’Antoine Cazé, de Camille Fort, d’Elena Truuts et de Claire Rosé, qui tous, envisagent, sous une forme ou autre, le texte étranger à travers la problématique de la traduction. L’article le plus intéressant, de ce point de vue, nous semble être celui du directeur du projet de recherche « La pensée étrangère », Antoine Cazé de l’Université d’Orléans, qui vise l’analyse du texte de sciences humaines en traduction et tout ce qui en découle comme exigences pour son traducteur, situé, par tradition, à mi-chemin entre « généraliste » et « spécialiste » : des connaissances culturelles considérables, une complexité conceptuelle et langagière à maîtriser, des modèles théoriques et des pratiques traductives de « transfert culturel » à connaître et à manier. S’appuyant sur quelques idées de Berman, de Katarina Reiss et de Jean-René Ladmiral, le chercheur d’Orléans hésite à classer le texte de sciences humaines dans la catégorie « semi-technique » ou bien « technico-littéraire » pour arriver à la conclusion que ce type de texte exige en fait une compétence plurielle qui comprend une compétence langagière, une technique, une culturelle, une documentaire, d’où la dimension proprement intellectuelle de ce type de traduction, dont la complexité est souvent ignorée.

7Professeur d’anglais à l’Université de Picardie, Jules Verne, Camille Fort s’intéresse surtout au traducteur, notamment - à travers une suggestion deleuzienne - à la « subjectivation trans-individuelle » du sujet traducteur qui est toujours invité à changer de parole en fonction de chaque nouvelle tâche de traduction. Le vrai traducteur, le grand traducteur ne serait pas celui qui laisse voir une énonciation individuelle mais, au contraire, celui dont l’énonciation se fait chaque fois autre, en aboutissant à une « transparence intense » conférée à l’écriture du texte traduit.

8Dans ses deux articles, Elena Truuts, doctorante à Paris 8, analyse, d’une part, les mots et la langue étrangère chez Nathalie Sarraute et, d’autre part, les idées sur la traduction présentes dans les essais critiques de Kundera. Comme le dernier article est consacré surtout aux conceptions artistiques de Kundera et moins à ses idées sur la traduction, le lecteur reste un peu sur sa faim, mais retient au moins que pour l’auteur tchèque, s’exprimant en français, la réussite du traducteur se mesure dans sa capacité de se rapprocher le plus possible du rythme de la phrase d’origine, idée, on le sait, chère aussi à Henri Meschonnic.

9Travaillant à une thèse de doctorat sur le théâtre de Maurice Maeterlinck, Claire Rosé de Paris 8 propose dans son article une très fine analyse de la traduction de la pièce de John Ford ‘Tis Pity She’s a Whore, rendue par l’auteur belge sous le titre d’Annabella et accompagnée d’une préface du traducteur. Le travail traductif de Maeterlinck semble être influencé par son expérience propre d’écriture ce qui conduit à un déplacement des modes de visée de l’auteur et à une certaine déperdition de la spécificité de l’œuvre de Ford mais également à un redoublement de la visée globale du texte original.

10Non loin du phénomène traductif, se situe les réécritures-traductions de Pasolini en dialecte frioulain qu’il essaie par cela élever au statut de langue, geste rare et presque insolite, analysé avec beaucoup de pertinence avec ses « incorrections » manifestes et sa portée littéraire et politique par le duos des doctorants de Paris 8, Isabella Checcaglini et Etienne Dobenesque.

11L’œuvre de Beckett et son refus de donner des réponses à la critique est analysée à travers quelques notions clefs comme indétermination, indistinction, indifférenciation, indéfinition par Mireille Bousquet, doctorante à Paris 8, tandis que les rapports entre exils et déplacements linguistiques chez des auteurs d’origine argentine comme Copi et Bianciotti font l’objet d’un intéressant et solide article signé par Pablo Gasparini, chercheur de l’Université de Campinas.

12Le problème de l’altérité, la langue étrangère et la dimension culturelle du texte étranger préoccupent dans leurs remarquables lectures les chercheurs Arnaud Regnauld, Isabella Checcaglini et Laïla Sahili El Faquer qui se penchent sur les textes de Gary Lutz, Nathalie Sarraute, Caryl Phillips.

13Avant de finir notre brève présentation, nous devons remarquer la place important accordée dans ce volume collectif à des études « féminines » signées par les doctorantes de Paris 8 Fatiha Mouadi, Andreea Ivanescu et Souad Slassi et portant sur l’œuvre de Virginia Woolf, Judith Butler, Angela Carter et Margaret Atwood ; les jeunes chercheuses se penchent dans leurs articles sur la poétique des intraduisibles « character », « androgyny » et « gender trouble » ainsi que sur les problèmes des « féminismes » anglais et américains, de leur différences, de leurs visions respectives sur le « féminin ».

14L’ouvrage Le texte étranger (Travaux et documents, 31-2006) fruit d’un travail d’équipe et d’atelier, n’épuise pas la riche problématique de l’étranger en tant que texte, pensée, langue mais ouvre des pistes d’analyses et de lectures très stimulantes. Il faut, sans doute, suivre toute la série pour en avoir une image globale de ce travail sérieux, solide, de longue durée de ce groupe de recherche passionné, dirigé par Claire Joubert, où jeunes chercheurs et chercheurs chevronnés se côtoient, et qui invite par des articles et des études souvent incitants à un véritable débat, à un dialogue intellectuel et interculturel de haute qualité.