Mémoire(s) au carrefour des genres
1Les huit articles réunis sous le titre Les genres littéraires de la mémoire par Pierre Demarolle et Marie Roig Miranda et parus en 2008 aux Presses universitaires de Nancy, s’inscrivent dans la continuité d’une réflexion poursuivie, à l’échelle européenne, par le groupe de recherche « XVIe et XVIIe siècles en Europe » de l’Équipe d’accueil Romania (EA 3465, Université de Nancy 2). Leurs premiers travaux, publiés en 2000, s’articulaient en effet déjà autour d’une réflexion conjointe sur les thèmes de la généricité1 (littéraire et plus généralement artistique) et de la mémoire2. Ici, « mémoire » et « genre » ne s’associent pas comme un « contenu » à sa « forme ». Il s’agirait plutôt d’une interrogation sur la manière dont le genre informe l’intention mémorielle et provoque, à chaque fois différemment, la mémoire — comme faculté — du lecteur. À chaque genre, c’est une mémoire différente qui est sollicitée et mise en œuvre : faculté naturelle ou artificielle (la « réminiscence » aristotélicienne qui fait l’objet de la cinquième et dernière partie de l’art oratoire), objet intentionnel de cette faculté, mémoire collective ou personnelle, mémoire extrinsèque (le texte se fait le promptuaire, le thesaurus d’une mémoire constituée indépendamment de lui) ou intrinsèque (le texte fabrique le souvenir comme sa finalité propre)3. La relation entre le « genre » et la « mémoire » ne relève donc pas de quelque élection transcendantale ou de quelque union fondée sur une généalogie des genres littéraire, mais bien sur une convenance, une adaptation pratique, légitimée par l’histoire littéraire4. Pareille approche historique des genres et de « l’écriture de la mémoire » (p. 8) explique l’unité d’une démarche menée sans préjudices par les différents auteurs qui ont contribué au recueil :
[…] alors que la littérature fictionnelle place souvent dans la perspective du passé les événements présentés comme vrais, la démarche est tout autre lorsque la personne qui écrit s’assigne pour but de soustraire à l’oubli des faits réels et assume publiquement cette ambition. On peut voir dans cette démarche le dénominateur commun aux divers « genres de la mémoire ». (p. 8)
2Cette démarche historique rejoint par ailleurs les scrupules des réflexions pragmatiques sur les genres5.
3L’enquête, européenne et strictement littéraire, n’envisage pas les genres fictionnels mais les genres directement référentiels6, au carrefour entre histoire et mémoire : livre de raison, élégie, biographie, cosmographie, mémoires, chronique, ou memorabilia. Alors que la plupart de ces genres sont des « lieux de mémoire » hérités d’une tradition rhétorique ancienne (la « tradition sur la mémoire » mise au jour par F. A Yates7) et relevant d’une mnémotechnique, comme art de composer et de penser, les « mémoires » — « genre de la mémoire » par excellence peut-être, mais genre « bâtard » — qui naissent avec les temps modernes, inaugurent une tradition d’écriture personnelle, à la confluence des genres institués8.
4Quatre articles s’inscrivent de manière plus ou moins prochaine dans la tradition rhétorique « sur la mémoire ». Selon cette tradition, la mémoire n’est pas une faculté psychologique intériorisée, mais une faculté pratique et artificielle (« réminiscence »), une mnémotechnique, procédant selon un dispositif discontinu de loci de mémoire et d’images frappantes (imagines agentes). Pragmatique du souvenir, l’écriture de la mémoire prend alors le plus souvent la forme du tombeau, du monument, du « lieu de mémoire », de l’exemplum moral. Elle relève donc davantage d’une sagesse prudentielle voire d’une éthique que d’un savoir historique. Nous présenterons les contributions appartenant à cette tradition selon une progression allant de l’écrit le plus discret, au texte à la continuité la plus élaborée, d’un recueil convoquant une mémoire extrinsèque et collective, à un poème personnel mettant en scène le travail de la mémoire « en acte ».
5Simon Goulart (1543-1628), pasteur calviniste et polygraphe, fait paraître à Paris en 1610 une compilation d’histoires tragiques et de mirabilia intitulée Histoires admirables et memorables de nostre temps. Par ce recueil qui appartient à la « culture de la curiosité9 » et de la variété propre au crépuscule de la Renaissance, Goulart comme le démontre Cécile HUCHARD10, entend faire œuvre de mémoire collective, ne sélectionnant, pour les transmettre à la postérité, que des faits contemporains, rapportés dans un style simple et nu. Répertoire factuel, discontinu, dépouillé de toutes notations subjectives, les Histoires mémorables, grâce à un dispositif didactique complexe élaboré par leur paratexte, ménagent plusieurs niveaux de lecture : leçon édifiante, puisque elles invitent à l’induction de lois morales à partir de la présentation de cas singuliers, frappants mais exemplaires ; méditation apologétique, quand elles mettent en évidence, en conclusion du récit, les signes, peut-être indéchiffrables mais irréfragables, de l’action de la Providence divine ; texte politique engagé qui, dans ses oublis apparemment les plus criants (la Saint-Barthélemy), sollicite par le biais de tacites analogies, la mémoire complice et polémique de son lecteur.
6En effet, si les allusions aux événements français les plus brûlants sont extrêmement ténues, ceux-ci sont présents en filigrane, de façon métaphorique, à travers d’autres faits plus lointains qui les exemplifient et doivent inciter à réfléchir aux enjeux politiques et moraux qui les sous-tendent. […] Ainsi ce texte qui se donne une vocation mémorielle, par ses silences et ses oublis même, chercherait-il à solliciter la mémoire de ses lecteurs. (p. 34)
7Autres compilations encyclopédiques, les cosmographies étudiées par Édith BISSAT11 ont aussi, explicitement, une vocation mémorielle collective et sont un appel lancé à la postérité. Support didactique, les cosmographies de la Renaissance tiennent pourtant moins du relevé d’observations que du palimpseste de réminiscences littéraires. Elles se veulent en effet d’abord les conservatoires d’une mémoire collective, nationale sinon nationaliste, tendant ainsi parfois vers l’écrit de « propagande ». Subjectivement, elles prétendent illustrer leur auteur et le nimber, aux yeux des Grands et de la postérité, de la gloire de ses devanciers les mieux renommés.
8Lieux de mémoire, ces sommes de faits spatiaux (cosmographie) ou historiques (chronique) reposent d’abord sur l’élaboration, la sélection et le traitement de l’information à transmettre. Le passage de l’événement vécu au fait textuel, et la mise en évidence des marqueurs formels permettant ce passage, sont au cœur de l’étude de P. DEMAROLLE sur l’évolution du genre de la chronique aux XVe et XVIe siècles12. Procédant, d’un point de vue génétique et cognitif, à la comparaison raisonnée de deux chroniqueurs, Jean Aubrion ( ?-1501) et Philippe de Vigneulles (1471-1528), l’auteur note une série de changements ténus mais significatifs, tels « le recul des item, une rédaction plus ample, nourrie de liens plus nombreux et plus explicites entre les faits, des perspectives temporelles plus riches, parfois un recul des notations chronologiques précises au profit du caractère littéraire du texte, de nouveaux rapports d’énonciation, mais aussi à l’insertion d’un texte dont la présence apporte en quelque sorte une information brute à plusieurs niveaux » (p. 58). La mise en forme de l’événement à garder en mémoire est donc déjà, fondamentalement, un geste interprétatif.
9L’art de la mémoire ne se résume toutefois pas à la mise en forme de données extrinsèques, telle que l’accomplissent le recueil de curiosités, la chronique ou la cosmographie. Plus intéressant est le cas où la forme littéraire œuvre elle-même à la production de la mémoire, à l’« édification du souvenir » comme à sa propre fin. L’élégie est par excellence le lieu de mémoire, « matériel, symbolique, fonctionnel13 », où le deuil contingent se subtilise en gloire éternelle et sacrée. L’analyse serrée du développement de l’épicède, telle que la mène Florence MADELPUECH-TOUCHERON14, révèle le procès, en acte, par lequel s’érige, dans le poème, le monument de mémoire. À la déploration, aux vertus cathartiques, de l’être défunt, succède la consolation, qui ouvre au « salut esthétique » (P. Ricoeur). Désormais « tombeau » littéraire, l’élégie funèbre, haussant l’image du défunt au statut d’exemplum, concilie dans une même célébration symbolique, « éternité du souvenir » et « avenir des vivants » (p. 91). La « pragmatique du souvenir » (p. 82) qui a donné au défunt « le temps et l’espace du passé » (p. 84) permet d’« enterre[r] les morts comme moyen de fixer une place aux vivants15».
10Ainsi des genres en apparence très divers — du plus discret au plus cohérent, du plus anonyme au plus personnel — peuvent être compris comme des surgeons, des avatars tardifs, de l’antique tradition rhétorique des « arts de la mémoire ». La Renaissance cependant a vu, dans les marges de cette tradition oratoire, la naissance puis l’avènement d’un genre nouveau, à l’identité indécise, et qui peut à bon droit prétendre au titre de « genre de la mémoire » par excellence : les « Mémoires », issus de la rencontre de genres institués16.
11Aussi naturelle qu’elle puisse apparaître à la lecture des mémoires de l’âge classique, la prise de parole, sinon « autobiographique », personnelle, franche et directe, a été conquise de haute lutte. Une lutte plus littéraire qu’existentielle, dont trois articles nous permettent de jalonner la longue et douloureuse généalogie.
12Dès le premier tiers du XVIe siècle, le livre de raison d’un parlementaire parisien, Nicolas Versoris, offre un récit « autobiographique » à l’état brut, degré zéro de l’écriture mémorialiste, qui vaut moins comme témoignage personnel que comme émanation représentative d’une classe sociale, contribution à une histoire des mentalités, celle « de la bourgeoisie parisienne » sous François Ier, ainsi que l’explique Madeleine LAZARD17. Dépassionné, dépourvu de toute inflexion singulière, le récit des événements quotidiens s’égrène comme un enregistrement factuel sans autre fonction ni finalité que l’accomplissement indéfini d’une pulsion ou d’un désir de narrer. D’un point de vue aussi bien littéraire que méthodologique, le récit « autobiographique » se dégage mal ici de la chronique ou du récit annalistique.
13Autre source générique, évidente, à la naissance de l’entreprise personnelle des Mémoires, le « récit de vie », sous toutes ses formes, ana, portrait, ou biographie. En effet, comme l’a montré Francine WILD18, selon le degré de complicité ou d’intimité que le narrateur-biographe entretient avec son modèle, le « récit de vie » peut aisément prendre la tournure d’une « autobiographie par personne interposée » (p. 115) ou de « mémoires hétérodiégétiques », le paradoxe de la formule n’étant qu’apparent. L’évolution du lien qui unit le narrateur-biographe à son modèle au cours du XVIIe siècle confirme cette tendance : à l’hommage sans nuance sur fond d’amitié idéale qui semble dominer au début du siècle, succède progressivement une autre attitude testimoniale, faite de « discrétion grandissante » et d’« empathie complète » vis-à-vis du modèle portraituré. Cette nouvelle attitude, liée à l’avènement de la « culture de la conversation », intime et individualiste, contribue notoirement à transformer les « récits de vie », de morceaux d’éloquence démonstrative qu’ils étaient, en « mémoires indirects ».
14 Les « Mémoires » ne sont donc pas d’abord l’écrin d’une mémoire personnelle, mais un conservatoire littéraire. Indécise et hybride, l’identité de ce « genre de la mémoire » par excellence ne s’est pas forgée uniquement à la confluence des genres historiques ou référentiels (chronique, récit de vie, livre de raison, etc.). Il a également fait siens les procédés de genres fictionnels comme le roman, l’épopée ou le drame. Exemplaire dans les Mémoires du Cardinal de Retz, à la fin du siècle, cette innutrition est tout aussi perceptible dans les Mémoires de Marguerite de Valois, écrits sous Henri IV. Selon Laurent ANGARD19, la contamination générique y sert un double projet, cathartique et éthique, la Princesse entendant corriger le portrait flatté que Brantôme a laissé d’elle, en faisant miroiter l’ethos maîtrisé et intime d’une femme lettrée. « C’est […] un moyen pour elle de se purger, dans cette tension entre le présent et le passé, des passions qui l’assaillent au moment même de l’acte de ressouvenance, et qui résultent finalement d’un passé encore très vif. L’écriture de ses Mémoires est dès lors à comprendre comme la rectification de sa vie, mais aussi comme le moyen de lutter contre certaines passions — dans une acception plus moderne, nous pourrions parler de ressentiments — qu’elle a encore en elle en 1594. » (p. 163)
15 Deux itinéraires, distincts quoique se croisant, se dessinent donc sur la carte des genres de la mémoire aux XVIe et XVIIe siècles. L’un fraye une voie nouvelle et personnelle en assimilant les genres institués jusqu’à devenir l’emblème même du « genre de la mémoire ». L’autre, au terme d’une longue tradition rhétorique, se divise en une efflorescence de genres, dédié chacun à une vocation mémorielle singulière.