Bacchantes diachroniques
1Kalliopi Exarchou nous invite à un voyage initiatique à travers l’histoire du théâtre. Tout commence avec le dieu Dionysos ou Bacchus, « le chef du chœur des étoiles flamboyantes i», le chef des bacchantes. Du théâtre antique à la dramaturgie contemporaine, l’auteure étudie les héroïnes tragiques de tous les temps. Le point de départ en est les personnages féminins de la tragédie grecque, ces héroïnes-ménades, Antigone, Électre, Clytemnestre, Médée, Phèdre qui incarnent la parole intime et révolutionnaire, la passion au féminin. L’étude se focalise sur le côté dionysiaqueii de ces héroïnes attachées chacune à leur destin, rivalisant avec la convoitise, la culpabilité ou la mort, enchaînées toutes au même arbre généalogique des femmes- archétypes au sein de la dramaturgie.
2L’ouvrage a d’abord pour ambition de faire prendre conscience au lecteur des procédés qui font émerger la passion dans le corps et l’âme des ces figures mythiques (le substantif πάθος dérive du verbe grec πάσχω=souffrir). Pour faire cela, l’auteure se réfère principalement aux théories psychanalytiques et féministes de Julia Kristeva et Luce Irigaray qui tissent le fond théorique du présent volume. D’après Exarchou, le terme, récurrent dans son travail, de la « révolte intime », emprunté à Kristeva, évoque la transformation de la parole en discours de délivrance qui se heurte au carcan de la loi patriarcale. Au fur et à mesure que l’analyse de différentes tragédies ou pièces de théâtre progresse, un chœur de femmes est né ; chœur que l’auteure dénote comme celui de Bacchantes d’Euripide, dénotation riche en prolongements mais qui reste peu développée.
3C’est particulièrement la passion au féminin et son rapport avec la parole intime et révolutionnaire qui intéresse l’auteure. Dans cette étude, plutôt courte pour une thématique d’une telle ampleur –au total cent trente pages –, organisée en deux parties, le corpus de travail souffre de sa disparité. La première partie, intitulée « aspects des passions », décrit les actes révolutionnaires de ces héroïnes en commençant par la figure emblématique d’Antigone. Ce n’est pas par hasard qu’un tel choix s’est effectué, car comme avance George Steiner dans son célèbre essai « les Antigones excèdent tout inventaire iii». De nombreux critiques se sont penchés sur cette figure mythiqueiv. Décrire la passion d’Antigone comme celle du devoir humain évoque certes la révolte intime contre un monde patriarcal qui l’opprime mais les pistes suivies manquent malheureusement d’originalité. À la suite de Sophocle, des Antigones s’enchaînent qui incarnent dans l’histoire du théâtre une « singularité » passionnante. Exarchou nous rappelle celle de Robert Garnier (xvie siècle) dont la version fait preuve d’esprit chrétien et nous plonge dans le monde de la piété et de la charité, puis celle de La Thébaïde de Racine (xviie siècle) où la passion attendrissante d’Antigone « se rattache à une fermeté paisible et incontestable d’une sacrificatrice prête à guider le cérémonial ». Par la suite, chez Anouilh (xxe siècle), l’Antigone se met à la tête des héroïnes adolescentes qui agissent en tant que rebelles de la vie. Tandis que l’Antigone de Yourcenar (xxe siècle), se présente en tant que prêtresse flamboyante de cette cérémonie des passions et s’affecte, plus que les autres, de déchirements cruels, offrant ainsi son corps et son esprit au sacrifice.
4L’auteure passe ensuite à l’étude des personnages d’Électre et de Clytemnestre qui jouent avec passion le jeu de la vengeance. Électre est une réplique d’Antigone, car toutes deux représentent l’absolu ; mais à la différence d’Antigone, elle est enveloppée par l’âcreté, la haine et la vengeance, sans aucun motif sublime. Sophocle et Euripide ont traité le même mythe, cependant l’Électre de Sophocle est plus lyrique que celle d’Euripide, perdue dans un monde de désordres. Et à nouveau d’après Kristeva, Exarchou note que l’attachement par prédilection à son père apparaît comme un alibi au renoncement de sa propre nature, à la jalousie pour la mère désirable. Imprégnée du contexte socioculturel de son époque l’Électre de Hofmannsthal est sous l’emprise des projections psychopathologiques qui hantent l’âme féminine des aristocrates et bourgeoises au début du xxe siècle. Quant à l’Électre de Giraudoux, elle ose dire sa confusion ténébreuse d’amour-haine pour la mère. Dans O δείπνος v(La Cène) pièce de théâtre du dramaturge grec Iakovos Kampanellis, Électre est enfin délivrée de toute haine ou ingratitude vis à vis de sa généalogie maternelle. De la fille à la mère, dans Agamemnon d’Eschyle et dans Iphigénie à Aulis d’Euripide, Clytemnestre, figure féminine et maternelle à la fois, se venge en tant que mère puis en tant que femme. Quant à la Clytemnestre de Yourcenar, l’accent est mis sur la passion amoureuse de cette femme qui a sacrifié sa vie et celle de sa fille pour un époux affreux. Exarchou utilise le concept d’ « abjection » afin de définir la démarche passionnelle et vengeresse de Clytemnestre. Chez Kampanellis, dans Γράμμα στον Ορέστη (Lettre à Oreste), Clytemnestre, archétype maternelle, laisse apparaître toute l’ambigüité de son rôle de femme, mère, épouse et amante. Dans Clytemnestre peut-être de Staïkos, elle devient symbole dionysiaque de la passion érotique, « voix révolutionnaire » contre la loi masculine, revendication guerrière des droits féminins à la jouissance.
5Exarchou évoque aussi Médée, symbole de l’amour désespéré, femme passionnée et trompée, qui prononce un discours proprement féministe dans la pièce homonyme d’Euripide. Héroïne d’une tragédie absolue, elle incarne l’identité féminine profondément blessée et elle se métamorphose en amante du deuil. Chez Corneille, elle devient de surcroît enchanteresse, « terroriste qui passe à l’acte » d’après la formule qui crie l’anachronisme et moyennement réussie de l’auteure. Chez Anouilh, il prévaut le refus de sa condition féminine. Médée devient cet être humain qui lutte au carrefour de la dépression et de la haine et finit enveloppée par les flammes. De Médée à Phèdre, la folie de la passion amoureuse joue toujours le premier rôle. Euripide décrit son corps sous l’empire d’une manie dionysiaque, alors que Racine voit Phèdre en corps de désordre et de défection, perdu dans un labyrinthe sans issue. Yourcenar, s’inspirant de Racine, décrit Phèdre comme l’ardente coupable et la rend plus humaine dans son pénible désespoir.
6Dans cette même première partie, Exarchou effectue une comparaison à travers le temps, ni nécessairement évidente, ni suffisamment développée, entre la figure de Juliette de Shakespeare et celle d’Antigone de Sophocle, dans leur rôle de femme révoltée. Dans la même ligne de pensée, elle remarque qu’Henrik Ibsen crée des héroïnes brûlantes, prêtes à donner corps à leur « révolte intime ». Hedda Gabler, femme mariée, ravagée par son amour pour un jeune homme se laisse emporter dans ses actes par la manie dionysiaque. Dans La voix humaine de Jean Cocteau, la femme civilisée doit accepter en dignité absolue la rupture. Elle se livre dans ce voyage qui mène d’Eros à Thanatos.
7Exarchou persévère dans cette analyse comparée entre figure mythique et personnage théâtral moderne sans vraiment soutenir cette thèse. Ainsi dans les chapitres à suivre, Nina, héroïne d’Anton Tchékhov, surnommée la mouette dans la pièce homonyme, rêve d’une autre vie et personnifie la femme de sa chute. Dans Un tramway nommé désir de Tennessee Williams, Blanche incarne l’héroïne tragique, proie du désir ambivalent qui la dévore : celui de la folie et de la passion érotique. Dans Yerma de Federico Garcia Lorca, l’héroïne symbolise la femme avide de maternité dans un milieu morne et suffoquant qui l’étrangle. L’auteure ajoute dans sa liste des héroïnes tragiques, Winnie d’Oh les beaux jours de Samuel Beckett, qui aborde avec courage les questions d’existence s’enfonçant littéralement dans la terre. Cependant, toutes ces correspondances audacieuses de chef d’œuvre du théâtre doivent être réalisées avec précaution et minutie afin de rassembler des éléments disparates et singuliers.
8La deuxième partie, intitulée « la mise en scène de la passion », examine en premier lieu la perversité de Salomé dans la pièce homonyme d’Oscar Wilde. Le personnage symbolise la femme-tentation éternelle, bacchante par excellence, qui réclame le sang pour assouvir sa passion. Dans Les Bonnes de Jean Genet, la mise en scène de la domination est représentée par les deux bonnes et dissimulée derrière le masque du jeu scénique. Par la suite dans Quartett de Heiner Müller, Merteuil et Valmont, metteurs en scène et protagonistes d’un spectacle morbide et dionysiaque, ne cachent pas leur pulsion catastrophique. Pour clore cette partie, l’auteure analyse le Jardin des délices de Fernando Arrabal qui crée la Femme, Laïs, initiatrice d’un voyage vers la connaissance.
9Kalliopi Exarchou admet avoir traité « un thème de portée morale et esthétique incalculable ». Or, il aurait été souhaitable qu’elle s’explique sur son choix d’œuvres étudiées. La faiblesse majeure de ce livre est tout simplement son manque de méthode, sa naïveté critique, son absence totale de théorie textuelle et plus encore discursive, à commencer par une pensée psychanalytique féministe qui manque cruellement d’actualisationvi.
10Ces figures mythiques offrent en elles-mêmes une multiplicité d'interprétations, qui peuvent être instrumentalisées de différentes façons. Aborder les représentations traditionnelles du féminin comme leurs déconstructions, qui découlent directement du mythe ou bien prennent le mythe comme base de réflexion critique n’est pas une tâche facile. Car c’est là, fondamentalement, le plus gros point faible d’un ouvrage qui n’en est pas avare. L’hommage que Kalliopi Echarxou entend rendre à la diachronicité de l’imaginaire dionysiaque dans les figures féminines est certain et sincère. Mais cela ne semble pas suffisant, car son ouvrage a du mal à se situer dans la pléthore de textes qui revisitent les personnages féminins de la tragédie antiquevii. Une étude comparée entre les dramaturges de la Grèce Antique et ceux de la Grèce Moderne (tels que Kampanellis, Staïkos, Ritsos etc.) autour de la figure féminine nous paraît une démarche à entreprendre fort plus intéressante et originale pour le lecteur francophone. D’autant que la plupart de ces dramaturges grecs modernes sont de fins connaisseurs du théâtre français.