De l’éloge au salut : une traversée de la lyre
1Dans cet important et imposant ouvrage collectif, c’est moins un genre codifié qu’il s’agit de strictement définir qu’une inclination fondamentale du lyrisme : celle qui consiste à chanter pour célébrer, celle qui consiste donc à chanter la louange — avant même tout complément spécifique à cette louange. Comme le note dès la préface Alain Génetiot, maître d’œuvre de l’ensemble, c’est donc plutôt une « fonction » (p. 10) qui est ici au centre des analyses. Il faut donc la réinscrire dans une histoire longue, en rappeler les caractères premiers, depuis l’Antiquité, puisque Aristote range l’éloge dans la catégorie de l’éloquence démonstrative et épidictique. L’ouvrage se propose ainsi comme la traversée des manifestations, selon des accentuations contrastées, de l’éloge poétique, à la recherche de ce qui pourrait en constituer les invariants : opposition de l’éphémère (d’une vie, d’une gloire) et de l’immortalité des qualités morales devenues emblématiques ; glorification de la parole poétique qui transcende le temps ; caractère non personnel de celui qui célèbre et qui devient le porte parole d’une communauté (présente ou à venir). C’est la nécessité de maintenir la force d’élan et d’acquiescement qui porte naturellement le lyrisme vers son expression la plus haute. A. Génetiot rappelle dans cette perspective le mot célèbre de Valéry : « le lyrisme est le développement d’une exclamation », comme si le geste premier du poète lyrique était dans cette force première d’arrachement, à laquelle donner la frappe et la tenue du poème.
2L’ampleur du champ chronologique est ainsi très vaste : les différents chapitres étudient les formes de l’éloge depuis les humanistes du XVIe siècle (moment où la reprise des genres latins oblige à un effort de définition et de théorisation des liens entre rhétorique et poésie comme le montre Nathalie Dauvois), depuis Clément Marot, Ronsard ou Du Bellay, jusqu’aux formes les plus récentes de la poésie du XXe siècle. Les trente-quatre études ainsi réunies déroulent un fil historique serré où aucune époque n’est oubliée. Si bien des points abordés ont fait déjà l’objet d’étude et de livres, l’originalité du volume est de permettre d’envisager sur cinq siècles les mutations d’une postulation poétique, d’en suivre les caractéristiques principales, les évolutions.
3Le maître d’œuvre a sans doute choisi pour cette raison de ne pas ordonner en parties séparées cette suite d’analyses afin de ne pas privilégier des coupures d’époques, pour rendre plus attentif aux traits récurrents. Et c’est un vaste panorama que le lecteur peut à son tour embrasser, panorama où des passages plus obligés (l’éloge chez La Fontaine ou chez Saint-John Perse) voisinent avec des vues plus surplombantes, avec des motifs plus singuliers (le traitement de la prise de La Rochelle sous la plume de Stéphane Macé, la figure de la Belle Polonaise au XIXe siècle dans l’article de Wieslaw Malinowski).
4Dans cette longue séquence historique, on soulignera que le XVIIIe siècle n’est pas sacrifié avec cinq chapitres qui aident à penser la fonction de relais entre une doctrine humaniste de la poésie et le bouleversement romantico-moderne. Sans pouvoir rendre compte de toute la richesse des analyses, je noterai quelques points qui m’ont retenu, quelques échos suggestifs. Marie-Dominique Legrand souligne justement la place de l’éloge de l’ami chez Du Bellay (comme chez d’autres poètes de son époque), rappelant que l’amitié est « le fondement éthique et politique de la “civilisation de la Renaissance” » (p. 47). La pratique moderne du toast ou du salut poétique (chez Baudelaire, Mallarmé) répond d’une autre manière à cette destination double du poème : invocation privée du lien individuel, proclamation d’un idéal communautaire possible.
5On peut ainsi être sensible, au fil des chapitres, au glissement des modèles de l’éloge, à la plasticité de ses formes : Véronique Ferrer montre comment certains « poètes réformés » du XVIe siècle attirent la tradition du psaume biblique vers un lyrisme de la pénitence et de la déploration, selon une logique d’offrande sans réserve à Dieu. La poésie encomiastique classique décline, elle, toutes les ruses rhétoriques et politiques dans la louange qu’elle adresse au souverain ou aux puissants (notamment Richelieu chez Godeau). Elle fait aussi, directement ou indirectement, l’éloge du poète magnifiant l’objet chanté, par un retournement dont témoigne Malherbe. La célébration voit ses objets changer, dans un équilibre difficile entre description et louange, dans un aller-retour entre la figure idéale promue et la réalité que le lecteur sait y deviner. Michel Delon, dans la lignée des travaux de Jean-Claude Bonnet ou de Richard Wrigley, rappelle ainsi que la fin du XVIIIe siècle exalte une nouvelle figure de héros pacifiste et civilisateur, dont Buffon incarne l’un des visages exemplaires. Mais les poèmes de L’Almanach des Muses, étudiés par Jean-Noël Pascal, montrent que la glorification de Napoléon en grand homme, en chef militaire, en incarnation de la Patrie n’ont pas pour autant disparu.
6Un ébranlement plus décisif me semble se jouer avec Lamartine, dans une tenson nouvelle entre éloge et élégie, qu’Aurélie Loiseleur déplie avec finesse. Peut-être entre-t-on alors dans l’âge moderne de la poésie qui célèbre, ou plus exactement qui choisit malgré tout de continuer de célébrer. L’éloge se tient au plus près de la dimension endeuillée de l’élégie, en un regret de ce qui n’est plus. Mais la poésie peut faire accéder à une immortalité compensatrice. La louange n’est ainsi plus spontanée, elle résonne sur les accents sentimentaux et sérieux, qui sont la base de la poétique nouvelle de Lamartine qu’A. Loiseleur qualifie justement d’anti-moderne dans son idéalisme maintenu.
7Car le régime moderne de l’ode — ainsi que le montre sur le premier Hugo Claude Millet — entre avec l’histoire contemporaine en crise. La célébration doit composer avec la déploration et la détestation, ou suivre des régimes dorénavant paradoxaux. C’est ce que rappelle John Jackson avec Baudelaire, qui prend conscience de « la dégradation conjointe du poète et de l’objet de son éloge » (p. 370). Ou ce que montre Jean-Nicolas Illouz analysant les efforts de Mallarmé pour refonder de manière laïque et a-théologique un Tombeau poétique moderne. Si les grandes voix de Claudel et de Saint-John Perse perpétuent la mission célébrante de la poésie, le ver est cependant dans le fruit poétique, et il faut d’autres stratégies de description laudative à Ponge, elles aussi du côté du paradoxe. Patrick Labarthe résume bien cette nouvelle tension, telle que la poésie d’Yves Bonnefoy la manifeste pour nous aujourd’hui, quand il note : « c’est entre une adhésion instinctive au monde, une tendance innée à la louange entendue comme devoir d’affirmation, et une réticence devant le piège narcissique qu’elle tend, que se pose, chez Bonnefoy, la question de l’éloge lyrique » (p. 451). Il ajoute : « L’éloge ne perdure qu’en intériorisant le caractère diminutif de l’âge moderne » (p. 458).
8C’est ainsi la question même de la possibilité de l’éloge qui est au centre des pratiques poétiques de la Modernité, au cœur du questionnement que reprend Jean-Michel Maulpoix. C’est moins directement l’éloge, discrédité comme trop rhétorique, que la capacité même à célébrer qui est en cause, de Rilke à Jaccottet. Ou pour le dire d’une belle formule avec Michel Deguy, « l’éther social de l’éloge s’est dissipé » (p. 482). Et l’on reteindra encore, pour finir, la suggestion de J.-M. Maulpoix, selon laquelle le régime moderne de l’éloge est à comprendre comme un adieu, comme une forme de salut mallarméen — où se maintient la tension vocative du poème, la primauté de son interlocution et la préséance du Tu lyrique sur le Je énonciateur1.
9On voit donc la richesse des aperçus que ce volume collectif recèle. Le parti pris de longue durée, dans son fil chronologique, permet de réfléchir aux liens longtemps naturels de la poésie et de la célébration, liens que les poètes modernes, pour le meilleur et pour le pire, ont peut-être distendus à jamais.