La NRf, une histoire de lettres
1Le numéro 34 de la revue Épistolaire publie un dossier rendant compte de la journée d’études qui s’est tenue à Paris-13 le 4 avril 2008 sur : « L’épistolaire à la Nouvelle Revue française » entre 1909 et 1940, c’est-à-dire depuis la création de la revue jusqu’à l’arrêt provisoire de sa publication. Son organisatrice Françoise Simonet-Tenant propose en préambule des questionnements qui seront au cœur du dossier et auxquels certaines communications répondront en partie : quelles sont les fonctions de ces lettres, quelles sont les stratégies qu’elles donnent à connaître du côté des responsables de la revue, mais aussi des auteurs, comment le complexe réseau épistolaire dans lequel elles s’inscrivent se tisse-t-il ? Fr. Simonet-Tenant rappelle que la correspondance autour de la NRf a servi de laboratoire à la revue, et reprend la formule de François Nourrissier1 définissant les lettres comme une « littérature d’accompagnement » critique et régulatrice. La correspondance permet en amont de construire la revue, puis elle l’accompagne, tant les acteurs de cette entreprise se sont attachés à commenter leurs activités. Fr. Simonet-Tenant propose précisément l’exemple d’un poème de Catherine Pozzi, et montre que les lettres qu’elle échange avec Paulhan (le « jardinier créateur » comme elle l’appelle) permettent de suivre les étapes de la construction du texte, qui se modifie de missives en missives, jusqu’à sa publication. Puis elle insiste sur la place qu’occupent aussi dans la revue les correspondances publiées, et se demande si la lettre n’est pas au cœur même de la revue, et non pas seulement à ses marges ou à sa périphérie. Elle dresse une typologie des missives publiées, depuis les lettres en majesté, qui figurent dans les rubriques en tête du sommaire (les Lettres à un jeune poète de Rilke par exemple) jusqu’aux notes rendant compte de recueils de lettres. Sur ces derniers, si les approches critiques sont encore majoritairement biographiques et historiques, Albert Thibaudet, en commentant les lettres Rivière/Fournier par exemple, commence à analyser les correspondances autrement que comme un objet périphérique par rapport à l’œuvre. Cette entreprise de typologie mériterait d’être étendue à l’ensemble des lettres. Le caractère général du titre du dossier « l’épistolaire - à - la Nouvelle Revue française » permet en effet de rassembler des textes qui frappent par leur diversité2. Il y a les lettres échangées entre auteurs et directeurs successifs de la revue, celles que s’adressent entre eux les auteurs de la NRf, celles qui paraissent dans la revue. On pourrait subdiviser encore, et parler des courriers entre auteurs où il n’est pas ou très peu question de la revue, comme celles de Jouhandeau à Paulhan, dont parle Bernard Baillaud dans sa communication. Ce dossier présente l’intérêt de rapprocher des textes finalement disparates autour du motif fédérateur de la NRf et nous invite à rechercher les éléments communs à ces lettres, d’abord dans le style, ou la rhétorique exploitée. Y a-t-il un art épistolaire NRf (comme un « style NRf »), des phénomènes d’écriture, des modalités de discours communs à toutes ces correspondances ? La recherche de ces phénomènes communs pourrait sans doute aussi porter sur les enjeux ou les valeurs véhiculées. Au-delà de la mention de la revue (pas systématique d’ailleurs), on verrait alors se dessiner les contours de cet « esprit » NRf, dont on a beaucoup parlé pour la revue, et dont les lettres porteraient elles aussi les signes (Florence Davaille dresse d’ailleurs une synthèse efficace de cet « esprit » à la fin de sa communication). Fr. Simonet-Tenant signale que la lettre reflète pour le moins la dimension « dialogique », ouverte de la revue, par opposition à un mode de discours doctrinal et programmatique. Il y a à ce titre des affinités entre le mode de la revue et le mode épistolaire, qui se rejoignent d’ailleurs par leur caractère fragmentaire et leur publication en livraisons. La lettre et la revue sont deux genres qui s’alimentent voire s’apparentent, comme le suggère André Baillaud, opérant un rapprochement stimulant entre les deux, en tant que formes d’expression littéraire pareillement difficiles à circonscrire et « qui ont tardé à conquérir leurs lettres de noblesse (p. 45). » Il apparaît clairement qu’elles ont pu réciproquement entrer au service l’une de l’autre autour de la NRf. En ce sens, ce dossier soulève des questions génériques, et son intérêt va au-delà du seul témoignage sur l’histoire de la NRf Dans les rapprochements formels auxquels elles invitent, il convient également de nous demander si les lettres à la NRf ne sont pas aussi simplement des objets littéraires. Nous sommes frappés par la difficulté que nous rencontrons bien souvent à dissocier nettement le texte privé du texte public. Paulhan ne publiera pas les poèmes d’Artaud, mais ses lettres adressées à Rivière en 1924. Nombreux sont les écrivains mentionnés dans ce dossier qui correspondent avec l’idée d’une publication de leurs échanges, à commencer par Gide. Plus frappante encore est la correspondance de jeunesse entre Rivière et Fournier, qui, alors qu’ils sont à peine sortis de l’adolescence, pensent déjà à la postérité de leurs lettres (ils ne croyaient pas si bien dire, puisqu’elles paraîtront à la mort de Rivière), mêlent épistolaire et création, dans des « lettres-notes de travail » par exemple. Dans les lettres publiées dans la revue, des catégories et sous-catégories se dessinent à nouveau, comme le signale Fr. Simonet-Tenant : « on peut grossièrement distinguer trois types de lettres : les lettres ouvertes, le dialogue épistolaire destiné à publication et l’échange privé divulgué (p. 18). » Si la lettre a intimement à voir avec la littérature, indépendamment même du fait que celle-ci soit un sujet de discussion entre les correspondants, c’est qu’elle participe également de la construction de l’image de l’écrivain, et justement de « l’écrivain NRf ». Ainsi, on peut se demander si la publication de lettres d’auteurs dans la revue n’a pas valeur d’intronisation ou de canonisation littéraire ; si l’échange de courriers n’a pas à voir avec le rituel et l’affirmation d’appartenance à la communauté littéraire et intellectuelle NRf. Dans le détail du discours, on pourrait rechercher s’il n’y a pas des codes, des rites de passage et des signes d’appartenance repérables. L’exigence d’être vrai, ainsi que la question portant sur la dichotomie entre l’écriture et la vie, traversent certaines correspondances, telles celles de Rivière ou de Gide dont parlent deux intervenants. Rivière à Fournier : « Vois-tu, si j’avais eu quelque chose à te reprocher jusqu’ici, ç’aurait été de ne pas être tout à fait selon soi-même – de te vouloir un peu trop original. / Notre premier devoir c’est, je crois, ne pas faire de littérature dans notre vie. […] Tant qu’on n’est pas véritable, on ne peut pas se dire que les railleurs sont injustes3. » À l’opposé, en soulignant combien ces lettres participent de la construction littéraire, on peut parler de tout ce que ces correspondances d’écrivains portent de « pose » littéraire, d’élaboration d’image de soi, d’inscription dans une communauté de pensée et d’écriture qui deviendra rapidement, avec le prestige qu’acquerra la NRf, institutionnelle. Parmi les « poses », on peut relever celle de Martin du Gard qui associe son échange avec Gide à celui de Flaubert avec Louis Bouilhet : « Je reçois votre baiser flaubertien ; et j’ai péniblement peur que la postérité, lisant peut-être vos lettres à moi, songe, plus que je ne voudrais, au brave Louis Bouilhet4… » Céline pourfendra plus tard et parodiera cette rhétorique NRf en tant qu’elle représente la littérature institutionnelle, se plaira à écrire ses lettres en dehors du protocole épistolaire d’usage, se moquera de Paulhan et de ses velléités d’entrer à l’Académie. À Jean Paulhan : « Tout ça finira à la nénéref après les avatars actuels ! Il l’aura Gaston mon trésor ! mes “immortels” mes “clâasssiques” ! Il bande depuis assez longtemps5 ! » ; sur le titre de Casse-Pipe, qui doit paraître aux Cahiers de la Pléiade : « sans s à Pipe. Je ne sais pas pourquoi, par goût. Casse Pipes : ça ferait NRf6. » ; « Avec votre cravate vous êtes mûr pour l’Agagadémie7 ! ». La communication de Florence Davaille, qui se penche sur Supervielle avec pour point de départ l’Anthologie des poètes de la NRf publiée en 1936, alimente aussi cette réflexion. La Nrf est un point de rassemblement et de partage entre des auteurs qui sont parfois relativement éloignés, ne serait-ce que par les genres qu’ils pratiquent. Cette communication est très éclairante sur la « culture » NRf, la construction d’une sociabilité littéraire, d’une doxa aussi, émergeant autour des auteurs par le discours critique que véhicule la revue. Ce dossier nous invite à chercher dans les lettres comment se construisent et se définissent cet « esprit NRf », ainsi que le partage collectif d’une idée de la littérature. Cette culture, éminemment française, se dessine avec d’autant plus de force qu’elle s’inscrit dans un réseau international, en l’occurrence en entrant ici en contact avec la culture sud-américaine. Odile Richard-Pauchet se penche sur la correspondance qu’ont échangée les jeunes Alain Fournier et Jacques Rivière, qui relève de la catégorie des correspondances de jeunesse et de formation. Est ici proposée une autre modalité d’approche des lettres NRf, consistant à explorer les relations de complicité littéraire et/ou humaine qui ont lié les auteurs écrivant pour la revue. Nous pourrions aussi analyser ce corpus en tant qu’échange privé publié en partie dans la NRf, et qui a lui-même donné lieu à des commentaires dans la revue (par Thibaudet par exemple), dans un jeu de miroirs entre discours épistolaire et discours critique pour la revue. La lettre est aussi ici célébration et consécration d’un de ses membres, en la personne de Jacques Rivière. Elle permet aussi de raconter, de l’intérieur, l’histoire de la revue, qu’elle célèbre par là même. Alban Cerisier parle d’autoportrait, à propos de la publication de la correspondance entre Charles-Louis Philippe et Henri Vandeputte : « Cette publication a son importance. Elle ouvre la voie à la grande série des correspondances et des documents sur la vie littéraire publiées par la NRf, revue et édition. Cela devient une tradition de la Maison qui, ce faisant, édifie son autoportrait8 ».
2On constate que les différentes communications se croisent autour de mêmes figures, ce qui témoigne du réseau qui se tisse au cœur des lettres. B. Baillaud nous entretient en effet lui aussi de Jacques Rivière, dans la correspondance échangée avec Jean Paulhan. Travaillant à l’édition de ce corpus, il explore tout d’abord la lettre dans ce qu’elle a de plus matériel et aborde la question du dépouillement d’archives et de l’édition, rendue particulière par la place qu’occupent encore les ayants droit. Les réflexions qu’il nous livre sur l’établissement des notes fait surgir la question du réseau, labyrinthique et souvent vertigineux, qui se tisse entre les épistoliers. C’est moins sur les individus mentionnés que s’impose la note que sur les relations entretenus les uns avec les autres. Nous savons que l’analyse des correspondances en réseau est très fertile et productive dans les recherches actuelles sur l’épistolaire ; elle porte certes majoritairement sur les correspondances de l’âge classique et prend en considération l’éloignement géographique entre les correspondants. Cependant, les modes opératoires qu’impliquent des travaux comme ceux d’Anthony Mac Kenna9, ou plus récemment de Claire Hoeck-Demarle10, mériteraient d’être expérimentés sur ces correspondances tournant autour de la NRf, et sans doute plus largement autour de revues littéraires de cette ampleur. Une géographie se dessinerait, non pas spatiale, mais relationnelle, donnant à voir les rapports de force et les enjeux sous-tendus par les liens sollicités (la conquête par exemple de la collaboration régulière d’André Suarès), entretenus ou brisés. Elle permettrait d’affiner l’histoire intellectuelle de la revue, de préciser l’analyse des pratiques de sociabilité, organisée ou informelle, qui caractérisent les réseaux, d’apercevoir plus finement l’interaction entre vie publique et vie privée ; mais aussi de voir les stratégies et les forces régissant les débats, conflits, convulsions intérieures, ou extérieures, notamment à partir de 1920 où redouble la concurrence entre les revues. Parmi les nombreuses spécificités propres aux correspondances en réseau, les lettres à la NRf déploient une multitude de destinataires qui se rencontrent et se croisent. La question de la destination des lettres, directe ou indirecte, unique ou multiple, est parfois complexe. On retrouve également la difficulté à distinguer le privé du public. Gide à Paulhan : « J’ai pensé que, dans les numéros suivants de la NRf, je pourrais livrer de même certaines lettres dont le caractère privé n’exclut pas l’intérêt général […] Je retrouve dans mes tiroirs d’anciennes lettres non envoyées ; j’en ressortirai peut-être quelques-unes. J’en pourrai donner certaines autres dont je me trouve avoir gardé le double11. » Les phénomènes de diffusion des lettres et de répétition avec variante des mêmes missives sont aussi à signaler. B. Baillaud mentionne « l’habitude de Jacques Rivière, de transmettre à Paulhan des lettres qui lui étaient d’abord destinées » (p. 41), Fr. Simonet-Tenant signale l’usage d’une forme de « lettre circulaire » chez Paulhan : « Il lui arrive ainsi régulièrement, quand il désire délivrer une information importante ou solliciter un avis d’envoyer à une série de correspondants non pas exactement la même lettre mais une série de messages proches sur la même matrice et sur le même motif (p. 16). » Plusieurs communications évoquent les relations de la NRf avec d’autres revues, thème qui mériterait aussi d’être plus largement approfondi. Fl. Davaille aborde la question du lien unissant la NRf à d’autres pays, cultures et revues étrangères, notamment la Revue de l’Amérique latine, Jean K. Paulhan celle des mésententes opposant la NRf à Europe. Au centre du réseau, B. Baillaud nous rappelle le statut éminemment central de la figure de Jean Paulhan, constat qui apparaît d’ailleurs dans presque toutes les communications. La bibliographie de ses lettres publiées, qu’il livre dans ce même numéro de L’Épistolaire témoigne des difficultés à classer et à organiser cet immense corpus : « l’abondance des échanges, leur complexité aussi, a rapidement fait germer l’idée d’une correspondance générale, qui serait à l’image de Voltaire ou de Georges Sand (p. 226). » Il faudrait d’ailleurs sans doute songer au support informatique pour une telle entreprise12.
3Laurence Brisset, qui travaille à l’édition de la correspondance inédite Paulhan/Gallimard, nous invite à nous pencher sur le fonctionnement et l’organisation de la revue dans les liens qu’elle entretient avec la maison d’édition Gallimard. Il est question de la méfiance de Paulhan, des mésententes parfois ou des malentendus séparant le directeur éditeur du rédacteur en chef, et ces échanges seront sans doute éclairants, car ils se déploient dans un moment décisif pour la direction effective de la revue. Cette communication rappelle que les lettres de et à la NRf ont à la fois reflété et véhiculé un certain nombre d’enjeux, et qu’elles peuvent aussi être appréhendées dans leur dimension stratégique et argumentative. La question de l’indépendance de la revue par rapport à la maison d’édition est très présente. L. Brisset rappelle que Paulhan fait partie du comité de lecture de la maison Gallimard, qu’il s’entretient parfois avec Gaston Gallimard de « leurs » auteurs. Il est tentant de rechercher ce qui dans les lettres d’écrivains au rédacteur en chef Paulhan a pu s’adresser en arrière-fond à l’éditeur Gallimard. Paulhan en a lui-même conscience, lorsqu’il écrit à Gallimard : « J’ai pu reconnaître brusquement que ni Claudel ni Romains ne considère la revue autrement que comme un des instruments dont dispose la maison d’édition13. » Une fois de plus, les choses seront très claires avec Céline, qui ne cachera pas à Paulhan, en proposant Casse-pipe aux Cahiers de la Pléiade, qu’il s’agit pour lui d’être réédité par Gaston Gallimard, clairement perçu comme l’« épicier » décisionnaire. La lettre entre les auteurs et le directeur de revue, mais aussi entre les collaborateurs, met probablement parfois en scène des stratégies de publication, dans lesquelles s’inscrivent certaines pratiques, comme celle du patronage ou du parrainage d’un auteur méconnu, ou la pratique de la lettre de refus, mentionnée par Fr. Simonet-Tenant à propos de Francis Ponge. L’analyse en réseaux, que nous évoquions, serait probablement ici encore productive. La question des bénéfices commerciaux associés à la revue sépare aussi Paulhan et Gallimard et fait partie des enjeux de leurs correspondances, notamment lorsque paraît l’éphémère revue Marianne, plus « racoleuse » que la NRf. La communication de Jean K. Paulhan sur la polémique de 1932 entre Paulhan et Guéhenno autour du pacifisme renvoie elle aussi à des questions qui ne sont pas seulement politiques et idéologiques, mais qui ont aussi à voir avec la littérature et le pouvoir de la NRf : « La légende qui s’est construite autour de la “grande” N.R.F de Paulhan a fait oublier à quel point elle a été ébranlée par l’irruption d’Europe, qui mettait déjà en cause l’empire de la littérature dans la société française, annonçait l’arrivée sur la scène intellectuelle […] d’autres perceptions du monde (p. 95). »
4Les lettres à la NRf nous plongent aussi et bien sûr au cœur des questions d’art poétique. La correspondance de Jules Supervielle avec Paulhan aborde assez précisément les problèmes de la création poétique et touche à l’élaboration de l’œuvre de Supervielle, sur laquelle Paulhan discourt précisément. Dans la communication de Christophe Pradeau sur Gide et Martin du Gard, il est fondamentalement question de l’œuvre des deux auteurs, vue au plus près du processus de création. Deux façons de travailler et deux conceptions de la littérature dialoguent, en même temps que se dessinent les contours du statut du roman à la NRf. Sur ces deux conceptions, formulées de façon très élaborée et complète tout au long de l’échange : « si Martin du Gard est sensible à l’âpreté d’une devise, Nulla dies sine linea, qu’il serait tenté de faire sienne, Gide, quant à lui, avoue qu’il a besoin de ménager entre ses livres de “longs intervalles de jachère, où, loin du travail, [il se] laisse emporter par la vie” (p. 61). »
5Ce dossier témoigne de la richesse des lettres à la NRf dans la mesure où il aborde et fait étroitement s’entremêler les questions touchant à la fois à la théorie, à l’histoire littéraires et au genre épistolaire. On entre bien sûr également dans l’intimité des liens plus spécifiquement humains qui ont uni les plus grands noms de la littérature de la première moitié du XXe siècle.