Penser l’émancipation à partir de Jacques Rancière
« Nous massacrerons les révoltes logiques.
[…] Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche.
En avant, route ! »
Rimbaud, « Démocratie », Illuminations.
1À bien regarder les ouvrages critiques sur la pensée politique de Jacques Rancière, c’est la question de l’émancipation qui semble être au cœur du problème1. Parce que le philosophe met en place une conception inédite de la politique, comme acte d’interruption et de dérèglement du lien social établi, sa philosophie politique s’indexe sur cette notion d’émancipation et procède de l’affirmation de l’égalité. C’est cette question centrale que deux ouvrages (parus en France en 2006 et réédité en 2008, et en Angleterre en 2007 et réédité en 20102) se proposent d’étudier, en la confrontant aux travaux d’autres penseurs : Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, de Charlotte Nordmann, et Badiou, Balibar, Rancière. Re-thinking Emancipation, de Nick Hewlett.
2Charlotte Nordmann, dans un livre à la fois clair et didactique propose un exposé de la sociologie de la « dépossession politique » élaborée par Pierre Bourdieu et la confronte à la critique radicale qu’a pu lui opposer Jacques Rancière. En mesurant les apports et les faiblesses de chacune des deux théories de l’émancipation, en essayant de comprendre les failles de la critique de la sociologie par la philosophie, Ch. Nordmann permet non seulement de saisir les enjeux de chacune des analyses mais surtout de comprendre comment une politique démocratique radicale ne peut se penser aujourd'hui qu’à partir du dépassement de ces travaux. L’ouvrage se présente de manière dialectique, en étudiant d'abord la théorie bourdieusienne, ses apports et ses limites, puis celle de Rancière à la fois critique de Bourdieu et philosophe indépendant, avant de proposer de « croiser Bourdieu et Rancière pour penser l’émancipation ».
3Nick Hewlett, quant à lui, en choisissant d’introduire son lecteur à la philosophie politique d’Alain Badiou, Jacques Rancière et Étienne Balibar, entend analyser la validité de leurs théories pour proposer des solutions de changements politiques. Après un premier chapitre introductif dans lequel il justifie le rapprochement de ces philosophes, il propose pour chacun d’entre eux une courte biographie, les resitue dans un contexte intellectuel, et présente les enjeux de l’ouvrage, l’auteur étudie chacune des trois pensées de manière successive. N. Hewlett explore de manière précise et sans concessions, les idées de chacun des philosophes : s’il met en avant la richesse et la pertinence de leurs analyses, notamment à partir d’une excellente connaissance du contexte politique contemporain et des enjeux de la postmodernité en France, il n’hésite pas à montrer les limites de chacune des théories et de conclure lui aussi à un nécessaire dépassement de ces analyses, peut-être trop abstraites et détachées du monde réel, pour penser l’émancipation.
4Ainsi, en dépit de nombreuses différences, Ch. Nordmann et N. Hewlett semblent proposer deux ouvrages intéressants pour penser et repenser l’émancipation à partir d’une confrontation de Rancière à d’autres penseurs. Ici, nous nous consacrerons spécifiquement à l’étude de la philosophie de Jacques Rancière et sur les apports d’une telle perspective. Que peut-on déduire des croisements opérés entre Rancière et Bourdieu d’une part, Rancière, Badiou et Balibar d’autre part ? Comment Rancière caractérise-t-il l’émancipation, et de quelle signification l’investit-il ? Peut-on la penser pour elle-même ou une confrontation à d’autres analyses est-elle indispensable ?
5L’une des qualités que l’on peut reconnaître aux livres de N. Hewlett et de Ch. Nordmann se trouve dans la contextualisation précise à laquelle procèdent les deux auteurs. Ch. Nordmann replace l’opposition entre Bourdieu et Rancière dans la conjoncture post-marxiste et prend constamment la mesure de leurs évolutions. N. Hewlett resitue l’œuvre de Badiou, Rancière et Balibar dans leur contexte intellectuel et politique : le conservatisme à l’œuvre dans les années 1980, la prédominance de la philosophie dans la mouvance marxiste, la montée en puissance du structuralisme et du post-structuralisme depuis 1945, la dépolitisation de la vie intellectuelle ou au moins le déclin de la gauche en France depuis le début des années 1970. Les œuvres de Rancière sont à comprendre dans le paysage de l’« ère Mitterrand », notamment le « U-turn » de la fin de l’année 1982 et la réélection de 1988 caractérisés par une orientation des politiques de gauche vers le consensus, la démocratie libérale et l’organisation managériale. On lit p. 104 :
« Read in the context of the Socialist U-turn and its aftermath, Rancière’s theory is a strong reminder that another type of politics is possible, more organically connected with ordinary people, and his theory suggests that the abandoning of more traditional left politics is not inevitable ».
6Ces remises en perspective présentent l’intérêt d’expliquer contre quoi se bâtit la philosophie de Rancière, dans quel contexte, et pourquoi la question de l’émancipation est si centrale dans sa réflexion.
7Après avoir mis en valeur l’importance de l’opposition à Louis Althusser3 pour comprendre l’œuvre de Rancière, N. Hewlett et Ch. Nordmann montrent comment le postulat de l’égalité, contre le scientisme d’un Althusser ou d’un Bourdieu, permet seul de penser l’émancipation. Dans le contexte de Mai 68, il s’agit de réaffirmer la nécessité de prendre en considération l’esprit de révolte, et de penser la possibilité d’une politique véritablement démocratique.
8Selon N. Hewlett, le projet entier du philosophe se résume à une affirmation de l’importance du sujet humain ; et se dessine ainsi « the possibility of a different type of politics, and [Rancière] consciously mixes analysis and intervention which begins with the premise of equality instead of viewing equality as a distant goal to be achieved at a far later date » (p. 86). N. Hewlett analyse l’ensemble des écrits de Rancière dans cette perspective. Après la rupture avec Althusser, les écrits historiques La Parole ouvrière et La Nuit des prolétaires montrent, contre l’historiographie marxiste, que les travailleurs envient la classe bourgeoise et ne cherchent pas à consolider une culture populaire mais à se réapproprier un langage commun qu’ont accaparé les autres. Ces travaux se lisent comme une première critique de l’historicisme (développée dans Les Noms de l’histoire) et une anticipation de la définition à venir de la politique et de la démocratie. N. Hewlett propose ensuite une analyse détaillée du Philosophe et ses pauvres, où Rancière s’oppose à Platon, Marx, Sartre et Bourdieu, qui auraient paradoxalement renforcé la séparation entre la masse des gens ordinaires d’un côté, l’art et la pensée de l’autre. En complément, Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle conteste les représentations dominantes de l’apprentissage en explorant la pédagogie émancipatrice de Joseph Jacotot, qui prend l’égalité des intelligences comme point de départ4. N. Hewlett montre alors les ponts qui se mettent déjà en place entre ces écrits et le retour à la théorie politique des années 19905.
9Ch. Nordmann présente également la démarche de Jacques Rancière comme le postulat de l’égalité, mais cette fois-ci exclusivement dans son opposition à la sociologie. Partant de l’exemple du Maître ignorant, elle montre qu’il s’agit à la fois d’une position pragmatique et d’une expérience. Pour Rancière, il est impossible qu’un homme puisse oublier qu’il est homme, capable de penser, « il faut donc s’attaquer à la croyance dans la hiérarchie des intelligences, simplement en annonçant l’égalité ». Et Ch. Nordmann d’affirmer, p. 113 « On est ici au cœur de ce qui se joue dans la politique, telle que l’entend Rancière : l’enjeu fondamental de l’action politique est la démonstration de l’égalité intellectuelle. […] [L]a politique n’existe que dans la mesure où l’on croit possible d’inscrire l’égalité dans l’ordre social, d’en infléchir ainsi le fonctionnement, sinon de le bouleverser ». Rancière pense avec Bourdieu que le problème auquel se confronte la politique démocratique est la division sociale des fonctions qui confère à certains le droit exclusif de penser et de parler, mais contre lui il croit en la puissance des énoncés universels, notamment égalitaires.
10L’émancipation pensée par Rancière ne se gagne donc en aucun cas par un apprentissage dispensé par des intellectuels, mais se définit comme un acte de langage qui parvient à se faire entendre comme discours. C’est sans doute le livre de N. Hewlett qui met le mieux en avant cette originalité. En affirmant que dans tout contexte, il y a des mots et des bruits, Rancière s’oppose aux théories de l’action communicative et de la démocratie délibérative de J. Habermas qui présupposent que les actes de parole tendent à rendre possible une compréhension mutuelle, un accord et un consensus.
« Rancière argues that radical, and in particular insurrectional, assertions cannot be recognized as speech by those in harmony with the status quo and this is were deliberation politics (and consensus politics) are particularly wrong » (p. 97).
11Pourquoi rapprocher les théories de ces deux auteurs ? Qu’y gagne-t-on pour penser l’émancipation intellectuelle ? Ch. Nordmann oppose et rapproche deux conceptions antagonistes de la politique : alors que Bourdieu insiste sur les dispositifs de la monopolisation et de la dépossession intellectuelle et politique, limitant ainsi les possibilités concrètes d'émancipation, Rancière pose qu'une politique d'émancipation authentique doit partir du postulat de l’égalité et de ses effets, et que la considération des déterminismes sociaux ne peut que nous enfermer dans le cercle de la domination et de l'impuissance. Mais la position de Rancière n'est-elle pas profondément idéaliste ? Ne peut-on penser ensemble l'autonomie et l'hétéronomie radicales de la politique ? Voici les questions auxquelles tente de répondre Ch. Nordmann, en confrontant Bourdieu et Rancière.
12Dès son introduction, la philosophe analyse les enjeux d’une telle confrontation. Après avoir expliqué brièvement le scandale de la « dépossession », elle montre que pour Bourdieu les dominés ne peuvent rompre l’ordre qui les opprime qu’en constituant des catégories de pensée alternatives à celles du « sens commun ». Allant à l’encontre de la « doxa démocratique », Bourdieu propose une sorte de renouvellement de la théorie de l’aliénation et il faudrait alors trouver le moyen de donner la parole aux acteurs. Ch. Nordmann résume l’objectif de son ouvrage par ces mots :
« [l]e pari que nous faisons ici est qu’il y a beaucoup à gagner à faire fond sur les analyses souvent pénétrantes de Bourdieu, à condition qu’on ne s’interdise pas pour autant de critiquer les simplifications opérées par son cadre théorique ».
13Elle se servira donc de la critique de Bourdieu par Rancière pour comprendre un dépassement possible du cadre sociologique. Selon elle, cette critique n’est pas convaincante mais elle présente l’immense mérite de réfléchir au problème et de montrer quelles thèses de Bourdieu sont problématiques.
14La première partie de l’ouvrage expose les enjeux et les limites de la théorie de Bourdieu. Après avoir expliqué les différents ressorts de la domination (l’incorporation de l’ordre social, l’enfermement des dominés dans la pensée pratique, la dépossession politique) et les limites des résistances à la domination qu’envisage Bourdieu (les habitus décalés, le rôle des intellectuels), Ch. Nordmann expose les problèmes suscités par la pensée du sociologue. Elle revient sur la figure ambiguë de l’intellectuel, l’affirmation réductrice de l’absence de parole supposée des dominés et l’idée de la représentation comme seule possibilité pour sortir de l’isolement. Elle reprend les catégories problématiques de la dépossession (concept « monolithique » qui néglige le potentiel des pratiques populaires) et de la domination (pensée à partir d’« invariants transhistoriques »), ainsi que la définition mouvante et évanescente de la politique (incapable de penser l’infrapolitique). L’analyse de Bourdieu présente donc l’avantage de souligner que le problème majeur auquel est confrontée toute politique démocratique est la dépossession ; en revanche, il semble essentiel de montrer que les individus, même opprimés, sont porteurs d’une puissance d’agir. C’est sur ce point que Ch. Nordmann en appelle au travail de Jacques Rancière, « qui s’efforce de ressaisir comment ceux qu’on supposait muets parviennent à faire entendre leur voix, par quels processus cette puissance nouvelle peut se développer ».
15Ch. Nordmann commence la partie de son ouvrage consacrée à Rancière en étudiant la portée et les limites de sa critique de Bourdieu. Dans Le Philosophe et ses pauvres, la première accusation formulée à l’encontre de la sociologie porte sur sa prétention à présenter son savoir comme exclusif, alors même qu’elle n’est qu’un moteur de la naturalisation de l’ordre social. Pour Rancière, en défendant l’idée que la domination s’explique par le phénomène de la méconnaissance, Bourdieu reproduirait la domination en légitimant la division sociale entre ceux qui ont une parole et ceux qui en sont privés. Mais Ch. Nordmann précise toutefois qu’il s’agit ici d’une surinterprétation : selon Bourdieu la dépossession intellectuelle et politique est une des conséquences majeures de la domination, non sa cause. À en croire Rancière, la sociologie ne serait qu’un avatar de la vieille idéologie platonicienne et Bourdieu irait jusqu’à condamner toute appropriation par les dominés de la culture légitime, il serait totalement impossible d’échapper à sa nature sociale. Mais en réalité, là où Platon établissait un cadre normatif, Bourdieu constitue un cadre descriptif ; il dénonce les dangers d’une appropriation approximative, qui ne produit qu’un discours stéréotypé, incapable d’exprimer l’expérience concrète des individus. Pour Rancière, l’adhésion subjective des dominés est un mythe et elle n’existe que dans le discours de la sociologie, qui « refonde l’arbitraire en nécessité », légitime la division sociale des tâches en y voyant l’expression de l’inégalité intrinsèque des individus. Selon Ch. Nordmann, Rancière, à la limite de la caricature, se dresse en fait contre la trahison opérée par un certain marxisme et c’est la continuité entre Althusser et Bourdieu qui fausserait peut-être ici sa lecture. Rancière lit une condamnation pure et simple là où Bourdieu met en lumière une ambivalence et un problème : l’acquisition de la maîtrise du langage légitime, bien qu’elle soit libératrice et nécessaire à l’élaboration d’une parole politique autonome, n’est pas exempte d’une certaine forme de soumission aux valeurs dominantes.
16Néanmoins, à travers une lecture souvent excessive, Rancière cerne des problèmes réels de la sociologie bourdieusienne. Ainsi en va-t-il de l’impossibilité d’une rupture de la domination. C’est sur ce point que Ch. Nordmann accorde un vrai intérêt à la critique du philosophe. Cependant, alors que Rancière en propose une explication polémique (l’objectif en serait de faire du sociologue le seul dénonciateur légitime de la dépossession), Ch. Nordmann pose le problème différemment :
« ne faudrait-il pas plutôt voir, dans la difficulté de Bourdieu à penser la possibilité de troubler l’ordre de la domination, un vrai problème, plutôt que la vérité dernière, et machiavélique de son discours ? » (p. 105)6
17Elle s’appuie sur Le Pouvoir des mots de Judith Butler pour montrer que Bourdieu établit une équivalence entre « être autorisé à parler » et « parler avec autorité ». Ce serait cette assimilation de la force des énoncés à leur légitimité sociale qu’il faudrait mettre en question pour pouvoir penser l’efficacité de discours et de gestes émanant de ceux que rien n’autorise à parler. Ainsi, malgré une critique trop unilatéralement dénonciatrice pour être recevable, Rancière cerne un problème réel dans la théorie bourdieusienne de l’émancipation. Cette clairvoyance met en exergue l’importance de l’analyse du philosophe pour penser l’émancipation collective : la possibilité de penser la rupture de la domination.
18Pourquoi rapprocher ces trois auteurs ? Là encore, que gagne-t-on à un tel croisement ? N. Hewlett commence par mettre en parallèle de nombreux aspects de leurs biographies, il examine les aspects politiques de leurs travaux en mettant en évidence des éléments utiles et perspicaces pour comprendre l’histoire moderne de la politique et ses enjeux contemporains :
« Alain Badiou, Étienne Balibar and Jacques Rancière each work within the intellectual and political tradition which embraces the notion of human emancipation. […] [They] have each vigorously resisted the trend towards the various types of liberal thought that have become so much more current in France, and each has made a significant contribution to the emancipatory tradition7. » (p. 1)
19Ces trois intellectuels radicaux donnent en effet une place prépondérante dans leurs systèmes à l’action collective et contestataire des gens ordinaires. Chacun d’entre eux a exploré la notion d’égalité, et la relation entre égalité et émancipation.
« They should not be seen as forming any kind of united philosophical school, for disagreements and differences between them are sometimes considerable, but their common and steadfast refusal to make concessions to a variety of more mainstream intellectual and political currents both sets them apart from numerous other thinkers and suggests treatments within the same book. » (p. 2)
20De manière très large, ces trois penseurs ont été influencés par le marxisme. En dépit de leurs différences, chacun d’entre eux cherche à interpréter le monde à partir d’une position semblable : la croyance dans la nécessité de poursuivre la logique de défense des intérêts des gens ordinaires, la conviction que le rôle de l’intellectuel se mesure à son implication dans le monde réel pour l’orienter dans une direction égalitaire. D’après N. Hewlett, Rancière et Badiou peuvent être particulièrement rapprochés dans la mesure où tous deux mettent en place une théorie du sujet, et prônent une politique activiste et égalitaire tout en développant une philosophie abstraite :
« for both Badiou and Rancière, enquiry based closely on empirically testable facts appears to be of little value […] and seems to lead to what might be described as an assertive mode, where assertions are made without systematic reference to empirical evidence. » (p. 145)
21L’étude comparative de N. Hewlett permet de comprendre pourquoi ces travaux sont de plus en plus reconnus, notamment dans le monde anglo-saxon et américain8, et d’envisager les possibilités d’appliquer ces trois philosophies au réel9. Dans le chapitre 6, « With and Beyond Badiou, Balibar and Rancière », l’une de leurs forces communes tient à l’exploration des possibilités de changement du monde et à la réactualisation des débats de gauche pour opérer une transformation socio-politique profonde. Aucun d’entre eux ne condamne le marxisme en bloc, aucun n’est influencé par les compromis pragmatiques proposés par le communisme de l’Europe de l’Ouest, aucun ne considère la fin du stalinisme comme une preuve de l’échec d’une société visant l’égalité, aucun n’est convaincu par les formes variées du libéralisme français ou anglo-américain ; tous se rappellent l’esprit rebelle de Mai 1968. Dans une certaine mesure, tous trois sont influencés par le poststructuralisme, mais ce qui intéresse avant tout N. Hewlett, c’est qu’ils ont beaucoup à apporter contre la logique de dépolitisation de la postmodernité.
22En dépit de grandes différences dans le traitement de la philosophie politique de Rancière, les critiques qu’en font N. Hewlett et Ch. Nordmann convergent sur trois points principaux.
23La première critique commune tient à son anhistoricité. Dans une sous-partie intitulée « Préserver la pureté de la politique ? », Ch. Nordmann critique la conception de l’émancipation de Rancière, et c’est à « l’historicité anhistorique de la politique » qu’elle s’attaque en premier. Selon elle, il est en effet problématique de prétendre définir une essence invariable, intemporelle de la politique. Rancière en oublie son « hétéronomie »10, c’est-à-dire le « rapport de la politique avec la transformation de “conditions” ou de “structures” historiques à la fois extérieures à la politique et essentielles à son développement » (p. 121). En proposant une définition applicable aussi bien à l’Antiquité qu’à l’âge moderne, Rancière présuppose que la politique échappe fondamentalement à toute détermination historique. C’est la même critique de fond que l’on retrouve dans l’ouvrage de N. Hewlett dès le chapitre 411 : les formes singulières que prennent les démonstrations d’égalité dépendent d’une culture politique historiquement construite. Selon Rancière, ce que nie la sociologie et ce que doit saisir l’histoire, ce sont ces événements de parole, en rupture avec l’ordre commun, qui constituent le lieu de la politique. Cependant, comme le remarque Ch. Nordmann p. 124, « [c]omment soutenir que le langage peut échapper à toute détermination, qu’il peut créer une dimension radicalement en excès par rapport au reste du monde social ? » Et d’ajouter :
« Il y a chez Rancière une forme de défense de la “liberté” […] qui est nourrie par le sentiment viscéral que l’objectivation des sciences sociales fige les individus dans des identités particulières, leur interdisant tout accès à l’universel et réduisant par là à rien leur puissance d’agir. » (p. 124)
24Rancière postule que la liberté ne peut être qu’absolue, rapportée à une forme de transcendance, à une interruption des déterminations immanentes.
25Ensuite, Ch. Nordmann et N. Hewlett s’intéressent aux limites du postulat de l’égalité des êtres parlants. Pour Ch. Nordmann, il devient possible grâce à Rancière de saisir les effets émancipateurs que produit la référence polémique aux énoncés égalitaires. Le problème est que Rancière ne se cantonne pas à une position pragmatique, il présuppose qu’il y a une égalité réelle de tous les hommes dans leur rapport au langage : tous les hommes sont non seulement des « êtres parlants » mais des « animaux littéraires, également susceptibles d’être détournés, par le pouvoir de quelques mots, de leur destination naturelle »12. Mais la participation de tous au langage assure-t-elle vraiment l’égalité ? Dès lors qu’on étudie la façon dont le rapport à la langue est infléchi par les déterminations sociales, on ne peut qu’objecter à Rancière, avec Ch. Nordmann, que la possibilité de telles « rencontres » ne relève pas uniquement du hasard. N. Hewlett revient lui aussi sur la notion d’égalité : la considérer comme un point de départ plutôt qu’un objectif semble suggérer une sorte de passivité politique13. Et d’ajouter p. 107 :
« At times it is not clear if Rancière is in fact developing a praxis-informed, progress-oriented, emancipatory theory or if he is thinking more in aesthetic terms of the Utopian and an impractical ideal, which might ultimately inspire the practical but is itself quite removed from it ».
26La troisième critique commune que formulent N. Hewlett et Ch. Nordmann tient à la définition même du politique. Pour Rancière, la politique est l’interruption de la reproduction indéfinie de la domination que constitue la police. On peut lire dans la sous-partie « Defining the political » de l’ouvrage de N. Hewlett que la vraie politique a lieu lorsque l’on observe un soulèvement populaire, lorsque les « sans-part » créent une faille dans le statu quo en affirmant leur droit à être égaux aux autres.
« The essence of politics is thus disagreement (la mésentente) between orderly inequality and disorderly equality. It is this disorderly — one is tempted to say anarchic — equality which Rancière champions. » (p. 101-102)
27C’est ce qu’explique également Ch. Nordmann dans le chapitre sur Rancière, « Penser la politique autrement », en s’appuyant principalement sur des articles d’Aux bords du politique ou de La Mésentente14. Rancière s’accorde avec Bourdieu pour voir dans la politique une redéfinition du pensable : elle constitue une « reconfiguration du sensible », elle fait apparaître l’égalité en faisant entendre la voix de ceux dont on supposait qu’ils n’avaient pas de voix. Pour Ch. Nordmann, la politique est ainsi définie comme un « processus de subjectivation », comme une mise en question des identités socialement assignées, un processus de « déclassification »15. Cependant, N. Hewlett et Ch. Nordmann critiquent cette distinction essentielle entre police et politique. Comme Bourdieu, Rancière a élaboré des catégories très fortes qui figent le système. Or, la politique a toujours affaire avec la police (la première vient toujours faire reconnaître un tort dont la seconde s’est rendue coupable et son objet est toujours de l’infléchir). « S’il s’agit d'abord, dans l’action politique, de démontrer l’égalité intellectuelle, la politique peut-elle pour autant se limiter à une action symbolique ? » (nous soulignons), « la politique ne peut[-elle] aussi avoir pour objet, et peut-être de façon essentielle, d’élaborer de nouvelles “polices” ? » s’interroge judicieusement Ch. Nordmann p. 139-140. N. Hewlett aussi évoque une définition problématique de la politique, beaucoup trop restreinte, souvent qualifiée de « ephemeral and fleeting ». Si on la définit comme les rares moments d’interruption du statu quo, comment comprendre ce qui se passe entre ces moments de mésentente ? N. Hewlett s’appuie ici sur les analyses de Bob Jessop pour qui Rancière met en place un cycle récurrent : l’insurrection politique est vouée à l’échec et condamnée par une « ré-institutionnalisation » inévitable. On lit p. 106
« It is not at all clear that there is a possibility of ongoing democratic and egalitarian politics because the interruption of the police seems bound to be temporary and fleeting, because it is defined as an exception to the status quo rather than a potentially normal and ongoing state of things (or slowly evolving situation) in its own right. »16
28Rancière ne nous dit jamais comment une politique radicale et égalitaire pourrait se mettre en place et encore moins se maintenir. En s’opposant à la philosophie de l’ordre d’Althusser, Rancière semble incapable d’identifier une classe comme force progressive, et en proposant une philosophie de l’exception il court le risque de n’aboutir qu’à une philosophie du désordre.
29Il s’agit donc, pour N. Hewlett et Ch. Nordmann, de partir des théories de Rancière pour repenser l’émancipation à partir de la confrontation des différents théoriciens.
30Le projet de Ch. Nordmann est de dépasser les limites de ces deux auteurs en exploitant la dynamique émancipatrice qu’ils suscitent. « Entre ces deux analyses du problème, entre ces deux propositions de solutions, il n’y a cependant pas à choisir : il s’agit plutôt de mettre en branle une oscillation, un vacillement, une inquiétude qui est peut-être la seule attitude à adopter ici ». Les limites de la perspective de Rancière posent la question de savoir si, pour penser l’émancipation, il est vraiment nécessaire de rompre avec les présupposés des « sciences sociales ». De même, le « pouvoir des mots » que Rancière met au centre de la politique, ne peut-il être appréhendé qu’au prix de l’abandon des analyses de Bourdieu ? « Ne suffirait-il pas, au contraire, de les réélaborer pour qu’il devienne possible de penser l’émancipation sans avoir à supposer de sortie hors des déterminations ? » (p. 141) C’est en analysant les travaux de Judith Butler et d’ Abdelmalek Sayad que Ch. Nordmann tente de résoudre le problème.
31Le travail de Rancière sur le cadre théorique bourdieusien a bien montré que la reproduction indéfinie de l’ordre paraît inéluctable. J. Butler semble proposer un dépassement possible de cette limite. Dans Le Pouvoir des mots, elle propose de penser avec et contre le sociologue pour comprendre comment une parole située socialement peut néanmoins remettre en question les rapports de pouvoir dont elle est investie. Il n’est alors nul besoin d’une transcendance, ou que le sens de l’énoncé soit par lui-même universel, comme le suppose Rancière. Il faut par contre maintenir, contre Bourdieu, que le pouvoir performatif d’un énoncé n’est pas réductible au pouvoir social de celui qui le prononce. J. Butler conjugue alors aux analyses de Bourdieu celles de Derrida, qui pose que tout signe est par nature « transposable » : la domination n’a de réalité que parce qu’elle est constamment reproduite, mais chaque répétition, en même temps qu’elle renforce l’ordre auquel elle obéit, introduit la possibilité d’un déplacement. Les processus de « subjectivations » que décrivait Rancière apparaissent dès lors comme l’exacerbation de tendances structurelles du monde social. Alors que Bourdieu souligne que tous les hommes obéissent presque toujours aux injonctions muettes de l’ordre existant, J. Butler remarque que tous ne lui obéissent jamais tout à fait exactement. Cependant, selon Ch. Nordmann, malgré la fécondité des analyses de J. Butler, sa réélaboration des analyses de Bourdieu ne permet pas tout à fait de dépasser l’anhistoricité des thèses de Rancière. Ch. Nordmann propose donc de s’engager plutôt dans une enquête empirique et historique, pour comprendre dans quel contexte, dans quel cas, à quelles conditions une contestation fructueuse de l’ordre commun est possible.
32C’est ici qu’intervient la perspective du sociologue A. Sayad, qui réfléchit à la possibilité de penser le processus de « subjectivation » de Rancière dans les catégories de la sociologie, et à travers une analyse historique. En s’intéressant à la situation des immigrés en France après la colonisation, le sociologue envisage les moments de remise en question des identités sociales, de construction d’une subjectivité politique née du décalage entre plusieurs identités. Pour lui, ces moments ne réalisent pas vraiment une suspension des déterminations historiques ou sociologiques.
« Si c’est effectivement un “écart” qui produit des hérésies, qui déplace les catégories de pensée, cet écart ne doit-il pas être pensé comme un vacillement, un décalage, une oscillation entre plusieurs lieux plutôt que comme un décrochage à l’égard de tout lieu ? » (p. 146-147)
33La subjectivation n’a pas besoin pour se développer qu’intervienne une dimension transcendante, elle peut naître de contradictions immanentes à l’ordre social, et donc être appréhendée à travers une lecture socio-historique. A. Sayad ne remet jamais en question le cadre de la domination bourdieusien, cependant il le complexifie, notamment en contestant l’unité de la catégorie des « dominés ». Selon Ch. Nordmann, si la perspective d’A. Sayad ne répond pas à tous les problèmes envisagés, elle rend concevable une insurrection qui ne provient ni d’une nécessité structurelle de l’ordre social, ni d’un « miracle », mais de l’élaboration historique de pratiques politiques, du jeu complexe de déterminations contradictoires.
34Ch. Nordmann apporte alors une conclusion déroutante à son ouvrage. Perdant quelque peu le fil de son argumentation jusque là ferme, rigoureuse et précise, elle s’engage sur le terrain du rôle politique des intellectuels et de l’école aujourd'hui. Elle préconise le refus de la posture de l’intellectuel et la politisation de l’école17. À constamment s’adapter à la « faiblesse » des élèves, on s’enferme dans un cercle de l’impuissance, qu’il n’est possible de briser qu’en postulant l’égalité intellectuelle de tous. Pour que l’enseignement scolaire puisse être réinvesti de signification, il faudrait qu’il soit réinscrit dans un champ intellectuel plus large et qu’il y ait une « politisation de l’école » : c’est-à-dire « la mise en évidence des enjeux politiques des savoirs enseignés, en même temps que la revendication, par tous ceux que l’école concerne, de ne pas avoir à subir une gestion décidée sans eux » (p. 155-6).
35Dans ses « Concluding remarks » sur Jacques Rancière, Nick Hewlett résume les apports de sa philosophie en évoquant une approche engagée, radicale, lançant de vrais défis aux démocraties libérales et aux sciences sociales, et fournissant des outils conceptuels pertinents pour penser la nature du pouvoir. Cependant, à relire le chapitre 6 « With and Beyond Badiou, Balibar and Rancière », aucun des trois philosophes étudiés par N. Hewlett ne semble apporter de réponse convaincante au problème de l’émancipation politique.
36Le climat d’opposition à l’émancipation a contribué à affaiblir chacune de ces philosophies. En ce qui concerne Rancière et Badiou, N. Hewlett revient sur ce qu’il appelle « the assertive mode », caractérisé par une mise à distance du monde réel. Cette distanciation, considérée comme une force lorsqu’il s’agit de refuser tout compromis libéral et pragmatique, devient une faiblesse quand il s’agit d’envisager de réelles possibilités pour changer le monde qui nous entoure. Quant à Balibar, il semble être pris entre une conception radicale de la politique définie comme émancipation, transformation et « égaliberté », et des conclusions plus pragmatiques associées à une interprétation beaucoup trop optimiste de l’héritage de 1789. Chez Badiou et Rancière, la tendance à l’abstraction entraîne une négligence contestable des rôles de l’économie et de l’État, oubliant, selon Hewlett, l’un des plus grands apports de Marx : la prise en compte des circonstances économiques pour expliquer tout aspect de l’existence humaine18. L’universitaire ajoute qu’une exploration plus approfondie de la notion de démocratie est également nécessaire. Après avoir signalé des omissions dans les raisonnements de Badiou et Rancière (comme le problème de l’oppression des femmes), il dénonce un résidu d’idéalisation du prolétariat dû à une influence maoïste, et l’impossibilité de comprendre comment passer de la situation présente à un soulèvement égalitaire. Si l’on en croit N. Hewlett, il s’agit donc de dépasser ces théories, pour mieux penser l’émancipation dans nos sociétés, et surtout pour la réaliser. Il faudrait conserver de ces auteurs la prise en considération de la praxis dans la philosophie, mais s’éloigner du « mode assertif » pour prendre en compte les données matérielles, circonstancielles, économiques qui nous entourent.
37Ainsi, les ouvrages de Ch. Nordmann et N. Hewlett, malgré leurs différences indéniables, expriment tous deux la nécessité de dépasser la pensée de Rancière, pour re-penser l’émancipation. Cependant, si l’on peut reconnaître aux deux études de vraies qualités, notamment quant à leur précision et leur clarté dans l’exposé des richesses et des limites de chacun des auteurs, les conclusions proposées sont peut-être un peu décevantes. Le travail de Nick Hewlett a le grand mérite de remettre en perspective la philosophie de Rancière dans un contexte finement analysé, de présenter de manière convaincante l’intérêt des démarches radicales et de prendre la mesure de la place que de telles pensées ont dans le monde américain et anglo-saxon. Il semble de surcroît analyser une vraie faiblesse de ces théories, à situer dans l’abstraction et le détachement du monde réel. Cependant, sa démonstration paraît se heurter en dernière instance à deux écueils : premièrement, N. Hewlett ne se confronte jamais à la difficulté épistémologique de penser une philosophie qui puisse prendre en compte des données de ce qu’il nomme le « real world » ; deuxièmement, alors qu’il expose avec brio les avantages des philosophies de Badiou, Rancière et Balibar, il ne nous semble pas qu’il parvienne à dépasser leurs limites, ce qui était pourtant un objectif annoncé. L’ouvrage nous paraît se clore davantage sur l’affirmation de la nécessité de re-penser l’émancipation que sur un dépassement construit et cohérent. Peut-être pouvons-nous nous livrer à la même remarque sur l’ouvrage de Charlotte Nordmann. En présentant les hypothèses de J. Butler et A. Sayad, la philosophe n’avance pas de théorisation qui lui serait propre et qui résoudrait les problèmes qui demeurent encore à la lecture de ces analyses pourtant fécondes. En concluant sur la question de la place de l’intellectuel et de l’école, et en terminant son ouvrage sur une question rhétorique19, il nous semble que l’ouvrage évolue vers des propositions éparses qui ne dépassent pas totalement de manière convaincante les apories de Bourdieu et de Rancière.
38Au terme de cette présentation se posent donc deux questions. La théorie de l’émancipation mise en place par Rancière n’est-elle qu’un échec ? Ne peut-elle être pensée, analysée, utilisée, qu’à partir d’une confrontation avec d’autres théories ? En guise de réponse à la première, nous aimerions citer une dernière fois Ch. Nordmann pour affirmer qu’« il faut rendre justice à Rancière. Son discours tout entier est mu par l’impossibilité de s’accommoder de la distribution sociale des fonctions. Le caractère poétique de ses textes est destiné à permettre qu’ils puissent être entendus par tous, parce que seul un texte littéraire a le pouvoir de détourner n’importe qui de son chemin “naturel” […]. Si Rancière se fait l’avocat d’une liberté entière, c’est parce que celle-ci lui paraît seule à même de s’opposer à la réduction des individus à leur statut social » (p. 137). À la seconde, nous aimerions répondre que c’est peut-être par l’appel interne d’une pensée à sa remise en question et à la confrontation que l’on reconnaît sa richesse et sa fécondité. La réflexion philosophique nous semble être le lieu d’ouverture de nouveaux espaces de pensée, évitant ainsi les écueils d’une vérité unique. Si l’on reconnaît les grands penseurs à leur capacité de donner les moyens aux lecteurs de s’émanciper de leurs théories, pour penser par eux-mêmes, quelle meilleure réception peut-on faire à la philosophie de l’émancipation de Rancière que de lui exprimer l’envie ou la nécessité de s’en émanciper pour penser à son tour ? Ainsi, les « limites » aux ouvrages de Charlotte Nordmann et Nick Hewlett constituent aussi une force : ils donnent à penser. Au lecteur de s’émanciper.