Écrit médiéval et théories de l’action
1L’histoire médiévale explore ces dernières années des champs riches d’enseignement pour les études littéraires. Le dossier que la revue Médiévales consacre aux « Pratiques de l’écrit » s’inscrit dans cette tendance extrêmement dynamique1 et à laquelle il est loisible ici de rendre justice en en dégageant tout particulièrement les plus-values pour une étude de la littérature.
2Mais à dire vrai, c’est toute une histoire, non exclusivement médiévale, qui se tourne vers les écritures ordinaires, vers les arts de faire et les gestes qui les ordonnent et les informent. Le bénéfice peut être grand, si à la faveur de cette histoire, on pointe la continuité profonde qui lie les écritures ordinaires et les écritures littéraires et si de là on insiste sur les vertus d’une approche non séparatiste de la littérature qui renonce à lui conférer un statut d’exception pour l’inscrire davantage qu’on ne l’a fait dans le champ ordinaire de nos pratiques2. L’ouvrage collectif, maintenant assez ancien, Écrire, compter, mesurer, réunissait à cet égard anthropologues, sociologues, historiens et économistes autour du vaste champ des rationalités pratiques charriées par des formes d’écritures3. Le livre, plus récent, de Delphine Gardey, Écrire, calculer, classer, consacré notamment aux multiples formes de prise de notes, de copies, et aux modalités d’archivages qui y affèrent4, en constitue un prolongement précieux. Croisant à cet égard une histoire des techniques et une histoire sociale et politique, elle souligne les valeurs de délibération démocratique et de publicité dont sont silencieusement porteuses les techniques les plus banales de sténographie, de dactylographie… Plus que d’inviter à un simple détour exotique, ces ouvrages reviennent à une productivité élémentaire de l’écriture, que les études littéraires ne sauraient éluder ou esquiver : la référence inévitable à Jack Goody5 traverse de manière explicite ces ouvrages et fédère une immense bibliographie (pour l’essentiel anglo-saxonne) autour de l’importante question de la literacy, entendue comme l’ensemble des compétences graphiques et des conditions d’accès à l’écrit.
3Là où l’histoire médiévale fait cependant la différence et attire notre attention sur des fonctions et les usages sociaux de l’écrit, c’est sans doute par la spécificité de son terrain d’enquête et par les précautions méthodologiques qu’il requiert. La distance historique d’une époque qui ne connaissait pas encore un imprimé foisonnant confère au document écrit un statut double et ambigu, auquel la revue Médiévales rend ici pleinement justice : l’écrit est à la fois et — du fait de sa rareté — la principale condition de possibilités de la recherche et un objet à part entière d’investigation. Le numéro tient par conséquent les deux bouts de la chaîne : d’une part un retour critique sur les sources de l’historien et d’autre part une attention quant aux multiples formes pragmatiques de productivité et d’intervention que permettent les écrits médiévaux saisis comme des pratiques concrètes et matérielles.
4L’introduction d’Étienne Anheim et de Pierre Chastang vient poser brièvement les jalons importants d’une réflexion sinon nouvelle, du moins renouvelée en France, tout en même temps que le cadre chronologique (VIème siècle - XIIIème siècle) des articles qu’elle présente7. L’objectif est de « saisir l’écrit dans sa dimension et dans sa fonction pratique » (p. 7). S’il est vrai que le terme « sources de la pratique » (comme les actes notariés, qui s’opposent en cela aux sources doctrinales et théoriques) est pour le moins incommode, l’option que propose l’École de Münster d’évoquer une Pragmatische Schriftlichkeit, c’est-à-dire l’ensemble des textes produisant un effet direct sur la vie quotidienne des hommes, demeure en dépit de ses vertus heuristiques guère à même de rendre justice aux productions différenciées de l’écrit. C’est pourquoi « il paraît utile de lier une approche du producteur de la documentation […] à une conception empruntée à ce qu’on pourrait appeler la théorie de l’action » et par conséquent de se tourner vers « le rapport que chaque écrit entretient spécifiquement avec l’action dans le monde » (p. 8).
5Le texte n’est pas un contenant transparent, et les informations qu’il colporte ne peuvent être tenues pour argent comptant. Confronté au récit de l’avènement d’un roi dans le royaume de Segu dans ce qui est aujourd’hui le Mali, Jean Bazin pointait déjà du doigt la nécessaire sociologie des récits venant corriger la naïveté avec laquelle on extrait des informations de matériaux narratifs : tout « récit d’un événement est toujours lui-même un événement, dont le récit généralement ne parle pas »8. Son mode de fabrication et de circulation, son existence même comme source et comme archive ont un impact sur les données qu’il contient. Bref, comme on dit, les faits sont faits et rien n’est tout à fait donné(e) à l’historien. L’exemple du cartulaire est instructif : loin d’être simplement un réservoir d’informations qui n’attendait que l’historien pour voir à nouveau délivrer ses données, c’est aussi et avant tout un outil de facilitation de la gestion, de formalisation de l’action en son aval, à mesure que l’écrit se charge de lui-même d’une valeur juridique. L’écrit est donc, en vertu des classements qu’il instaure, modélisateur de morphologies sociales et culturelles ou de cadrages topographiques. Voilà qui rappelle à la nécessité de combler une lacune flagrante et lancinante, celle d’une théorie de l’action littéraire qui soit suffisamment historicisée pour épouser les cadres autochtones de la culture étudiée. À n’en pas douter, elle stimulerait et féconderait en retour des enquêtes empiriques.
6Un nouveau rapport à l’écrit est en somme souhaitable, non comme source dont la matérialité serait secondaire, dévaluée et comme en retrait par rapport au texte qu’elle livre, mais comme objet appréhendé de manière réflexive et critique. P. Chastang avait ainsi proposé de parler de « texte-objet »9, de la même manière que Jérôme Baschet avait suggéré de parler d’« image-objet »10, à propos de l’iconographie médiévale dont il fallait scruter les modes concrets d’inscription et de présentification de l’invisible11.
7Sans doute est-ce par quelque ethnocentrisme moderne que de nombreux schèmes sont abusivement plaqués sur l’époque médiévale. Les articles qui composent ce numéro lèvent un certain nombre de fausses évidences. En effet, la rareté de l’écrit médiéval au regard de l’âge de l’imprimé ne doit pas nous aveugler, ni nous faire considérer le Moyen Âge comme une époque où la distribution de l’écrit aurait été homogène et continue. Non seulement faut-il faire preuve de circonspection d’un point de vue chronologique, mais qui plus est prendre les estimations mêmes des médiévistes avec des pincettes.
8Alice Rio pour éclairer les zones d’ombre du Haut Moyen Âge et réévaluer la distribution de l’écrit qui s’y joue propose d’inspecter les sources que sont les formulaires et qui présentent avantageusement dans des collections de modèles d’actes de la vie quotidienne les attentes et les besoins des scribes au jour le jour. Elle fait ainsi le constat d’une répartition sociale de l’écrit moins élitaire et plus étalée, avec des convergences d’intérêts entre laïcs et ecclésiastiques, le tout sur fond d’une interdépendance de l’écrit et de l’oral. Tandis que François Bougard, dans sa contribution « Écrire le procès », suit les évolutions et les transformations de la documentation judiciaire visant à régler les conflits, notant l’importance considérable des notaires italiens en ce domaine, Laurent Morelle tente de mesurer l’impact de la maîtrise du milieu monastique dans le domaine de l’écrit diplomatique autour du XIe siècle. Il suit les transformations du diplôme, au gré des usages locaux, des parties mises en relation ou des missions qu’on lui confie. Toujours est-il que le souci de la conservation témoigne d’une confiance en l’écrit compris comme un instrument efficace d’une transmission de la mémoire et garant de l’avenir.
9L’article de Paul Bertrand retraite à nouveaux frais la question de la « révolution documentaire » du XIIIe siècle. Cette expression, désormais canonique, est venue qualifiée une explosion des ressources documentaires par rapport aux siècles précédents, au risque parfois de leur faire ombre, alors même qu’ils n’étaient pas nécessairement dépourvus d’écrits. Les critères quantitatifs pour en juger ne sont pas univoques, et méritent interprétations. Ne peut-on pas simplement penser qu’un souci de conservation plus affirmé et un taux moins fort de destruction sont à la source de cette révolution ? Ensuite l’accroissement du XIIIe siècle n’est-il pas surévalué par contraste avec un creux du Xe et XIe siècles trop facilement minoré ? Une attention à des échelles locales montre qu’on fréquente tout de même l’écrit dans les siècles de troubles féodaux. L’auteur s’oppose à un fonctionnalisme réducteur et unilatéral, peu sensible à toute la gamme des variables juridiques et économiques qui viennent déterminer le fonctionnement de l’écrit. S’il est vrai que les chartes, au même titre que l’hagiographie, sont porteuses d’une memoria (comprise comme la construction à enjeux identitaires d’un paysage mémoriel et fédérateur d’une communauté textuelle), l’écrit est là surtout pour le performer. Le grand partage entre oral et écrit est de même peu commode si on le plaque de but en blanc. Il faut au contraire envisager des renforcements mutuels, des partages et non une concurrence, qui tournerait en une victoire inéluctable de l’écrit. Pour poursuivre ce décapage incisif, l’auteur entend ne pas minorer le rôle des laïcs, car entre les alphabétisés et les analphabètes s’interpose un spectre large de compétences et d’usages de l’écrit, finement détaillé par Armando Petrucci.
10En cultivant une méfiance envers les discontinuités historiques trop marquées, les coupures sociales trop grossières, les partages trop clivés entre compétences (écrit et oral), ce dossier nous fait avancer jusqu’à un XIIIe siècle central, tout en balayant une pluralité large de sources. L’entretien avec Roger Chartier clôt logiquement ce dossier, en s’attardant sur son rapport à l’époque médiévale et les « usages de l’écrit, du Moyen Âge aux Temps Modernes ». À juste titre, il souligne les nombreuses continuités qui lient époque médiévale et époque moderne, en déplorant la rupture trop forte qu’ont introduit entre elles certains historiens (comme Elizabeth Eisenstein) avec l’invention technique de l’imprimerie. Les transformations autour du livre peuvent remonter au moins au XIIIe siècle, où apparaissent d’une part à rebours d’une culture monastique qui valorisait l’écriture comme un acte de foi, une écriture non professionnelle dont la visée est d’accroître la documentation lisible (scrivere per leggere dit Armando Petrucci), d’autre part où émergent le nom propre d’auteur et le livre unitaire (libro unitario, qui contient plusieurs textes d’un même auteur). Sans en minorer l’importance, il convient selon Roger Chartier de replacer ainsi l’invention de Gutenberg parmi d’autres séries chronologiques comme les mutations des formes d’inscription du texte (du rouleau au codex entre le IIe et le IVe siècles) et des pratiques de lecture (lecture silencieuse, lecture extensive…). Et ce dernier d’affirmer la nécessité d’un récit moins linéaire, moins téléologique et sur un temps plus long, où différentes formes d’écriture et de lecture se chevauchent, entrent en concurrence et se transforment jamais de manière tout à fait synchrone (la révolution numérique que nous connaissons faisant de ce point de vue exception). L’historien de la lecture est amené à préciser l’apport heuristique pour l’histoire de l’écrit des sciences auxiliaires comme la paléographie ou la codicologie qui présentent l’avantage de nous prémunir d’illusions pourtant encore tenaces. Au contraire il est loisible de scander l’idée — devenue un credo pour R. Chartier — que l’auteur n’écrit pas son livre, que le lecteur ne lit pas un auteur, si l’on veut bien faire attention à la multiplicité des acteurs qui s’interposent entre l’autographe et l’édition qui en résulte et qui produit l’objet écrit. À cet égard, histoire culturelle et critique littéraire auraient encore beaucoup à en tirer selon lui. Face à l’un des effets de l’imprimerie, que serait une relative autonomisation des domaines savant et littéraire de l’écrit, Chartier s’attarde sur les manières d’aborder tant écritures ordinaires qu’écritures littéraires et sur l’extension à donner à la catégorie du littéraire. Les critères définitoires qu’on peut isoler de la littérature à partir de la notion d’auteur (originalité, individualité, propriété) ne sont guère opératoires pour la période moderne, a fortiori pour le Moyen Âge. Autrement dit, l’extrême volatilité de ce qu’on définit comme de la littérature peut être source d’inconfort théorique certes, mais aussi garante d’une attention à ce qui serait ses franges et d’une réflexivité salutaire qui nous prémunit de plaquer des catégories invariantes et anachroniques.
11À terme plusieurs remarques méritent d’être posées à la lumière de ce numéro de Médiévales. D’une part, si ce numéro remet en cause, par l’énergie théorique et le sens de la nuance qui le portent, le partage entre histoire problème et sciences auxiliaires réservées aux chartistes, il semble qu’il questionne plus largement le clivage parfois caricatural — et qui se concrétise dans les formations universitaires — entre historiens (ouvriers laborieux travaillant sur la matérialité du livre) et littéraires (nobles lectores de textes désincarnés et décontextualisés). D’autre part, si l’ère numérique des pratiques hypertextuelles invite à dénaturaliser les catégories poétiques qui sont les nôtres, et qui, issues de l’âge de l’imprimé, ne sont pourtant pas intemporelles, le détour par l’écrit médiéval, de par les précautions auxquels il invite, constitue une autre voie qu’il ne serait pas un luxe d’emprunter pour aller également dans ce sens.
12Ce numéro contient également trois articles hors dossier :
13- « Tonitrus Hyemalis : météorologie et pronostics dans les chroniques de Matthieu Paris et de Jean d’Oxnead au XIIIe siècle » de Thomas Labbé
14- « Esquisse en vue d’une anthropologie de la confiscation royale. La dispersion des biens du cardinal Balue (1469) » par Julie Claustre-Mayade.
15- « La chrétienté anglo-saxonne (VIIe-XIe siècle) : à propos de quelques publications récentes » d’Alban Gautier
16Les comptes-rendus proposés portent sur les ouvrages suivants : Entre science et nigromancie. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècles) de Jean-Patrice Boudet ; La Répression des délits sexuels dans les États savoyards. Châtellenies des diocèses d’Aoste Sion et Turin, fin XIIIe-XVe siècles de Prisca Lehman ; Alexandre le Bourguignon. Étude du roman Les Faicts et les Conquestes d’Alexandre le Grand de Jehan de Wauquelin de Sandrine Heriche-Pradeau ; 1306. L’expulsion des Juifs du royaume de France de Céline Balasse ; Image et transgression au Moyen Âge de Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar et Vincent Jolivet ; Envoûtante Mélusine de Myriam White-Le Goff.