Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Janvier 2011 (volume 12, numéro 1)
Dominique Maingueneau

Le régime littéraire en question

Mircea Marghescou, Le Concept de littérarité. Critique de la métalittérature, Paris : Éditions Kimé, 2010, 180 p., EAN 9782841744879.

1Il y a quelque temps, le livre de Mircea Marghescou Le Concept de littérarité. Critique de la métalittérature a été présenté et discuté longuement sur le site de Fabula par Sébastien Marlair dans un texte intitulé « La littérarité en questions ». Ce livre est singulier. Une version plus courte avait paru en 1974, au moment où le structuralisme littéraire était à son zénith, mais il était passé largement inaperçu dans les milieux de la théorie littéraire francophone (il a heureusement été mieux reçu à l’étranger). Cet insuccès s’explique sans doute par le fait que la thèse qui y était défendue divergeait de la doxa de l’époque. Rétrospectivement, cet ouvrage semble même anticiper le développement ultérieur de théories de la littérature fondées sur le lecteur ; c’est la position du préfacier de la nouvelle édition, Jean-Louis Dufays, qui voit en M. Marghescou « le premier et véritable inventeur de la lecture littéraire » (p. 14) :

Mon trouble fut grand lorsqu’en le découvrant, l’année suivante [1995], je me rendis compte que la plupart des thèses que je cherchais à promouvoir et qui étaient en train de s’imposer en cette fin du xxe siècle avaient été formulées avec force et limpidité vingt ans auparavant. (p. 13)

2N’étant pas spécialiste des théories littéraires centrées sur le lecteur, je ne disputerai pas à M. Marghescu la place que lui accorde J.-L. Dufays, celle d’un pionnier, même si l’affirmation du caractère prophétique d’un texte nous fait inévitablement entrer dans le paradoxe du « plagiat par anticipation » cher à Queneau, récemment réélaboré avec le brillant que l’on sait par Pierre Bayard : on lit ce texte de 1974 à la lumière de ceux qui l’ont suivi, qu’il imite en quelque sorte par anticipation.

3Je ne vais pas ici résumer à nouveau ce livre, puisque cela a été excellemment fait par le compte-rendu publié dans Acta fabula. Je voudrais seulement faire quelques commentaires, en considérant les choses dans ma perspective, inévitablement restrictive, celle d’un analyste du discours littéraire. Cela m’a paru d’autant plus utile que mon nom est invoqué à deux reprises par l’auteur du compte-rendu qui pense que la thèse de M. Marghescou et certaines problématiques que j’ai développées devraient se compléter. S. Marlair précise que :

L’ouvrage qui ne se voulait, originellement, qu’un point de départ, ouvre alors des prolongements indispensables, comme celui de repenser l’articulation du linguistique au sémantique, par exemple en fonction des développements modernes de la linguistique qui dépassent largement la prise en compte de données directement « situationnelles » pour la détermination du sens. Ainsi, l’« institution discursive » par laquelle Dominique Maingueneau s’efforce de définir le discours littéraire au sein d’une analyse du discours relevant des sciences du langage, gagnerait à être complétée par une théorie de la réception littéraire comme celle du régime littéraire de Marghescou, qui y gagnerait également en retour1.

4Telle qu’elle est exposée dans la version amplifiée de 2009, la théorie défendue est particulièrement séduisante. Elle est à la fois intelligente et simple, bien articulée et richement illustrée d’exemples variés qui montrent la vaste culture et la finesse d’analyse de l’auteur. Elle permet de sortir d’un certain nombre d’apories auxquelles se heurte communément la théorie littéraire, ballotée en matière de littérarité entre formalisme et sociologisme.

5Mais quand il s’agit d’articuler cette approche avec celles qui relèvent de l’analyse du discours, je dois avouer que je reste perplexe, tant les manières de procéder et de raisonner sont divergentes. Ce qu’ont pu élaborer les divers courants pragmatiques, les théories de l’énonciation linguistique, la sociologie des champs, l’analyse du discours… ne jouent aucun rôle dans Le Concept de littérarité. Dans ce livre pas d’interaction, d’institution, de genre de discours, d’acte de langage, ni même d’énonciation. En soi, ce n’est pas un problème à partir du moment où l’on peut lui ajouter ces éléments, comme le suggérait S. Marlair. Mais une telle opération se révèle hautement problématique quand on considère l’ensemble de la problématique de M. Marghescou.

6L’enveloppe philosophique de sa démonstration est en effet particulièrement visible, et elle participe de la grande tradition de la philosophie du Sujet. La première partie du livre s’organise autour de la référence à Kant. Quant à la seconde partie, elle fait la part belle à l’hégélianisme en envisageant trois grands codes dans l’histoire de l’Occident : un régime « mythique », qui conduirait jusqu’à la Renaissance, un régime « historique-réaliste », jusqu’à la fin du xixe siècle, et un régime « esthétique », dont participerait la « lecture littéraire » qu’analyse l’ouvrage de M. Marghescou. Cette triade — qui fait bon marché de la diversité de la production littéraire dans l’Antiquité et au Moyen âge — n’est pas sans faire songer à l’esthétique de G. Lukacs. Son inspiration hégélianisante ne fait guère de doute, si l’on songe que le régime « littéraire » se présente comme un dépassement de l’opposition antérieure, comme une immanence-transcendance de la conscience humaine qui peut réfléchir ses stades antérieurs.

7La « lecture littéraire » sur laquelle repose l’ensemble de l’ouvrage est en effet une sorte d’assomption du Sujet, défini par son pouvoir de réflexivité :

Le travail du régime littéraire transforme le champ de l’expérience commune où l’on prend possession du monde dans un champ d’expérience nouveau, le champ même de l’expérience littéraire où, par l’intermédiaire du monde, l’on prend conscience de soi. (p. 94)

8La littérature se résorbe ainsi dans un rapport de la conscience à soi, elle est cet espace privilégié où la conscience peut se ressaisir. M. Marghescou affectionne d’ailleurs particulièrement le terme « prise de possession de soi » où « le monde vit dans l’homme » :

Ainsi se constitue un langage homogène qui est celui de l’expérience littéraire. Dans le cadre de l’expérience mondaine, les composantes de chaque série ont leur propre consistance objective et leur autonomie, mais dans le cadre de l’expérience littéraire, en tant que symbole d’un état de la conscience, toutes les composantes de ce langage ont la même consistance qui est celle de la conscience […] Les éléments qui composent l’expérience mondaine ont aussi leur dynamique propre mais sous le régime littéraire cette dynamique n’est que la figure de la dynamique de la conscience. Paradoxalement, ce n’est plus l’homme qui vit dans le monde mais le monde qui vit dans l’homme et par lui ce sont les états d’âme qui font apparaître des montagnes et creuser des vallées, déclencher des orages et font partir les avalanches, édifiant des villes et les détruisant comme s’ils étaient le moteur caché du cosmos littéraire et celui-ci seulement leur reflet. (p. 100)

9Calée entre Kant, qui permet de poser le « régime littéraire » en transcendantal, et Hegel qui offre la dialectique par laquelle la conscience, s’arrachant au « régime référentiel », absorbant le monde comme étant son monde, peut se voir, une telle théorie est bien loin des problématiques philosophiques ouvertes par le structuralisme. On peut certes la lire à la lumière des déplacements qu’ont opérés les problématiques postérieures de la lecture, y voir un livre annonciateur, mais on peut aussi soutenir que sa novation s’appuie sur des substrats philosophiques traditionnels de l’idéalisme allemand. La différence est qu’il centre son esthétique sur le foyer de la conscience du lecteur, érigée en transcendantal, là où habituellement les poétiques romantiques privilégient le pôle de la création, mais on reste dans le même univers.

10Cette inscription dans la grande tradition du xixe siècle se vérifie d’ailleurs dans ce qui constitue le noyau de validation de la théorie de M. Marghescou, à savoir l’opposition sans cesse réaffirmée entre « régime référentiel » et « régime littéraire », ou entre le « mondain » et le « symbolique ». Ce qui soutient implicitement cette opposition réitérée, c’est la coupure fondatrice qui s’est installée à la fin du xviiie siècle entre un usage « transitif » du langage et un usage « intransitif », qui serait celui de la littérature. À travers « l’expérience littéraire » « les éléments qui ensemble composent le monde ne sont plus désignés par la fonction référentielle du langage et ne sont plus regardés et compris dans leur être objectif comme les voient et les décrivent le sens commun aussi bien que les sciences de la nature et de la société. » (p. 99) Ce « régime littéraire » n’a en fait rien de proprement littéraire, comme le souligne d’ailleurs M. Marghescou lui-même, qui l’applique à Shakespeare ou à Dostoievski, mais aussi à Rembrandt ou à Van Gogh, et il vaudrait tout aussi bien du cinéma par exemple. C’est cohérent avec la thèse selon laquelle la littérarité est indépendante de la langue, mais cela ne permet évidemment pas de caractériser le fonctionnement spécifique d’un discours littéraire.

11Cette opposition entre le « référentiel » et le « littéraire » s’appuie elle-même sur un certain savoir sur la langue, celui de la linguistique structurale, et son corrélat la théorie de l’information des années 1950-1960, qui joue un rôle important dans l’exposé (une section d’une vingtaine de titres lui est consacrée dans la bibliographie). Le problème est que les approches de la littérature en termes de discours sont incompatibles avec cette linguistique structurale, contre laquelle elles se sont définies. On ne peut pas exclure que l’esthétique qui oppose un régime transitif-référentiel et un régime transitif-littéraire soit préférable à ce qui se fait en termes de discours littéraire, mais encore faut-il le montrer. Or la nouvelle édition du livre de M. Marghescou amplifie la première, sans introduire de discussion avec les approches postérieures de la littérature.

12Il n’empêche que ce livre me semble mettre en évidence quelque chose de très juste : la littérature comme ensemble identifiable de textes dans notre culture implique une doxa qui la soutienne. Cette doxa qui, on l’a vu, n’est pas spécifiquement littéraire, mais esthétique, est associée à une communauté d’experts, qui disposent ainsi d’une compétence, d’un ensemble de routines investissables dans de multiples domaines. Les analyses très fines que propose M. Marghescou mettent en œuvre ces routines constitutives de l’appréhension « littéraire » que mobilisent la plupart des enseignants et des critiques. De la même manière, le classicisme français a pu être analysé comme un certain accord entre créateurs et lettrés sur une doxa (résumée par le dogme de « l’imitation de la nature ») qui permettait à la fois de produire des œuvres et de les évaluer. Toute analyse conséquente du fait littéraire doit intégrer cette dimension. Mais, bien entendu, ce n’est là qu’une composante de la machine littéraire, qui ne dit pas grand chose de son fonctionnement effectif : de l’usage qui est fait de la langue, de la géographie du champ, de l’irréductible diversité générique, de la manière dont les individus s’approprient les œuvres, des processus de canonisation, etc. Ainsi, plutôt que de référer la littérature à quelque subjectivité transcendantale, il vaudrait sans doute mieux la « pragmaticiser », la rapporter à des communautés et des pratiques.

13Le point qui personnellement me pose le plus de problèmes dans cet ouvrage — mais qui sans nul doute lui attirera la sympathie de certains littéraires — est qu’il entend fonder l’autonomie d’une « science de la littérature » qui serait préservée des sciences humaines et sociales :

Cette démarche est une démarche d’ordre scientifique puisqu’elle permet de comprendre, en se servant d’une quantité limitée de catégories et de lois, la totalité des phénomènes qui apparaissent dans un domaine particulier de l’expérience humaine. Il devient donc possible désormais d’inscrire dans la catégorie des sciences humaines une science de la littérature, ayant comme les autres un objet propre et une méthode autonome et ne leur cédant en rien quant à la rigueur. (p. 102)

14Une « science humaine » qui ne serait que littéraire, voilà qui fait écho à l’opposition entre le « référentiel » et le « littéraire » qui elle aussi permet de fonder une séparation entre les savoirs profanes et le savoir littéraire. C’est à un effet du même type qu’aboutissait aussi la thèse défendue par le Contre Sainte-Beuve et qui explique pour une part son succès dans les facultés de lettres à partir des années 1960 : si le « moi créateur » n’a rien à voir avec le « moi social », seul un savoir d’ordre esthétique sera à la mesure de l’œuvre, et les départements de littérature n’ont rien d’essentiel à attendre des sciences humaines et sociales. Dans ces conditions, l’absence de toute problématique liée au discours dans ce livre n’a rien de surprenant, mais on comprend qu’un analyste du discours ait du mal à s’y reconnaître.

15La publication d’une version amplifiée de l’ouvrage de M. Marghescou donne l’occasion de réfléchir sur la complexité de ce qu’on appelle communément « l’histoire des idées ». L’attitude la plus simple consiste à interpréter ce livre de 1974 à la lumière de ce qui a suivi. C’est dans ce sens que va la préface et c’est aussi dans ce sens que j’ai lu moi-même ce texte la première fois. Mais on peut aussi l’inscrire dans la configuration de savoir antérieure au structuralisme. On pourrait ainsi opposer, parmi les intellectuels venus des pays de l’Est, ceux qui comme J. Kristeva ou T. Todorov ont épousé la cause structuraliste et ceux qui, comme M. Marghescou, ont proposé des théories qui s’appuyaient sur la tradition philosophique de la subjectivité. Si ce livre a détoné dans le paysage universitaire français du début des années 1970, c’est qu’en matière d’études littéraires, l’université française n’avait pas vraiment intégré la critique d’inspiration philosophique allemande. Songeons que Spitzer n’a été traduit qu’en 1970, et que sa traduction a été préfacée par un Suisse, Jean Starobinski. Témoigne également de ce décalage chronologique le paradoxe que j’ai exploré dans mon Contre Saint Proust : dans les années 1960 on a découvert comme novatrice la fameuse théorie proustienne du « moi profond » opposé au « moi social » qui en réalité relevait de l’esthétique allemande du xixe siècle. Selon cette hypothèse, si l’esthétique proustienne ou la théorie de M. Marghescou ont pu apparaître novatrices, c’est parce que les spécialistes français de littérature étaient sous l’emprise de l’histoire littéraire, dont le rejet fédérait les forces disparates que regroupait la Nouvelle critique.

16Selon la manière dont on l’aborde, le livre de M. Marghescou peut ainsi recevoir des sens opposés : novateur si on y voit un ouvrage qui anticipe certaines problématiques postérieures du lecteur, ou bien tourné vers l’univers antérieur au structuralisme et aux approches discursives, si on considère son arrière-plan esthétique et philosophique.