L’esthétique fait de la résistance
1À quoi servent les études littéraires et partant ceux qui en dispensent l’enseignement ? La question a pris ces dernières années une acuité nouvelle dans un contexte de politique universitaire peu favorable aux Sciences Humaines et Sociales et aux Lettres en particulier.
2Vincent Jouve propose une réponse articulant théorie littéraire et enseignement, démonstration raisonnée et intermèdes illustratifs. La double visée de l’ouvrage ne manquera pas d’intéresser tous ceux qui cherchent à asseoir leur pratique sur des bases solides, même si elle s’expose, en raison peut-être de ce spectre large, aux critiques des uns et des autres. La concision relative de l’ouvrage est d’autant plus remarquable qu’il revisite les grandes notions esthétiques et philosophiques dont le traitement remplirait à lui seul une bibliothèque. Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que la littérature ? Quels rapports entre art et esthétique ? Comment s’élaborent les significations d’une œuvre ? L’auteur, qui possède une connaissance approfondie des principaux ouvrages de référence, nous livre les résultats de leur confrontation, se contentant d’extraire les points sensibles d’opposition entre les grands systèmes qui vont lui permettre de construire sa démonstration.
3Déplaçant le centre de gravité des études littéraires situé durant les dernières décennies du côté du lecteur, il replace la littérature du côté de l’art, compris comme pratique auctoriale transculturelle, dissociée de l’esthétique. L’intérêt des œuvres littéraires du point de vue de leur enseignement ne réside pas dans leur effet esthétique mais dans un savoir anthropologique qu’elles délivrent progressivement aux générations de lecteurs. Le point de vue adopté est historique et anti-essentialiste. Tel est le solde positif — principal — des théories de la lecture dans la nouvelle configuration proposée. Contre Genette, V. Jouve affirme qu’il n’y a pas de formes génériques constitutives, mais que toutes sont en dernier ressort le résultat d’un contrat de lecture lié à une époque donnée, sur une plus ou moins longue durée. Retournement de la perspective : la valeur de l’art littéraire se mesure avec le temps par la capacité de certains textes à susciter de nouvelles interprétations. L’art du langage fondé sur un travail de la forme génère ce surplus de sens qui en fait la valeur, surplus en définitive convertible en contenu notionnel. De son côté, le plaisir esthétique, lié au travail de la forme, est à dissocier de toute connaissance de cet ordre : la preuve par Jakobson — la fonction poétique (ou esthétique) est centrée sur le signifiant —, par Kant pour qui le beau plaît « sans concept », ou par Genette qui, avec d’autres théoriciens, retient cet aspect de l’héritage kantien. Le sentiment du beau coexiste avec la reconnaissance de la valeur artistique dans certains cas, dans d’autres il s’en éloigne. Nous pouvons continuer à trouver intéressant ce qui ne nous touche plus émotionnellement ou esthétiquement. Preuve supplémentaire que la forme n’est pas essentielle à la valeur de l’œuvre, nous nous intéressons à des œuvres traduites qui nous captivent par l’universalité de leur contenu et non par les particularités de la langue dans laquelle elles ont été originellement écrites.
4La distinction établie par Eco entre les trois modalités de l’intention est reprise au cœur de la démonstration. On ne saurait comprendre une œuvre d’art sans se demander ce que son auteur a voulu exprimer, mais une littérature digne de ce nom dépasse toujours cette intention à replacer dans son contexte d’origine pour manifester une intention en acte, qu’on l’appelle intention de l’œuvre ou intention de l’Auteur Modèle. La logique textuelle fonde cette seconde couche de sens qui inclut les significations inconscientes sans se limiter à elles. La distinction entre Sens et Signification introduit enfin l’intention du lecteur. Au Sens voulu par l’auteur ou imposé par l’agencement textuel s’ajoute la Signification (ou sens non littéral) liée à l’interprète, signification légitime pourvu qu’elle respecte la double intention d’abord mise au jour. Le texte, cessant alors d’être perçu comme signal d’une intention, peut être appréhendé comme symptôme. La richesse de cette lecture symptômale, découverte au fil du temps, consacre la valeur artistique. Le sens artistique se reconnaît à trois spécificités, il est divers, incomplètement conceptualisé et il éclaire les dimensions de l’humain.
5C’est parce qu’il n’est pas entièrement conceptuel que le sens artistique se prête à la lecture symptômale qui, dégageant des connaissances de l’œuvre, vient combler en quelque sorte cette incomplétude. L’essai emprunte ici à Goodman sa théorie de l’exemplification métaphorique. La valeur artistique repose sur l’identification a posteriori dans certaines œuvres de telle propriété exemplaire et donc générale, propriété d’abord renfermée et enfin aperçue. Mais Goodman est simultanément critiqué pour sa théorie des émotions fonctionnant cognitivement. L’émotion entée, comme le plaisir, sur le sujet ne peut fonder une connaissance solide.
6C’est encore ce savoir objectif, s’imposant à tous, que vise la distinction opérée entre comprendre (en s’attachant au sens littéral), interpréter (en traitant le texte comme symptôme, mais avec le souci de la cohérence dans la démonstration) et expliquer, qui signifie chercher les causes de ce qu’on interprète.
7Dans cette optique, enseigner la littérature revient à la fois à transmettre un savoir sur les textes et à encourager la productivité des élèves ou étudiants lecteurs, pourvu qu’elle respecte la cohérence de l’œuvre et des sens objectivement inscrits en elle. L’immersion dans la fiction n’est pas la condition nécessaire à la production de ses effets, comme l’affirme Schaeffer, mais une donnée contingente non indispensable au repérage de son contenu cognitif. A fortiori, l’enseignant n’a plus pour objectif de former le goût, notion trop entachée de valeur subjective. Il devra se faire pour son public archéologue des sens perdus avec l’éloignement de certaines œuvres. Il pourra en revanche mettre l’accent sur les dysfonctionnements et lieux d’incertitudes des textes plus récents d’où il s’attachera à faire surgir des cohérences nouvelles, compatibles avec les données objectives de l’œuvre.
8Voici résumés (sommairement) quelques points clefs de la démonstration. On ne peut que souscrire au souci de rigueur et de cohérence qui anime l’auteur. Les études littéraires ne font pas bon ménage avec la confusion, l’à-peu-près, ou le traitement désinvolte de la donne objectivement fournie par le texte. On pourrait avancer que les pensées faiblement cohérentes sont sans doute fort peu compatibles avec la qualité du travail de création. Aragon dans Blanche ou l’oubli emprunte en ce sens à Fargue cette belle définition : « En art, il faut que la mathématique se mette à l’ordre des fantômes. » Il n’est pas mauvais de rappeler que le subjectivisme et l’irrationalisme ne sont que les clichés les plus éculés mais toujours actifs concernant la représentation du littéraire. Pour expliquer, dans le sens proposé par V. Jouve, le sens qu’on a cru pouvoir dégager de son essai, il convient de le comprendre aussi comme une réaction contre les usages d’une rhétorique des textes inspirée par les travaux de Michel Charles. De la théorie des textes possibles (Introduction à l’étude des textes), certains universitaires par ailleurs fort doués (de Pierre Bayard à Marc Escola, et quelques autres) ont cru pouvoir tirer argument pour confondre critique littéraire et réécriture au premier degré de la fiction. Mais utiliser les incertitudes du texte comme prétexte à sa réécriture rhétorique, revient à en nier le sens humain lié au travail interprétatif. Ce faisant, la démarche du critique semble guidée par un présupposé intuitif dont peut difficilement se départir tout enseignant de lettres ayant quelque peu pratiqué, à savoir que toutes les œuvres ne se valent pas et que certaines méritent sans doute plus d’attention que d’autres, qu’elle ont effectivement une portée humaine plus riche. Dont acte. Mais ce présupposé inscrit dans le titre de l’essai, « Pourquoi étudier la littérature ? » — bel exemple de question rhétorique —, l’auteur entreprend de le fonder en raison et c’est ici que les difficultés surgissent.
9Car voici, au nom de la cohérence rationnelle et de la logique du travail sur le littéraire, sa portée esthétique déconnectée de sa valeur artistique et pour ainsi dire disqualifiée. Or affirmer que la valeur esthétique d’un texte littéraire n’entretient pas de rapport avec la perception de son sens est un présupposé fort discutable, même si on cherche avec nombre de commentateurs à le fonder sur une lecture de la troisième Critique de Kant. C’est oublier, pour le dire vite et sans développer, que le caractère non conceptuel du beau (Kant : « Le beau est ce qui plaît universellement sans concept ») doit sans doute être référé au jugement déterminant de la première Critique, attachée à délimiter les pouvoirs de la « raison pure », fondatrice, entre autres, des sciences dures, sciences de l’objet. La Critique du Jugement, clef de voûte de l’édifice kantien, peut aussi être entendue comme tentative d’articuler l’objectif et le subjectif, par une nouvelle forme de jugement, le jugement réfléchissant, qui médiatise le général et le particulier et ouvre ainsi la voie vers une autre forme de connaissance. La pensée de Jakobson ne se réduit pas plus à la caricature donnée par l’étiquette formaliste. Les six fonctions du langage, une fois distinguées, ne fonctionnent pour leur concepteur que dans l’interaction. Pour en revenir à la littérature, nous ne croyons pas que le plaisir esthétique puisse être séparé de toute perception du sens, sauf à le réduire, ce qui est toujours possible, à ses versions les plus sommaires, fondées sur la seule matière sonore du texte. La beauté de la rime est par exemple indissociable de l’équivoque de son et de sens que le lecteur y perçoit.
10Cette mise à l’index du jugement esthétique, inapte à appréhender toute forme de connaissance, semble du même coup nous ramener bien loin en arrière, en deçà, précisément de cette coupure kantienne qui arracha l’art à l’esthétique transcendantale pour en faire l’enjeu démocratique d’une appréciation discutée, comme l’a notamment montré Jacques Rancière. Cette appréciation étant un mélange intime du ressenti et du réfléchi. Plus près de nous on peut aussi évoquer les travaux de l’École de Constance, mettant en regard avec Wolfgang Iser un pôle artistique adossé à l’auteur et un pôle esthétique, celui du lecteur. Sans doute le lecteur auquel V. Jouve porta d’abord son attention dans son essai sur L’Effet-personnage conserve-t-il ici la prérogative d’interpréter l’œuvre symptôme, mais la notion de dialectique ludique ou encore d’art comme jeu (Winnicott, Picard) semble écartée de l’horizon théorique.
11Et ceci au profit d’une théorie pour le moins réductrice de l’art comme réservoir de concepts. Revoici donc le concept, dans toute son ambiguïté, car ce qui s’énonce sans trop de difficulté en termes de lois, lorsque le concept fonctionne sur le modèle des sciences dures, semble moins approprié pour évoquer les vérités de l’art littéraire. D’où cette curieuse phrase en forme de quasi conclusion, qui réintroduit dans la vérité artistique sa complexité avant d’en promettre la résorption future : « La littérature, par la liberté qui la fonde, exprime des contenus divers, essentiels et contradictoires, qui souvent anticipent sur les connaissances à venir ». (p. 213). Que Kundera, cité à l’appui, admire chez Flaubert le peintre de la bêtise, la bêtise comme revers d’un siècle de rationalité triomphante, relève encore, quelle que soit la pertinence de la remarque, du même genre de réduction. Bêtise, soit, mais bêtise en situation et en tension au sein de fictions à éprouver, sans quoi le savoir ainsi présenté risque de n’être qu’un mot.
12Déconnecter la littérature d’une pensée de l’esthétique et n’accueillir le flottement du sens que comme promesse de découvertes cognitives d’ordre conceptuel, n’est-ce pas couper la littérature de sa capacité unique à affronter la complexité d’une articulation entre le monde et la subjectivité ? Complexité dans laquelle le ressenti peut aussi représenter une forme de connaissance. Les derniers travaux des neurosciences semblent confirmer la corrélation entre un cerveau cognitif et un cerveau émotionnel. Cette intrication est sans doute un des postulats de toute pratique artistique et esthétique de qualité. Il semble difficile, sauf à s’exposer à l’écueil de l’intellectualisme, d’envisager une lecture déconnectée de cette articulation dont le jeu, lui-même déclinable sous différentes formes, paraît une expression plus adéquate que le réservoir de concepts.
13Avouons encore notre perplexité devant l’intérêt marqué pour un art du passé par ailleurs reconnu comme esthétiquement mort. L’art n’est plus ici qu’un objet culturel parmi d’autres, le véhicule de sens recyclables dans la circulation générale des œuvres et des sens, un objet intellectuel, en quelque sorte. Et si la force de l’art du passé était pourtant, conjointement, de nous faire encore participer à des émotions en principe d’un autre âge, comme la force du roman réussi l’est d’appréhender intuitivement l’inaccessible, la subjectivité d’autrui ?
14Ne considérer l’art littéraire que sous l’angle du surplus de sens intellectuel, déjà converti ou un jour convertible en énoncés culturels à caractère cognitif, n’est-ce pas de surcroît sous-estimer le travail sur la langue qui fonde pour une large part l’originalité de la littérature ? Sans doute, et la remarque vaut surtout pour le roman, certains chefs-d’œuvre semblent-ils transcender par la force du scénario, l’expression dans telle ou telle langue. Mais si la question de la langue comme médium était finalement secondaire, peut-être n’aurions nous pas, dans le cas des œuvres considérées comme majeures, ces traductions multiples s’essayant à rendre dans un autre idiome quelque chose de l’émotion ressentie dans la langue d’origine. Vieux problème de la traduction/trahison. Ce qui est sûr, c’est que nombre d’écrivains et de poètes, parmi les plus importants, semblent fascinés par cette gageure de proposer dans une autre langue un équivalent aussi proche que possible du travail opéré dans la langue d’origine. Tâche éminemment littéraire.
15Ce travail sur la langue, des poètes parmi les plus grands l’ont affirmé, vise toujours peu ou prou à s’émanciper du concept, présent et à venir, serait-on tenté d’ajouter. Car ce qui importe dans l’expérience esthétique procurée par l’œuvre littéraire n’est-il pas d’appréhender, par la modélisation textuelle, des situations complexes, de faire du lecteur quelqu’un qui a lu Madame Bovary ou le Quichotte, plutôt que le simple connaisseur de ces figures emblématiques de l’idéalisme d’un autre âge ou … du bovarysme ? Osons le dire : l’accès de l’œuvre littéraire à la sphère de la notion consacre aussi la stérilisation du sens et la mort de sa dimension artistique. Une notion : cinq lignes de dictionnaire suffisent à l’appréhender. Que reste-t-il à lire réellement ? Rouvrons le livre de Flaubert : la notion est bien là, mais en situation et en tension dans un ensemble qui la dépasse et fonde l’intérêt véritable du livre.
16Ce qu’on vient de dire n’est pas sans incidence sur l’aspect didactique de l’ouvrage. Les interludes proposent des pistes intéressantes pour appréhender, grâce aux outils de l’analyse textuelle, la formation du sens dans des textes marqués par le travail artistique sur la langue et pour comprendre la complexité qui en résulte. Le souci de transmettre des connaissances ralliera sans doute à juste titre le plus grand nombre. Mais il convient de s’entendre sur le statut de la connaissance visée par la fréquentation des textes littéraires. Ce qui amènerait peut-être à distinguer les textes à visée artistique ou esthétique, relevant d’une activité de synthèse, et les outils d’analyse de la théorie littéraire ou des sciences humaines. Ces derniers semblent un peu plus proches du concept évoqué plus haut et constituent sans doute des éléments de connaissance à transmettre pour enrichir la réflexion sur les textes littéraires. Appliqués aux œuvres, ces outils ne sont utiles que dans la mesure où, convoqués pour éclairer un aspect du sens en construction, ils sont aussi mis en question par la totalité complexe à laquelle ils sont confrontés. Pour le dire autrement, le bon usage dans l’analyse littéraire de concepts importés de la psychanalyse ou de la sociologie ne saurait consister à les utiliser pour vérifier les présupposés de ces disciplines, selon l’objection la plus courante. Reprenant à son compte à titre d’exemple l’analyse marxiste de Goldman sur le lien, dans le théâtre racinien, entre jansénisme et vision de classe de la noblesse de robe au XVIIe siècle, l’essai semble s’exposer à cet écueil, mais il s’en éloigne de façon plus convaincante dans le dernier interlude, attentif aux dysfonctionnements de la cohérence interprétative dans un conte de Michel Tournier.
17Si la connaissance à transmettre relève ainsi de savoirs constitués — de l’histoire littéraire aux modèles théoriques issus de la linguistique ou des sciences humaines — savoirs extérieurs au texte, la connaissance résultant de la fréquentation des œuvres elles-mêmes nous semble pour l’essentiel vouée à une appréhension indirecte ne délaissant pas ce que V. Jouve avait si bien appelé en son temps « l’expérience de lecture »1. Pour qu’une telle expérience porte ses fruits, il est nécessaire de donner à penser le littéraire comme activité de synthèse associant la réflexion et le ressenti émotionnel ou sensoriel, étroitement intriqués dès que la qualité esthétique s’élève. Hors de toute restauration d’une académie du Beau, périmée depuis trois siècles, il nous paraît que l’enseignement ne peut faire l’impasse sur ce ressenti, sur le plaisir de lire éclairé par la compréhension, notamment dans les classes de second degré, un peu moins peut-être dans l’enseignement supérieur auquel pense prioritairement l’auteur en raison de sa pratique personnelle. Ce dernier n’hésite pas à exposer au passage quelques-unes de ses émotions avec une franchise sympathique mais prend bien soin de les dissocier du contenu intellectuel, exagérément, selon nous. Car lire peut aussi amener à travailler par le langage ses propres émotions.
18Il s’agirait donc de ne pas réduire l’enseignement à une transmission de connaissances, fussent-elles atteintes par un cheminement complexe, de penser conjointement à former des lecteurs plus complets, capables de lire au plein sens du terme et de faire jouer, à leur propre profit et par leur propre production verbale, tous les ressorts d’une écriture littéraire donnée.
19Il n’est pas certain, au demeurant, que l’auteur désavoue un tel objectif, mais le débat reste ouvert, grâce à la réflexion relancée par son essai.