Il était une fois… le recueil de contes symbolistes
1Il restait apparemment une terre inconnue ou du moins méconnue en cette fin de siècle que l’on n’en finit pas de réhabiliter : le conte symboliste. Il ne s’agit pas ici d’extraire la modernité, une fois de plus, de l’amas paradoxalement fécond des écrits décadents, mais de revenir sur le questionnement générique pratiqué par les Symbolistes pour comprendre et faire connaître cet écrit hybride, ancêtre du « récit poétique » étudié par Jean-Yves Tadié. Spécialiste de la période et de Villiers en particulier, amateur de ces belles histoires que les littératures originelles ne dissocient pas de la poésie, Bertrand Vibert entreprend de tracer les contours de cet « objet littéraire non identifié » qu’est le recueil de contes poétiques en prose, à considérer moins comme un genre que comme une forme particulière de fiction narrative qui cherche sa place entre nouvelle et poème en prose.
2Son travail comprend deux volets. Cet essai est le pendant d’une réédition critique, aux ELLUG (Grenoble), de six recueils de contes symbolistes regroupés deux à deux : Le Miroir des légendes de Bernard Lazare (1892) et Le Roi au masque d’or de Marcel Schwob (1892) — volume paru en 20091 —, Histoires magiques de Remy de Gourmont (1894) et La Canne de jaspe d’Henry de Régnier (1897), enfin Les Clefs d’or de Camille Mauclair (1897) et Le Rouet des brumes de Georges Rodenbach (posthume, 1901). Poète, même en prose s’appuie sur ce même corpus, ainsi justifié par l’auteur : des recueils jugés intéressants mais peu connus (oubliés, peu accessibles, peu étudiés), et une période très brève, la décennie 1890-1900, considérée comme l’apogée du genre — « l’âge d’or du conte », écrivait déjà Michel Raimond. Se trouvent ainsi écartés d’emblée les Moralités légendaires de Laforgue, incarnation majeure et singulière du récit poétique, ainsi que les contes de Villiers, cependant souvent convoqués. Mais si B. Vibert s’explique par ailleurs sur l’éviction d’Ephraïm Mikhaël, on peut s’interroger sur l’absence de Jean Lorrain, de Catulle Mendès, de Jean Richepin, de Gustave Kahn, d’Albert Samain (quoique ces deux derniers soient fréquemment cités), dont certains recueils auraient pu correspondre aux critères de sélection opérés. Du moins bénéficieront-ils par ricochet de la réflexion importante menée ici à partir des œuvres de leurs confrères, que l’auteur pose comme représentatives dans leur diversité.
3Le plan de l’ouvrage peut sembler déroutant, à la fois par la disproportion de ses parties (trois de 40 pages, une de 60, une de 170), et par la répartition parfois curieuse du contenu, repris en variations d’une partie à une autre. B. Vibert s’en justifie par une conception du « cheminement critique comme une sorte de promenade musicale ou poétique qui invite à la rêverie », à travers une matière aussi riche que les analyses et la réflexion qu’elle suscite. En tout cas, les titres énoncent clairement les thèses, axes et problématiques de l’étude.
4De part et d’autre de l’injonction baudelairienne qui donne son titre à l’ouvrage — « Sois toujours poète, même en prose » (Mon cœur mis à nu) —, B. Vibert propose en exergue deux citations en miroir qui placent l’essai sous l’égide d’Andersen et de Gourmont, de façon à proclamer l’équivalence de la poésie et de la littérature. Une telle extension fait glisser la poésie du cadre générique au critère esthétique absolu — ce que l’on baptisa ultérieurement littérarité —, et annonce la conception, mise en avant ici, d’un « art du récit porté à hauteur de poésie ». Prétendre à la poésie du récit, ou « que le conteur est aussi poète », demande une justification préalable qui passe par la reprise nuancée du débat mallarméen, à la suite de Dominique Combe2, sur la séparation de la poésie et du narratif. Libérée de tout contenu comme des contraintes génériques, la poésie peut alors fertiliser toutes sortes de textes, ce qui conduit paradoxalement la génération des conteurs disciples du maître à (ré)concilier les deux notions (poésie et narration) au nom d’une valeur poétique englobante et, partant, à acclamer en Villiers le « poète ».
5Pour conjurer le piège de l’essentialisme symboliste et le dualisme qu’il implique, B. Vibert adopte une approche pragmatique fondée sur l’examen de corpus ancrés dans leur contexte. Au préalable, il se livre à une comparaison inévitable du conte poétique avec le poème en prose, à partir du recueil baudelairien récupéré par les Symbolistes comme modèle poétique. Pour lui, pas de réelle solution de continuité entre le conte et « la forme préférée de des Esseintes », l’un et l’autre soumis à une forte tension générique, récupérant l’investissement esthétique du vers mais pouvant se révéler l’un comme l’autre inégalement — quoique résolument — narratifs. Il retrace alors dans les divers recueils de son corpus l’héritage des grandes figures (Poe, Baudelaire, Mallarmé et Villiers) dont les fictions et les réflexions parrainent, inspirent et définissent la « communauté esthétique » des conteurs en question — exception faite de Marcel Schwob, dont les influences essentielles sont à chercher ailleurs. On peut également reconstituer cette famille littéraire en examinant les seuils (dédicaces et épigraphes) des contes — ce qui sera fait dans la troisième partie. Puis il entreprend, à travers des analyses précises, non pas de définir, mais de caractériser ce nouvel objet esthétique oxymorique : la « légende moderne » (titre de Villiers, décidément la grande référence). Quelle que soit l’époque, passée ou présente — ce qui le rapprocherait de la nouvelle —, le conte poétique est une « représentation » irréelle, où la signification l’emporte sur les faits, essentiellement un texte qui doit être lu (legend-), tout comme l’histoire du Duke of Portland « aurait dû se passer ». En somme, un « manifeste idéaliste en acte » plutôt qu’à visée métapoétique.
6L’exposition de ce « modèle symboliste », opposé au modèle réaliste et naturaliste, est longuement développée dans la partie centrale. Les préfaces de Lazare, Schwob, Régnier et Mauclair, minutieusement étudiées, constituent autant de manifestes divers du symbolisme et prouvent que la question métaphysique, jamais récusée comme chez le maître Mallarmé mais toujours différée, demeure, en tant que manque essentiel, une source d’inspiration pour ces écrivains « de haut désir ». B. Vibert se livre ensuite à une analyse précise des contes afin d’en dégager les critères esthétiques, en particulier cette théâtralité qui se donne à voir et à entendre dans les textes. En effet, leur « style » descriptif, malgré la primauté du narratif sans cesse réaffirmée, est caractérisé par le luxe du lexique, des images et des tropes. Les mots étranges dépaysent, ainsi que les métaphores, qui contiennent aussi en germe la métamorphose. La syntaxe est travaillée de façon à suggérer la complexité d’un monde perçu par une subjectivité, toujours en attente d’un sens diffracté par les analogies. Quant au rythme des phrases — davantage observé que les effets sonores à proprement parler pour rendre compte du caractère musical des contes —, il est un puissant ressort de l’imagination par ses jeux de reprises et de variations des motifs.
7Ceux-ci font l’objet du chapitre suivant, où sont sélectionnés, par paires, quelques exemples de ce « matériau symbolique » déjà parcouru notamment par G. Michaud, J. de Palacio, F. Grauby, S. Granger et bien d’autres. B. Vibert a ainsi retenu, pour illustrer la recherche d’un sens profond de l’existence au cœur de la mythologie, deux figures de la double postulation d’une époque tiraillée entre esprit et chair : le paon (blanc mais ambigu) et le faune qui hantent les contes de Régnier ; puis les deux allégories immémoriales et angoissées du poète : Narcisse et Orphée ; le Don Juan de Gourmont et l’ensemble de la gent féminine, moins fatale que les Décadents (le) disent3, mais parfois guide spirituel ou simplement pleine d’humanité ; et les deux figures de la quête que sont les réprouvés et le roi aveugle (chez Schwob et Mauclair). Il termine cet inventaire avec trois symboles : l’incontournable miroir et les fleurs, d’une part, la machine symboliste, d’autre part, fabuleux objet métatechnique voué à l’échec.
8Pour en revenir aux notions aristotéliciennes revues par Ricœur dans Temps et récit, tout cela suffirait à prouver que le régime symboliste de la mimesis, toujours sur le mode du « comme si », diffère radicalement de celui du réalisme. D’ailleurs, même quand Schwob ou surtout Rodenbach traitent de thèmes réalistes, leur approche privilégie l’avènement poétique. Cependant, plus que de « dévoiement de la narration » (expression d’Émilie Yaouanq), B. Vibert préfère parler de « traitement lyrique de la narration ». Il est dans la logique de cette « mimesis artiste » de s’appuyer sur la médiation de l’art, et en particulier de la peinture, image culturelle essentielle dont se nourrissent les écrits symbolistes. L’auteur envisage ici le cas du portrait, pour en montrer les enjeux éthiques plus qu’esthétiques, dans la perspective d’une quête de soi, de sens, toujours renouvelée.
9La quatrième partie, toujours étayée par les analyses de Ricœur, revient à la perspective esthétique de ces « contes pour grandes personnes », orientés par le désir d’un lecteur adulte et lettré, cultivé et même esthète (aux deux sens du génitif). Par leur suspension sans conclusion, par la dissolution de leur intrigue, les textes exacerbent l’attente. Intrigants et déceptifs, ils sollicitent la coopération du lecteur, invité à prolonger la lecture par ses propres songeries, et lui procurent une « délectation morose » raffinée. Cette érotisation de la narration fait écho à la thématique érotique des contes, aussi prévalente que tourmentée et funeste, comme le montrent l’exemple de l’amour lié à la mort chez Rodenbach, du fétichisme chez Régnier (Le Sixième mariage de Barbe-Bleue ») ou de l’idéalisme ambigu chez Gourmont (Le Château singulier).
10La réflexion finale sur la poétique du recueil, amorcée au cours des chapitres précédents, bénéficie des recherches récentes, québéquoises surtout, transposables au recueil de récits brefs de la fin du XIXe siècle. Après avoir constaté que les titres et les préfaces désignent moins les ouvrages comme des recueils que comme des « livres » annoncés par une thématique (masque, miroir, clef…) qui invite à l’aventure poétique, B. Vibert situe la question du recueil dans le contexte littéraire. Il voit ainsi dans cette « forme colligée » une réponse à la fameuse crise du roman, ici étendue à une « crise du fabuleux ». Car, s’il admet la coïncidence de cette forme avec la discontinuité, la « décomposition » qui caractérise le « style de décadence » présenté par Paul Bourget, il rappelle la tension symboliste entre dispersion et concentration — ou « recueillement » —, qui se reflète dans la configuration du recueil. Après ces préalables, les recueils envisagés font l’objet d’un examen « positiviste » axé sur la question de l’équilibre. Que se passe-t-il, en effet, quand on ajoute un conte au Rouet de Bruges et à Histoires moroses, (recueil auquel Hubert Juin a adjoint « Le château singulier) ? Quand Régnier réagence ses contes d’un recueil (Contes à soi-même) à l’autre (La Canne de jaspe) ? C’est le lieu de parler d’un « processus dynamique de création ». En revanche, les interrogations sur l’« ordre », qui reposent sur l’hypothèse de la « séquence favorisée », pour reprendre l’expression de René Audet, ne donnent pas de résultat bien convaincant, de l’aveu même de l’auteur, qui passe en revue les recueils sans pouvoir conclure autrement qu’à leur équilibre, à chaque fois différent, entre composition directive et distribution aléatoire. Curieusement, il place à ce moment de son étude l’essentiel du débat sur la distinction ou le brouillage entre conte et nouvelle, en relisant les six recueils à travers la grille de critères antithétiques correspondant à ces deux formes. C’est qu’à ses yeux, c’est la configuration du recueil qui fait le genre ; en l’occurrence, qui fait ici pencher vers le conte un amalgame parfois bien hétérogène. Car s’il y a décalage entre la forme conte (le fabuleux) et une vision du monde moderne, c’est la magie du récit, à laquelle participe le mouvement du recueil, qui l’emporte. La dernière approche, plus strictement intratextuelle, essentiellement thématique et fictionnelle, est séduisante et féconde. Il s’agit de dégager, d’après un « modèle musical » régi par deux forces opposées : les « accords consonants » et les « accords dissonants, l’ambivalence profonde de chacun des recueils, par ailleurs scandé par l’alternance des temps forts et des temps faibles. Par exemple, celui de Rodenbach est dominé par « la mélancolie de la perte », mais le thème de la folie y est traité de façon contradictoire. In fine, B. Vibert rend sa liberté au lecteur, dont l’activité herméneutique pourra se concentrer successivement sur chacun des contes ou tisser à loisir des liens pour les réunir.
11Si la conclusion fait état d’un oubli rapide de ces recueils de contes (trop littéraires pour le lectorat moyen ? insuffisamment novateurs pour les esprits épris de la modernité naissante ?), elle réaffirme, sous la double caution d’Aristote et de la Fontaine, le « pouvoir des fables » et l’indispensable réenchantement du monde par les contes. Pourquoi pas par ceux des recueils symbolistes que Bertrand Vibert nous donne à (re)découvrir ?