Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Mars 2011 (volume 12, numéro 3)
Florence Plet-Nicolas

L’art de renouer les fils

Damien de Carné, Sur l’organisation du Tristan en prose, Paris : Honoré Champion, coll. « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 2010, 680 p., EAN 9782745319005.

1Le Tristan en prose est un roman qui fut longtemps déconsidéré par la critique, mais dont la réhabilitation a largement été opérée depuis 1975 avec la publication de la thèse d’Emmanuèle Baumgartner, puis à travers ses travaux ultérieurs. Dans les années 1990, la vaste entreprise d’édition du roman1 et la mise au programme de l’agrégation ont stimulé la recherche ; ces dernières années, plusieurs thèses ont été soutenues et publiées, sans parler de nombreux articles, qui ont permis d’apprivoiser ce vaste roman, d’en apprécier l’esthétique originale et les subtiles nuances : on sait désormais que ce n’est pas un hasard si ce roman fut un « best-seller » médiéval au succès durable du xiiie siècle jusqu’à la Renaissance, comme en témoignent le nombre et la beauté des manuscrits puis des imprimés, l’impact sur la « vraie vie »2, ou encore les complexes phénomènes de réécriture / réappropriation dans la littérature française et européenne.

2Pour autant, le médiéviste, même passionné, se sent toujours un peu découragé devant l’ampleur du roman (9 tomes dans l’édition Ménard, qu’il faut compléter avec les 3 tomes de l’édition Curtis3) ; si l’on en perçoit intuitivement la dynamique, il reste difficile de porter un regard d’ensemble suffisamment englobant, et l’on s’est souvent épuisé à tracer schémas et tableaux que personne ne se risque à publier ! Au pire, on se dit que l’œuvre est informe (peut-être un peu comme ces feuilletons ou ces séries de bandes dessinées qui se construisent au fil des tournages, des parutions, et atteignent des volumes impressionnants — beaucoup s’effondrant sans parvenir à s’achever) ; au mieux, on perçoit qu’il y a sans doute des fils à saisir, mais que la complexité du tissage nous échappe.

3À cet égard, la thèse de Damien de Carné, Sur l’organisation du Tristan en prose, est salutaire ; certes il produit un tableau d’ensemble convaincant (p. 116‑125), mais surtout il fait la preuve que « la construction sur laquelle [repose le Tristan] est, dans ses principes fondamentaux, d’une simplicité désarmante » (p. 621). En réalité, ces principes fondamentaux que pose l’auteur ne révolutionnent en rien l’interprétation du Tristan en prose : ils ont souvent été soulignés et abondamment étudiés par la critique. En postulant qu’ils constituent une architecture puissante, D. de Carné réévalue toutefois leur portée, éclaire et resserre des interprétations éparses, rend une fonction à ce qui pouvait être perçu comme dysfonctionnement ; il rassemble les fils du roman tout autant que ceux de la critique.

4De la sorte, la plupart des chapitres commencent par un bilan historique de la littérature secondaire, certes utile pour comprendre en diachronie l’évolution de la question, mais qui brouille quelque peu l’intention : une proposition est exposée, puis réfutée avant d’en aborder une autre qui affinait la première, mais est à son tour invalidée, etc4.

5Heureusement, chaque chapitre finit par déboucher sur les fermes propositions de l’auteur ; à partir de la seconde partie, les bilans de la critique sont moins insistants, l’auteur avançant des propositions plus innovantes ou intégrant plus souplement les références antérieures. On saluera les introductions et conclusions des parties, des chapitres, qui prennent soin de récapituler résolument les données acquises, de montrer l’avancement du propos, bref, de guider dans l’architecture propre de son livre. Les titres en revanche ne sont pas toujours très éclairants et leur hiérarchie un peu difficile à suivre (par exemple, la deuxième section du chapitre premier comprend douze sous-parties qui ne sont manifestement pas toutes sur le même plan hiérarchique et dont le titre laconique n’aide pas forcément à se repérer).

6La tradition manuscrite « capricieuse et fuyante » (p. 21) est aussi un problème, que l’auteur choisit de résoudre simplement, c’est-à-dire en s’appuyant sans surprise sur l’édition du ms A dirigée par Ph. Ménard chez Droz, complétée par le ms Z de l’édition Curtis : à savoir un texte « hybride », « qui n’a jamais existé » (p. 22), mais qui a le mérite d’exister aujourd’hui et qu’utilise la plupart des chercheurs — le travail sur les manuscrits et les recueils ayant d’autres enjeux5. Toutefois, D. de Carné ne s’interdit pas le recours à des arguments puisés dans les manuscrits eux-mêmes. Par exemple, à propos des « seuils » en deux temps, il réévalue l’apparence anodine de la seconde formule à la lumière du paratexte : c’est elle et non la première formule qui est pourvue d’initiales ornées (p. 49) et donc reçue comme plus structurante par le copiste. Le duel Lancelot‑Tristan débouchant sur l’accès du chevalier cornouaillais à la Table ronde est par ailleurs perçu comme central dans le roman par la critique (« point culminant », « clef de voûte »,  « épine dorsale »…) : en effet, il occupe le milieu de l’ensemble des volumes Curtis + Ménard, mais D. de Carné nuance l’affirmation, puisque l’agencement du manuscrit A permet difficilement d’en situer le centre (n. 73 p. 365). Il serait peut-être intéressant de voir si d’autres éléments paratextuels pourraient renforcer le caractère culminant de l’épisode, mais il est vrai qu’on ne saurait reprocher à l’auteur de ne pas avoir systématisé ces vérifications, qui relèvent d’un autre type de recherche.  

7La première partie est peut-être la plus fastidieuse. Certes, elle comprend une utile récapitulation de la notion d’entrelacement, qui s’était affinée ces dernières années. Annie Combes, Danièle James-Raoul entre autres fournissent à D. de Carné d’utiles outils, qu’il classe, précise, systématise et parfois rectifie (notamment dans le chapitre 1, mais cette démarche n’est pas limitée à ce chapitre).

8Mais la description détaillée des segments, séquences majeures, mineures, et autres entrelacements « factices » ou non, appliquée au Tristan en prose, reste d’une lecture peu séduisante. On conviendra volontiers qu’il faut en passer par là pour la démonstration. Le grand tableau synoptique qui permet de déployer l’architecture du roman sur cinq doubles pages (p. 116‑125) est un outil pratique et auquel on ne cesse de se référer pendant la lecture de tout le volume. Les grisés de la colonne de gauche auraient mérité plus d’explications.

9Cette technique dont le Lancelot en prose passe pour l’initiateur inégalé est un point de comparaison traditionnellement défavorable au Tristan en prose, tantôt accusé de plagier le premier, tantôt de dévoyer le modèle. Outre que ces reproches sont contradictoires (p. 616), le chapitre 2 montre que l’entrelacement dans le Tristan n’est pas une technique allogène artificiellement importée ; mais « qu’il est d’un usage différencié, qu’il est un véritable outil poétique » (p. 133). Le chapitre 3, malgré un titre et des sous-titres peu éclairants, dessine clairement comment l’usage spécifique des potentialités de l’entrelacement détermine les trois grandes parties du roman, en adéquation précise avec trois « discours » (terme un peu curieux, en tout cas mal justifié) :

  1. « discours biographique » centré sur la vie de Tristan, linéaire et peu entrelacé, inscrit essentiellement dans le « domaine » de Cornouailles ;

  2. « discours aventureux » densément entrelacé pour épouser la simultanéité des  trajectoires des chevaliers errants dans le domaine de Logres pour l’essentiel ;

  3. « discours intertextuel » qui importe dans le Tristan en prose le texte de la Queste en entrelaçant de plus longues séquences dans un certain brouillage temporal, le tout conduisant au naufrage des deux voies (celle de Tristan, mais aussi celle de Galaad).

10Ce cadre d’aspect rigide n’exclut pas des dysfonctionnements, d’interprétation différente selon les trois sections ainsi déterminées (pp. 149, 152, 154) : sur la question de l’organisation comme sur beaucoup d’autres points, ce roman a l’art de construire des échafaudages rigoureux incluant consubstantiellement des éléments transgressifs — presque du Perec avant l’heure.

11Les modalités de cette microstructure qu’est l’entrelacement (micro… à l’échelle d’un roman de volume considérable) déterminent donc une macrostucture, en combinaison avec d’autres éléments qui se renforcent mutuellement.

12Encore une fois, la concurrence Lancelot‑Tristan n’est pas une découverte, mais sa valeur structurante est soulignée comme un « phénomène dynamique » qui détermine la totalité de la trajectoire de Tristan-personnage, comme du Tristan-roman (p. 179). La concurrence n’est pas à entendre comme une simple rivalité psychologique, plus ou moins aiguë dans tel ou tel épisode (p. 183), mais comme une relation actancielle « graduée avec une extrême patience, [dont] chaque étape a été calibrée avec une surprenante précision » (p. 191) : Tristan est programmé pour conquérir le statut de Lancelot et le surpasser — programme qui se déploie en jouant subtilement de la bipolarité des « domaines » (l’espace de Cornouailles et de Logres étant conçu comme en ensemble incluant type de personnages, type d’aventure, type d’entrelacement distincts). La structure est en deux volets, valorisant le point central : le combat de Lancelot et Tristan au Perron Merlin suivi de l’admission de Tristan à la Table ronde.

13Cette deuxième partie de l’ouvrage s’attache à une description minutieuse des phénomènes d’assimilation et de différenciation qui étayent tout le récit, depuis les enfances de Tristan jusqu’au tournoi de Louveserp. On pourra peut-être reprocher à cette section de suivre linéairement le récit à travers les chapitres 5, 6, 7. Mais les sous-parties permettent de donner des interprétations nouvelles qui ne manquent pas d’intérêt : la figure de Merlin dans ce roman est abordée de front (p. 229 sqq). Des personnages secondaires trouvent une solide justification (p.  253 sqq). Un lieu comme la Joyeuse Garde devient un substitut convaincant de la Table ronde (p. 395-6). Même les « béances » du récit « exhibent dans le texte la fonction narrative centrale de la relation de Tristan et Lancelot » (p. 361) comme le montre la merveille « à peine croyable » d’une rencontre qui n’arrive pas à se produire (p. 362‑3).

14La dernière partie permet de revenir sur la prétendue « conjuration d’un mythe subversif » que constituerait le Tristan en prose par rapport à ses hypotextes en vers. Le chapitre 8 est consacré à un groupe de personnages déjà définis à la suite de la théorie des domaines (p. 167) : ni tristaniens ni pleinement arthuriens non plus, ces créations néo-arthuriennes permettent de « contredi(re) la posture intertextuelle rassurante du texte » qui fait de Tristan et de Lancelot des amis : « ils révèlent avec quelle acidité le Tristan regarde sa source » (p. 516). On apprécie particulièrement la belle étude de Palamède, éternel second, éternel étranger, favori de la critique, qui trouve ici une place fondamentale dans l’organisation du roman : d’emblée, il est celui qui introduit la perspective concurrentielle dans la création puis le maintien de la relation de Tristan et Yseut (p. 423‑25). Chaque fois que Tristan atteint un palier, Palamède est le moteur qui l’oblige à se surpasser. S’ensuit entre Tristan et Palamède tout un jeu d’« assimilations » (p. 428) et d’« incompatibilités » (p. 434) ; le passage sur la fidélité de Palamède à sa confession païenne est très éclairant, ainsi que sa fonction cathartique dans la relation avec le lignage de Ban. À la suite de Palamède, le rôle de nombreux néo-arthuriens trouvent une réévalution fort utile, même si leur fonction structurante est peut-être moins puissante : Lamorat, Brunor… Kahédin (faisant partie du substrat tristanien) entre un peu en force dans ce groupe, même s’il va de soi qu’il anticipe Dinadan.

15Le chapitre 9 aborde l’oxymore constitué par l’entrelacement de la matière tristanienne à la Queste, deux textes manifestement incompatibles. On retiendra la notion de « décloisonnement » périlleux (p. 542), qui conduit le Tristan en prose à l’attentat-suicide : au prix d’un « sabordage » pleinement assumé (p. 560), il réussit à faire voler en éclat la Queste, à libérer pour ses descendants le champ qu’aurait verrouillé l’idéologie mystique et anti-chevaleresque. .

16Enfin, le dernier chapitre se tourne vers un hypotexte moins apparent du Tristan en prose, La Mort Artu. Les nombreuses affinités que dégage ce chapitre sont convaincantes : bestournement d’un monde (p. 573) « où les signes sont devenus illisibles » (p. 577) ; dérèglement du fonctionnement amoureux, finalement destructeur alors qu’il devait être facteur d’organisation, noircissement des « méchants » et relation très ambiguë de Tristan avec eux qui accroît la sensation de menace, sans parler d’« une des plus grandes réussites poétiques du roman », le Tristan parvenant « à rendre perceptible l’usure du monde arthurien […] et à programmer, d’une manière fort différente de celle usée par le Lancelot-Graal, l’extinction du monde qu’il décrit » (p. 599).

17Sans doute la question de l’organisation, de la structure se dilue‑t‑elle parfois dans ce dernier chapitre, mais la conclusion montre que l’élément structurant qu’est le temps est justement non figé (contrairement au Lancelot en prose).

18Il reste à se demander si le public médiéval percevait aussi mal que nous l’avons fait jusqu’à présent l’organisation de ce si vaste roman. Les modes de lecture, l’imprégnation culturelle, permettaient-ils une meilleure valorisation de structures pour lesquelles nous avons besoin de soutien critique ?

19Il manque aujourd’hui au Tristan en prose, après sa réhabilitation indéniable auprès des médiévistes, quelque chose qui permette l’accès au grand public, peut-être une compilation comme celle qu’avait réalisée Alexandre Micha pour le Lancelot en prose6. On pourrait aussi imaginer tout autre chose : tant qu’à abréger, autant le faire franchement. Je rêve d’un livre qui ressemblerait au Tristan de Bédier ; ou encore au « digest » de l’Arioste par Calvino, qui fait alterner des extraits avec résumés et commentaires, l’ensemble étant du grand Calvino ! Assurément, le travail de Damien de Carné serait absolument nécessaire pour donner à une telle recréation son ossature et son dynamisme — et sans doute son sens.