L’Œil de l’âme romantique
« Ferme les yeux et tu verras » (Joubert)
1La recherche française et francophone sur la littérature romantique s’est considérablement enrichie depuis une trentaine d’années grâce à des travaux pionniers consacrés à la dimension proprement philosophique du romantisme. Sans retracer ici l’histoire de cette relecture, on peut rappeler l’apport majeur de la thèse de doctorat de Walter Benjamin sur Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, soutenue en 1919 et publiée en 1973 dans l’édition d’Adorno. Cet ouvrage difficile, mais majeur, fut le premier à éclairer la critique esthétique du romantisme allemand, mais aussi sa conception du roman et de la « poésie de la poésie », à l’aune d’une gnoséologie issue de l’idéalisme de Fichte (thèse du Moi, de la réflexivité, de l’imagination productrice du réel). L’impact de cet ouvrage sur la critique française n’est plus à démontrer1 et deux titres récents viennent encore confirmer, si besoin était, la fécondité d’une lecture spéculative du romantisme, en particulier d’une approche théorique de la littérature2. Il n’est sans doute pas exagéré de dire qu’une grande part des travaux consacrés au romantisme allemand et à sa descendance moderne est redevable à la conceptualisation du couple poésie et philosophie effectuée par le romantisme d’Iéna et brillamment mise en perspective par Benjamin.
2Il restait en un sens à faire ce travail d’investigation théorique de l’art en interrogeant l’héritage romantique du platonisme. Sans être absolument inédite3, l’approche de Paolo Tortonese dans L’Œil de Platon et le regard romantique est précieuse par ses enjeux épistémologiques : repenser les liens entre la poésie et la philosophie et par ce biais interroger à nouveaux frais la construction romantique de la modernité4. Le retour à Platon, l’ancêtre du rapport occidental entre la poésie et la philosophie, est à cet égard plus que pertinent, mais il ne va pas d’emblée de soi.
3P. Tortonese a choisi d’interroger l’héritage artistique du platonisme par le biais d’une métaphore, largement répandue et retravaillée dans la culture occidentale, celle de l’« œil de l’âme » ou vision intellectuelle. L’auteur rappelle la formule du Sophiste sur les « yeux de l’âme » (254 a, p. 17), et les mots de Socrate dans la République (518 c) « toute âme a en elle cette faculté d’apprendre et un organe à cet usage », en l’occurrence un œil spécifique (p. 38). L’enquête qui s’ouvre se réclame d’une double approche méthodologique. Celle tout d’abord d’une pensée de la métaphore, une véritable « métaphorologie » pour reprendre les termes employés par Hans Blumenberg avec son titre de 1960, Paradigmen zur einer Metaphorologie. Il s’agit ainsi de mettre au jour des éléments de pensée irréductibles à la forme conceptuelle, dont P. Tortonese estime qu’ils relèvent moins, suivant la formule de Blumenberg, de « métaphores absolues », nécessairement déshistoricisées, que de noyaux irradiant dans « un système nerveux culturel, se prolongeant à travers les siècles, tissant le tissu d’une pensée collective » (p. 12) En somme, la question est ici de tracer l’« histoire discontinue » (pour reprendre une formule de Walter Benjamin) de la métaphore oculaire dans la pensée antique et néoplatonicienne, dans le christianisme médiéval et humaniste et enfin dans ses prolongements proprement romantiques par le biais de trois auteurs : Schelling, Coleridge, Joubert (mais aussi chez Balzac et Hugo). Cette entreprise ambitieuse, qui noue par conséquent les fils de la pensée logique et analogique, manière d’interroger à son commencement les rapports entre la poésie et la philosophie (p. 13), se place enfin sous le patronage de la lecture panofskienne de l’héritage esthétique de Platon.
4À la suite de Cassirer, Panofsky note dans son Idea5 que le paradoxe de la tradition artistique occidentale de la mimesis, dont découle l’histoire de la représentation, est qu’elle se construit à partir de l’Idée platonicienne du Beau en soi. Idée ou pur signifié dont Platon se sert précisément pour disqualifier l’art ; le Beau est une affaire trop sérieuse pour être laissé aux artistes imitateurs, il est surtout l’objet de la réminiscence philosophique. Panofsky entreprend ainsi de montrer comment théoriciens de l’art et artistes vont progressivement s’approprier, pour l’intérioriser et la « psychologiser », l’Idée divine du Beau platonicien. L’auteur d’Idea étudie successivement les périodes antique, humaniste, maniériste et néo-classique, jusqu’à l’émergence des temps modernes qui « comparent l’artiste à Dieu, afin d’“héroïser” la création artistique6. » L’Œil de Platon et le regard romantique se propose pour ainsi dire, et à travers un objet différent (l’« œil de l’âme » et non l’Idée du beau, les deux se croisent toutefois), de prolonger l’investigation historique et méthodologique de Panofsky, en suivant l’héritage contradictoire de Platon, notamment dans les temps modernes. Au même titre que celle de Panofsky, son enquête conduit de l’« interdit de la République à la revalorisation néoplatonicienne de l’art » (p. 206), et interroge l’évolution de la métaphore de l’« œil de l’âme » à travers la Renaissance. Une place importante est accordée à ses nombreux et complexes avatars romantiques. Comme on voit, la méthode historique et analogique qu’adopte P. Tortonese suit deux voies parallèles, en droit quasi exclusives l’une de l’autre, le cheminement diachronique et la voie synchronique, ou une dialectique opposant la voie analogique et le tracé logique. L’intérêt de cet ouvrage, fort documenté, tient d’abord à ce croisement méthodologique, à cette tentative de lier la continuité et les moments d’interruption, de crises et de réinvention, qui sont partie prenante d’une histoire des formes.
5Bien que cet essai se propose de suivre l’histoire de la métaphore oculaire du savoir, à travers l’esthétisation plotinienne de la vue intérieure, sa christianisation chez Saint Augustin et le partage de la docte ignorance en lumière et obscurité (chez Nicolas de Cues, p. 91), l’objectif avoué de ce livre, posé dès ses premières pages, est de faire droit au paradoxe romantique selon lequel il faut fermer les yeux pour voir vraiment et authentiquement. La formule tirée des Carnets de Joubert, « Ferme les yeux et tu verras » (citée p. 15), ou tel vers de Hugo extrait des Contemplations, « Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume » (« À un poëte aveugle », cité p. 16), sont également emblématiques de la reprise romantique de l’idée plotinienne, rappelée par P. Tortonese (p. 55), selon laquelle « il faut cesser de regarder, et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté, que tout le monde possède, mais dont peu font usage. » (Ennéades, I, 6, 8.) Proposant en somme la genèse historique de ce paradoxe romantique, P. Tortonese décrit et analyse l’espace littéraire et artistique moderne, celui d’une psychologie du monde intérieur, qui tend à abolir le clivage entre le dedans et le dehors, le moi et le réel, mais aussi, suivant en cela la leçon de Plotin sur l’« œil solaire », la source lumineuse et le récepteur de lumière. Trois auteurs sont ainsi étudiés, qui constituent autant d’« étapes » sur le chemin d’une intériorisation et d’une subjectivation de l’organe de l’âme divin platonicien : Schelling, par le biais de l’intuition intellectuelle objectivée de l’art, Coleridge, qui offrirait une « sorte de version transcendantale [i.e. subjective et langagière] de la doctrine de la réminiscence » (p. 137), et enfin Joubert qui s’efforce de penser l’invidence, l’évidence intérieure ou la vérité spirituelle de l’intériorité (p. 150), notion proche du Gemüt, l’âme du tout et de la cordialité intellectuelle des premiers romantiques.
6L’auteur consacre d’intéressantes analyses au devenir poétique et romanesque de la métaphore de l’œil connaissant chez Victor Hugo et Balzac. C’est là qu’il est pour ainsi dire donné d’approcher de près la complexité de la psychologie romantique des profondeurs (celle du Tiefsinn des premiers allemands, parmi lesquels Novalis et Schubert). Si on connaît la prédilection hugolienne pour les images du gouffre et de l’abîme, on ignore souvent combien elles sont elles‑mêmes aimantées par une pensée poétique en acte, comme P. Tortonese le rappelle justement. Descendre en soi, comme nous y invite toute la tradition plotinienne et chrétienne, mais pour y trouver quoi ? L’Esprit qui a fui le monde matériel, assurément, mais aussi, et surtout, comme le disent à leur façon poètes et philosophes, l’esprit créateur qui tient le monde pour un symbole de la pensée. C’est l’enseignement des écrivains et des poètes qui est souvent le plus riche sur ce point parce qu’il s’autorise à dépasser les cadres logiques de la pensée pour explorer, par l’image et l’analogie, les zones incertaines et sans fond de l’espace intime. Ainsi Victor Hugo, dont l’œuvre poétique, rappelle P. Tortonose, déploie la dualité du mouvement qui conduit « de la racine au gouffre et de la fleur au ciel » (p. 176), confère par là même à la pensée platonicienne une signification inédite.
Chez aucun auteur avant lui, le chemin qui mène vers les idées platoniciennes n’avait été métaphorisé comme une descente, ou pis encore, une chute dans l’abîme. Cette ambiguïté spatiale donne au franchissement de la ligne qui sépare le monde physique du monde métaphysique un caractère ambigu. Aller vers les essences, ce n’est plus simplement un effort, c’est un danger ; la souffrance n’appartient plus exclusivement à la transition du sensible au métaphysique, elle est envisageable comme un risque de l’état ultime, sur lequel se jettent des ombres inquiétantes. (p. 177)
7On est presque ici en présence d’un platonisme inversé, à l’image de ces mouvements de chute vers le haut et d’élévation vers le bas, ou d’inversion de l’espace du proche et du lointain dont est coutumier la littérature du romantisme allemand (Novalis, Ludwig Tieck). Mais il fallait ce renversement poétique hugolien, qui plonge le sujet dans les vertiges de l’âme, pour découvrir une quintessence sensible et tracer une nouvelle cartographie de la psyché, ce que le siècle suivant s’emploiera à faire.
8D’autres aspects de son analyse mériteraient d’être relevés. P. Tortonese rappelle ainsi cette surprenante affirmation de la République (472 d) dans laquelle Platon pose l’hypothèse d’« une peinture qui ne ressemblerait à rien d’existant » (p. 27), idée que Plotin traduira à sa façon en écrivant dans ses Ennéades (V, 8, 1) : « Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel qu’il serait, s’il consentait à paraître à nos regards. » (p. 57) Ici, comme en d’autres points de la tradition post‑platonicienne de la vue intellectuelle, on découvre que l’artiste entre en communication intime avec le divin. Autant dire que l’héritage de la métaphore de l’œil de l’âme ouvre aussi la perspective d’un art pictural sans sujet, ou d’une œuvre consacrée à un pur signifié, qui préfigure dans la langue du néo‑platonisme certaines thèses idéalistes de l’abstraction picturale. On songe en particulier au néoplatonisme de Mondrian, inspiré par la société théosophique de madame Blavatsky, ou encore à l’idée de « nécessité intérieure », par laquelle Kandinsky désigne les trois raisons mystiques de l’art7.
9Il est un peu regrettable et surprenant que cette enquête assez fouillée sur l’œil de l’âme ne prenne pas davantage en compte les théories picturales romantiques, notamment celle qui ont trait au paysage. Car c’est bien là que se donnent à réfléchir au plus près la corrélation entre le regard et le spéculaire, l’introspection du peintre et la production d’un monde visible spiritualisé. Ces théories abondent chez Caspar David Friedrich, Novalis et les frères Schlegel8. Dans un de ses fragments où il assigne au poète le pouvoir d’expérimenter les objets extérieurs et intérieurs d’une autre façon que l’homme commun, Novalis note ainsi que « le peintre voit les objets visibles avec de tout autre yeux que l’homme ordinaire »9. On songe encore aux commentaires d’Heinrich von Kleist sur Le Moine au bord de la mer, estimant qu’en regardant ce tableau on semble avoir les paupières coupées, ou encore au Regulus (1828‑1837) de Turner, œuvre qui donne littéralement à voir un aveuglement positif, soit un éblouissement physique et psychique10. Tous ces éléments relèvent à leur façon d’une version romantique de la contemplation platonicienne.
10Il est vrai que P. Tortonese concentre son analyse sur les liens entre l’art (la théorie de l’art et la littérature) et la pensée, que la métaphore de l’œil intérieur permet d’étudier dans la mesure où elle lie le sensible et l’intellect. Mais la question picturale n’est pas étrangère à cette problématique, loin s’en faut, surtout en une période, le romantisme, qui s’efforce de nouer les arts entre eux. On peut enfin rappeler que la belle formule de Schelling dans son Système de l’idéalisme transcendantal de 1800, analysée succinctement par P. Tortonese (p. 116‑117) sur l’intuition intellectuelle esthétique, s’achève justement par une remarque décisive sur la peinture conçue comme l’ouverture à un monde imaginaire, ou plus exactement comme un point de passage entre l’idéal et le réel. Sans doute l’artiste se détache‑t‑il par ce moyen imaginaire de l’imitation de la nature pour découvrir que c’est en lui que se situe la vraie réalité (p. 118). N’oublions pas que la richesse de la thèse subjective et intérieure du romantisme est de lier les plans externes et internes de sorte que le romantisme réinvente en même temps qu’il semble la renier la thèse de la mimesis, entendue comme la quête de réalités profondes.
11En 1912, Franz Marc, qui revendique pour sa part l’héritage romantique, aura ces mots remarquables, où se nouent, pourrait‑on dire, l’immanence naturelle et la transcendance de la vision intellectuelle :
Nous sommes aujourd’hui en quête de choses cachées derrière le voile des apparences. Elles nous semblent plus importantes que les découvertes des impressionnistes, mais ces derniers les ont tout simplement ignorées. Nous cherchons et nous peignons ce côté intérieur, spirituel de la nature, non par caprice ou par goût pour la nouveauté mais parce que nous voyons cet autre côté, comme on avait « vu » soudain autrefois des ombres violettes et de l’éther au-dessus de toute chose11.
12Malgré cette réserve, l’ouvrage de Paolo Tortonese est riche, et parfois sinueux, à l’image de son double objet (métaphore de l’œil connaissant et relation entre la poésie et la philosophie). Il comporte d’intéressantes analyses sur cette image de l’œil intérieur, dont la force de suggestion ne laisse pas de fasciner par‑delà l’héritage complexe du romantisme.