Narratologies contemporaines : sur les épaules des géants
1Narratologies contemporaines, approches nouvelles pour la théorie et l’analyse du récit prend le parti non pas de dresser un panorama exhaustif d’une narratologie postclassique (c’est‑à‑dire celle qui s’impose à partir des années quatre‑vingt), mais de proposer des approches précises sur quelques points de narratologies contemporaines, à partir d’interventions présentées et débattues, au moins partiellement, dans le cadre du séminaire « Narratologies contemporaines » à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il s’agit à chaque fois de souligner les évolutions plurielles de la narratologie, les réflexions qu’elle suscite, les enjeux qu’elle suppose et l’intérêt qu’elle continue de faire naître, malgré toutes les controverses qui lui sont intimement liées. Narratologies contemporaines s’attache avant tout à souligner sa volonté de dialogue avec une narratologie classique, afin de montrer, pour reprendre les mots de Gérald Prince dans son célèbre article « Narratologie classique et postclassique1 », que la narratologie postclassique montre vis‑à‑vis de ses prédécesseurs non pas un « rejet », un « refus », mais, au contraire, « une continuation, une prolongation, un raffinement, un élargissement ».
2Proposer un ouvrage de narratologie contemporaine relève avant tout, pour tous les contributeurs de Narratologies contemporaines, approches nouvelles pour la théorie et l’analyse du récit, à souligner l’idée de multiplicité qui caractérise de façon inhérente la narratologie. La simple tentative de définir aujourd’hui ce qu’est la narratologie montre d’emblée la complexité liée à la notion : ainsi, dans le glossaire qu’elle propose à la fin de son article consacré à la narrativité et la signification en musique (« Bref aperçu sur l’utilisation des concepts de narrativité et de signification en musique », p. 233‑265), Márta Grabòcz montre combien la définition étymologique du mot, « science du récit », connaît en réalité une multiplicité de nuances possibles selon la discipline à laquelle elle se rattache (poétique, linguistique, sémiotique, psychologie…). L’extrême diversité des appréhensions du récit permise par la narratologie tout au long de son évolution dans le temps est également soulevée dès la première page de l’Introduction (p. 7‑14) écrite par John Pier et Francis Berthelot : le « modèle commun » capable de rassembler tous les récits du monde se démultiplie lui aussi très vite dès lors que l’on tente de le concrétiser, comme le démontrent toutes les différentes méthodologies possibles, des mythèmes de Levi-Strauss à la grammaire narrative de Greimas, sans oublier les approches de Todorov, Barthes ou Genette. Enfin, l’histoire même de la narratologie est marquée du sceau de l’impossible unité : Ansgar Nünning, dans l’article liminaire de l’ouvrage (« Narratologie ou narratologies ? Un état des lieux des développements récents : propositions pour de futurs usages du terme », p. 15‑44), souligne, en rappelant les travaux de Brian MacHale (en particulier sa monographie Constructing Postmodernism), combien retracer une histoire de la narratologie relève de l’utopie. On pourra enfin rappeler la multiplicité des horizons géographiques de la narratologie : si les premières décennies sont avant tout françaises, depuis la fin des années quatre‑vingt les pays anglophones, germanophones, nordiques, tout comme Israël, ont par la suite travaillé eux aussi sur les analyses du récit. Narratologies contemporaines illustre du reste parfaitement cette donnée, puisque les horizons géographiques des contributeurs ne se limitent pas à la France mais s’étendent également à la Suisse ou l’Allemagne.
3Philippe Roussin s’attache à retracer, dans « Généalogies de la narratologie, dualisme des théories du récit » (p. 45‑73), les origines mêmes des problématiques de la narratologie, qu’il situe dans le long débat opposant de façon binaire, à partir des dernières années du xixe siècle, le roman et le récit. La préférence alors souvent accordée en France à ce dernier, et qui a longtemps marqué le paysage littéraire, s’explique par le rejet massif du roman réaliste et/ou naturaliste à partir des Symbolistes. La controverse masque surtout une confusion pour Ph. Roussin, l’opposition entre ce qui est en réalité une « modalité d’énonciation » (p. 49), le récit, et un genre, le roman, controverse qui en outre, de façon paradoxale, inscrit simultanément la théorie narrative dans le seul cadre d’une théorie du roman. Si celle‑ci prédomine encore chez Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture (1953), elle est toutefois abandonnée dans « L’Introduction à l’analyse structurale des récits » (1966) où, « sous l’influence conjuguée de la linguistique structurale, de la poétique jakobsonienne […] et à l’introduction des travaux formalistes russes » (p. 60), la théorie narrative s’émancipe finalement du roman.
4Dans un second temps, Ph. Roussin veut voir dans la longue opposition histoire/discours, héritage de la dichotomie introduite par les formalistes russes fable/sujet, une survivance justement du couple binaire récit/roman ; l’article aurait néanmoins encore gagné à articuler plus nettement la controverse récit/roman à celle histoire/discours. Selon Ph. Roussin, le système histoire/discours aurait contribué à instaurer la domination du binarisme et du dualisme à l’époque de la narratologie classique, qui relève avant tout de la théorie du récit d’inspiration structuraliste. L’auteur de l’article souligne que, pour la narratologie classique, le couple récit/discours repose sur une différenciation temporelle inévitable, en ce que le récit est une « relation différée », et donc inévitablement postérieure, de faits qui seraient eux passés, faisant de l’antériorité l’attribut de l’histoire. Une telle conception serait héritée de récits dont les événements sont déjà connus de leurs narrateurs, en particulier la chronique, le conte et l’autobiographie, dont Ph. Roussin pense qu’ils « ont servi de modèle implicite aux narratologues qui peuvent, grâce à eux, justifier le besoin de supposer des histoires ou des structures d’intrigues sous-jacentes pour rendre compte des traits séquentiels des récits tout à fait différents […], des récits de fiction » (p. 67). L’auteur de l’article souligne cependant que, contrairement aux récits factuels, les récits fictifs ne montrent pas nécessairement un réarrangement de faits par le discours, puisque ces éléments n’existent pas sous une forme déterminée et organisée avant l’acte narratif : dès lors le modèle binaire histoire/discours est invalidé, comme le constate la narratologie post‑classique, qui développe des modèles ternaires ou quaternaires.
5« Narratologie ou narratologies ? Un état des lieux des développements récents : propositions pour de futurs usages du terme » d’Ansgar Nünning s’intéresse également aux oppositions entre « narratologie classique » et « narratologie postclassique », sans oublier toutefois la complexité qui s’attache, dès l’origine, au mot de narratologie : l’auteur de l’article souligne ainsi comment la narratologie classique, ou structuraliste, connaît à l’intérieur d’elle‑même plusieurs variantes. Néanmoins la classification établie par A. Nünning montre combien la narratologie postclassique élargit les champs de la narratologie classique : au projet d’identification et de systématisation des propriétés des textes narratifs s’oppose la prise de conscience croissante de l’interaction complexe non seulement entre les textes et leurs contextes culturels, mais aussi entre les traits textuels et les choix, tout comme les stratégies interprétatives impliquées dans la lecture, les systèmes binaires et échelles graduées ont fait place aux descriptions plus « denses », les projets interdisciplinaires ont succédé à l’intérêt concentré avant tout sur la poétique du récit. Enfin, la narratologie postclassique intègre ce que la narratologie classique écartait dans son approche du récit, à savoir le contexte, la culture, le genre, l’histoire, l’interprétation ou le processus de lecture. C’est la question de l’interdisciplinarité qui occupe A. Nünning dans la suite de l’article : non sans certaines considérations pleines d’humour et particulièrement bienvenues dans un livre où la théorie et l’abstraction dominent, l’auteur s’attache à établir une cartographie des « nouvelles directions qu’on observe dans les études narratives » (p. 22), à travers huit groupes, chacun divisé en plusieurs sous‑groupes indiquant leurs principaux théoriciens. L’impression de prolifération domine face à la multiplicité des disciplines qu’abordent désormais les narratologies contemporaines, prolifération qui du reste inquiète A. Nünning, tout du moins le conduit à critiquer l’usage trop large à ses yeux du terme « narratologie » : « On ne peut manquer d’observer que le terme “narratologie” est actuellement utilisé avec beaucoup de sens différents », souligne‑t‑il (p. 30). A. Nünning propose en conclusion sa propre classification, en utilisant le terme générique d’« études narratives », qu’il juge plus juste, pour organiser les relations entre théorie narrative, narratologie et critique narratologique.
6Les deux derniers articles du volume, « Le traitement cognitif de la narration » de Jean‑Marie Schaeffer (p. 215‑231) et « Bref aperçu sur l’utilisation des concepts de narrativité et de signification en musique » de Márta Grabòcz peuvent justement illustrer cette interdisciplinarité qui caractérise les narratologies contemporaines, selon la cartographie établie par A. Nünning. Les deux contributions montrent en effet comment l’approche narratologique peut renouveler une discipline, et comment celle‑ci peut elle‑même renouveler l’approche narratologique, créant un dialogue fructueux entre plusieurs disciplines.
7M. Grabòcz montre ainsi comment les concepts de narrativité permettent de renouveler et d’approfondir l’analyse musicale : elle présente plusieurs études (celles de Monelle, Tarasti, Hatten et les siennes) qui se sont attachées à utiliser les outils de la narrativité, notamment l’usage des topiques, pour pouvoir « décrire le processus dynamique complexe qu’est la forme musicale » (p. 233), chacune illustrée par un exemple précis d’analyse musicale narrative. M. Grabòcz souligne en conclusion les apports que peut apporter une approche narrative en musique, dans les domaines liés étroitement à la musique (meilleure définition des styles musicaux historiques, évaluation plus juste des interprétations musicales d’une œuvre historique, compréhension des structures musicales exceptionnelles), comme dans ceux qui conjuguent simultanément plusieurs aires artistiques à une même période historique, puisque « [l]’appproche narrative crée un cadre analytique musical pour une étude comparative avec les autres arts d’une même période : par exemple, le rapport entre Liszt et Goethe […] » (p. 254). Enfin cette application possible de l’approche narrative en musique montre combien l’idée de récit ne s’applique pas simplement à un énoncé verbal, « mais que les autres systèmes de signification sont eux aussi susceptibles de s’organiser selon les critères de la narrativité » (p.13) : l’idée de récit s’élargit de cette façon considérablement. M. Grabòcz complète son article par un glossaire, précieux outil pour clarifier certains termes peut-être obscurs pour les non-spécialistes de musique.
8J.-M. Schaeffer s’intéresse à la façon dont, grâce à nos compétences cognitives, nous construisons et comprenons des récits. Il tente de mettre en relation les trois niveaux possibles du traitement cognitif du récit, à savoir le neurologique (« l’étude des aires cérébrales qui sont activées en situation de production ou de réception d’un récit », p. 218), le psycho‑cognitif (« l’analyse des processus mentaux qui assurent le traitement du récit, Ibid.) et enfin celui de l’analyse narratologique, « c’est‑à‑dire […] l’étude des composantes et des structures des productions (verbales ou autres) qui résultent de la mise en œuvre des processus mentaux étudiés au niveau neurologique et psycho‑cognitif » (Ibid.)). Or si la mise en relation des deux premiers niveaux ne pose pas de difficulté, du fait de la similarité de l’objet d’étude (le récit comme réalité mentale), c’est la mise en relation du troisième niveau avec les deux autres qui peut apparaître comme plus difficile, du fait de modes et d’objets d’étude différents. Toutefois, comme le souligne J.‑M. Schaeffer, si le récit est une création de l’esprit humain, alors il doit être possible de mettre en relation les théories expliquant comment l’esprit humain traite les récits, celles qui établissent les aires fonctionnelles du cerveau activées lors de la prise de connaissance du récit et les théories concernant les structures du récit. J.‑M. Schaeffer montre ainsi comment les psycho‑cognitivistes ont manifesté un intérêt certain pour les théories narratives, tout particulièrement pour l’analyse structurale, vis‑à‑vis de laquelle ils ont cependant effectué plusieurs déplacements du fait des approches spécifiques liées à leur discipline, mettant ainsi davantage l’accent sur la réception du récit que sur sa production. De même, les approches cognitivistes existent également dans le champ de la narratologie, notamment à travers les études de David Herman et Manfred Jahn, dont il souligne toutefois les contradictions et les limites. Il conclut en soulignant la différence d’orientation entre les psychologues de la cognition, mettant l’accent sur l’adéquation descriptive, et les narratologues, intéressés avant tout par la puissance descriptive des théories : c’est la capacité de chacun à modifier cette divergence qui permettra une collaboration pleinement fructueuse entre les deux disciplines. L’on peut regretter que ces réflexions en fin d’article, particulièrement intéressantes, soient un peu écourtées, sans doute par manque de place.
9Cette nécessité des narratologies contemporaines à pouvoir encore interroger ses approches, ses outils et ses procédés pour les préciser et les renouveler, sans rester dans une théorie monolithique, se retrouve tout particulièrement dans les contributions de Klaus Meyer‑Minnemann et Sabine Schlickers, « La mise en abyme en narratologie » (p. 91‑108) et d’Alain Rabatel, « Pour une narratologie énonciative ou pour une analyse énonciative des phénomènes narratifs ? » (p. 109‑137), consacrés à des études de procédés narratifs précis.
10Kl. Meyer‑Minnemann et S. Schlickers s’interrogent sur le procédé narratif de la mise en abyme (ou épanalepse), qui, avec la syllepse, la métalepse et le pseudo‑diégétique (ou hyperlepse), fait partie des procédés narratifs paradoxaux, capables de violer la doxa du récit. Les deux auteurs délivrent leur typologie des infractions à la doxa narrative et montrent en quoi ils s’écartent de la formulation genettienne, puisque Genette appelle métalepse ce que Kl. Meyer‑Minnemann et S. Schlickers nomment syllepse : pour eux, la notion de métalepse chez Genette désigne en réalité deux procédés narratifs qu’il faut distinguer pour les auteurs de l’article : d’une part ce qu’ils nomment la syllepse, « qui produit un nivelage d’espaces et/ou de temps à l’intérieur d’un même niveau narratif ou entre deux niveaux narratifs différents » (p. 92), d’autre part la métalepse, qui fait partie des procédés transgresseurs des lignes de partage du récit. Les deux auteurs travaillent ensuite la notion de mise en abyme à partir avant tout des travaux de Lucien Dallenbäch (en particulier Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, 1977), afin de proposer leur propre typologie, où ils distinguent la mise en abyme de l’énoncé, la mise en abyme de l’énonciation, eux‑mêmes divisés en mise en abyme verticale et mise en abyme horizontale, et, enfin, la mise en abyme de la poétique, développant en ce sens les travaux de Dällenbach. Afin de rendre davantage concret ces procédés narratifs, Kl. Meyer‑Minnemann et S. Schlickers illustrent chacune de ces sous‑catégories par un exemple. Le développement des travaux de Dällenbach se poursuit dans la suite de l’article sur la question du degré d’analogie et d’extension de mise en abyme. Si Dällenbach réduit le degré d’analogie entre la mise en abyme et l’objet qu’elle réfléchit à la mise en abyme de l’énoncé, les deux auteurs de l’article estiment qu’il concerne également la mise en abyme de l’énonciation et la mise en abyme de la poétique narrative. Kl. Meyer‑Minnemann et S. Schlickers concluent en indiquant, peut-être un peu trop rapidement après cette étude si précise, les fonctions possibles de la mise en abyme.
11Alain Rabatel entend quant à lui mener « une relecture aussi radicale que possible des outils de la narratologie » (p. 109) : il ne s’agit pas de « faire table rase des acquis du passé » (Ibid.) mais d’interroger avec précision les outils genettiens en les confrontant aux textes, tout en articulant avec force narratologie et linguistique — on retrouve là l’interdisciplinarité propre aux narratologies contemporaines et, de fait, l’approche linguistique figure bien dans l’état des lieux d’A. Nünning. C’est la question du point de vue qui occupe l’auteur de l’article : à travers l’analyse précise de plusieurs exemples, A. Rabatel montre comment divers mécanismes linguistiques sont à l’œuvre dans la construction des différentes modalités du point de vue, caractérisées « par leur dialogisme et leur dimension interactionnelle ». Il s’attache également tout particulièrement à montrer les limites des approches ontologiques des points de vue du personnage et du narrateur : il souligne que, contrairement aux théories de René Rivara et Gérard Genette, le personnage n’a pas un savoir nécessairement limité tandis que le narrateur serait « nécessairement omniscient » (p. 119) : A. Rabatel rappelle qu’il n’y a pas dans la langue de termes spécifiques réservés aux narrateurs ou aux écrivains pour dire l’accès aux pensées. Il ne s’agit pas toutefois de nier le concept d’omniscience du narrateur, mais bien plutôt de l’interpréter selon des dimensions textuelles : ainsi, en s’appuyant sur l’analyse de nombreux exemples tirés des romans d’Alexandre Dumas, A. Rabatel souligne que l’omniscience doit être « toujours rapportée au projet esthétique, éthique, idéologique de l’écrivain » (p. 126) : l’omniscience du narrateur chez Dumas remplit ainsi le rôle d’un historien « qui a cœur de tout connaître pour expliquer une époque et pour rendre justice à chacun selon ses œuvres » (p. 125). Cette étude permet à A. Rabatel de souligner combien le point de vue est traversée par le dialogisme et la dimension interactionnelle, nécessitant de ce fait de repenser le récit et à revenir sur « des pans entiers de la narratologie », en particulier en revisitant le système narratologique de la temporalité dans le récit dans sa relation au point de vue et dans la notion même de récit.
12L’analyse du récit est au centre des contributions de Raphaël Baroni, de Jean‑Michel Adam et Ute Heidman, et enfin de John Pier, qui avancent de nouveaux systèmes d’analyses narratives à travers le renouvellement des procédés narratifs.
13Dans son article « Réticences de l’intrigue » (p. 199‑213), R. Baroni montre également cette volonté de la narratologie post‑classique de recontextualiser d’anciens « outils heuristiques » (p. 200), hérités de la narratologie thématique, pour parvenir à une analyse renouvelée de l’intrigue, au centre de sa contribution. Autrefois au cœur de nombreux travaux structuralistes des années soixante et soixante‑dix, l’étude de l’intrigue est tombée en désuétude. R. Baroni envisage alors ce travail comme un « prolongement », montrant bien par là le mouvement propre à la narratologie contemporaine, puisqu’il s’agit d’enrichir les travaux de la narratologie classique par les apports sémiotique hérités de Peirce et d’Eco tout comme par les travaux d’orientation cognitiviste. Il s’agit donc d’aborder la question en tenant compte de ce qu’ignoraient autrefois les travaux structuralistes, « les dimensions discursive, contextuelle, pragmatique, cognitive et affective des récits ». R. Baroni s’intéresse dans son étude à la « réticence » dans l’intrigue, terme hérité de Barthes (S/Z), et qui consiste à créer chez le lecteur une incertitude provisoire qui permet de nouer une intrigue, produire une tension et amener à anticiper un dénouement. R. Baroni rappelle que la tension narrative a été longtemps négligée par la narratologie classique, d’une part en raison de la piètre estime des critiques structuraliste envers les œuvres qui affichaient tout particulièrement cette tension narrative à l’œuvre (romans de gare, d’aventures, policiers…), d’autre part parce qu’il est justement impossible de traiter la tension narrative sans les apports de l’approche cognitiviste : de ce fait, séquence narrative et tension narrative ont longtemps été séparées, alors que « construire une intrigue consiste précisément à intriguer son lecteur » (p. 203). L’auteur de l’article se fonde avant tout sur la lecture d’un article de Tomachevski (daté de 1925, traduit en français en 1965)2, que l’on a trop souvent simplifié par une distinction entre « fable » (l’ensemble des événements liés entre eux qui nous sont communiqués au cours de l’œuvre) et « sujet » (constitué des mêmes événements mais qui respecte leur ordre d’apparition dans l’œuvre) : R. Baroni entend montrer combien Tomachevski décrit une forme d’organisation séquentielle du récit bien plus complexe. À la fable, Tomachevski ajoute en effet la notion d’intrigue, à savoir « le développement de l’action », dont la composition fait intervenir les concepts de nœud, péripétie et dénouement. Or Tomachevski définit d’emblée l’intrigue en s’appuyant sur l’effet produit sur un lecteur, puisqu’il l’associe étroitement à la notion de conflit qui structure toute la fable et provoque l’intérêt puis, lors de sa résolution, l’attente apaisée du lecteur. Pour R. Baroni, le conflit, qui montre bien l’interaction entre le texte et le lecteur, n’est qu’une possibilité de la tension narrative. Ainsi, l’énigme, qui suscite immanquablement la curiosité du lecteur qui en attend le dévoilement, peut devenir de cette façon la borne initiale d’une séquence du texte et aboutir à « une stratégie globale de mise en intrigue qui offre une alternative à l’exposition chronologique d’un conflit » (p. 210). Toujours sur la base de l’article de Tomachevski, R. Baroni propose plusieurs modalités distinctes de la tension narrative, qui font justement ressortir les dimensions cognitives et passionnelles de la lecture : celle du suspense, « quand, face à la représentation d’un événement instable inachevé, un narrateur réticent repousse l’exposition de l’issue attendue pour tenir en haleine le lecteur » (p. 210), entraînant de ce fait la production d’un pronostic ; celle de la curiosité, « quand la représentation de l’action apparaît comme incomplète » (Ibid.), encourageant la production d’un diagnostic incertain, celle de la surprise, « qui permet de souligner rétrospectivement l’incertitude des pronostics ou des diagnostics produits par l’interprète » (Ibid.). La reformulation post‑classique de la séquentialité narrative, vis‑à‑vis de son modèle classique, tient alors en ce que pour celui‑ci l’intrigue est une totalité achevée, tandis que pour celle‑là l’intrigue est une forme de lecture tendue, qui n’a de sens que liée à une fonction, « la création d’un intérêt pour une expérience de lecture dans laquelle cognition (pronostic, diagnostic) et passion (suspense, curiosité, surprise) sont intimement liées » (p. 211).
14À travers son article « Configurations narratives » (p. 173‑197), John Pier veut ouvrir la voie à une narratologie intertextuelle, destinée à renouveler les cadres trop stricts des analyses structurales. L’auteur souligne en effet les limites des théories des structures narratives, puisqu’isoler systématiquement dans certains récits, en particulier ceux caractérisés par une « intertextualité hautement allusive » (p. 181), une « couche de signification autonome3 », reviendrait à réduire et simplifier les textes. J. Pier privilégie pour sa part une autre approche, qui fait appel à une configuration de « cadres intertextuels » activés par le lecteur. À un premier niveau, la configuration intertextuelle correspond à un « prendre‑ensemble » (p. 178), c’est‑à‑dire l’actualisation et la configuration de cadres multiples dans le récit. Mais John Pier approfondit encore la notion de configuration, en soulignant les mécanismes activés lors de la lecture. Pour ce faire, l’auteur de l’article rappelle d’une part la notion d’encyclopédie, propre à Eco, d’autre part les termes du système d’abductions d’Eco encore, lui‑même inspiré des opérations logiques de déduction, d’abduction et d’induction de Peirce. Si les abductions hypercodées (le raisonnement allant des lois générales aux cas particuliers pour aboutir à une conclusion) et les abductions hypocodées (qui entrent en jeu lorsqu’il n’y a pas de règles générales, nécessitant donc l’hypothèse de règles probables) suffisent pour saisir « les grandes lignes de l’histoire que tout le monde connaît » (p. 181), il est nécessaire, lorsque le texte montre des détails insolites qu’il est impossible de ramener à aucune règle ou explications préexistantes et établies, d’inventer une règle, ce qu’Eco nomme « abduction créative », entraînant une « méta-abduction », procédure plus élaborée pour l’évaluation inductive d’hypothèse. J. Pier précise davantage le système en se référant également aux théories de Riffaterre, et notamment aux deux niveaux de lecture que celui‑ci propose : la lecture heuristique, engageant avant tout des abductions hypo- et hypercodées et aboutissant au sens, et la lecture herméneutique, reformulé par J. Pier en lecture « sémiotique (ou critique) » (p. 183), aboutissant à la « signifiance » — on voit bien là le « raffinement » évoqué par Gérald Prince au sujet de la narratologie post‑classique. J. Pier choisit d’adopter ce terme dans la configuration narrative, en la définissant dans son système comme « un interprétant produit par le croisement d’au moins deux textes, mais contenu en tant que tel dans aucun de ces textes » (p. 185) — à noter que R. Baroni définit dans sa contribution l’interprétant comme « un produit sémiotique issu de l’interprétation d’un texte par un sujet pourvu de compétences encyclopédiques spécifiques » (p. 199). Au premier sens de configuration intertextuelle, le « prendre‑ensemble », s’en ajoute donc un deuxième, où « la configuration des cadres intertextuels correspond à la signifiance, et donc au résultat d’une série d’opérations abductives et du traitement des traces intertextuelles au cours de la lecture heuristique et de la lecture sémiotique » (Ibid.).
15J. Pier montre dans la suite de l’article l’application concrète de son système en analysant Lolita de Vladimir Nabokov, roman particulièrement riche en allusions. Il illustre tout d’abord le fonctionnement de la configuration intertextuelle au premier sens en prenant l’exemple de l’amant endeuillé, cadre intertextuel (ou topos) hérité principalement des écrits de Poe, mais aussi de Swift et du poète allemand romantique Gottfried August Bürger. Les œuvres qui activent ce cadre, présentes par le biais de citation et allusions onomastiques (des « détails locaux » pour J. Pier, p. 191), ne sont pas reprises à l’identique dans Lolita, « mais ont tendance à être prises dans des dérives apparemment sans liens entre elles, s’entrecroisant et fusionnant avec d’autres traits du roman, et néanmoins s’éloignant de toute forme fixe pour former encore d’autres figures de coïncidence aux aspects multiples » (p. 185). J. Pier s’attache ensuite à montrer le rôle de la signifiance dans le même roman, en soulignant la place de la mise en abyme. Par exemple, le triangle Humbert‑Lolita‑Claire Quilty peut renvoyer au triangle Carmen, José, Lucas dans la nouvelle de Mérimée ou bien au triangle Aleko, Zemfira, le rival tsigane dans le poème Les Tsiganes de Pouchkine. L’attente du lecteur qui a su remonter jusqu’à ces triangles est toutefois déçue, puisqu’il n’y a pas dans Lolita assassinat de la jeune femme par l’amoureux éconduit, ce qui conduit nécessairement le lecteur à envisager une autre alternative (confirmée ou infirmée par la suite) : on voit donc comment se met en place une reconfiguration progressive du texte et de l’hypercodage fourni par les cadres intertextuels.
16Enfin, J.‑M. Adam et U. Heidmann s’attachent à montrer, dans « Mises en textes et en genres de l’exemplum narratif » (p. 157‑171), comment les genres narratifs correspondent « à des façons différentes de mettre en texte des histoires assez semblables » : cette variation entre les récits se réalise par une gradualité de la mise en intrigue. J.‑M. Adam et U. Heidmann illustrent l’application concrète de leur concept à travers l’étude de l’exemplum (récit bref destiné à l’édification) présent dans différents types de récit analysés au cours de l’article, tout d’abord un des Spectacles d’horreur de Camus (1630), puis dans différents Contes (Märchen) de Grimm. Ces récits, qui partagent pourtant tous la présence d’un exemplum, peuvent pourtant être diversement placés sur une échelle de complexité croissante de la mise en intrigue, en fonction de la narrativité du texte qui, selon la définition proposée par Umberto Eco dans Lector in fabula, montre « pour chaque action décrite un agent, une intention de l’agent, un état ou monde possible, un changement, avec sa cause et le propos qui le détermine »4, tout comme « des états mentaux, des émotions, des circonstances »5. Si un des Märchen des Grimm (22.II) prend ainsi en compte les acteurs du récit, il ne comporte aucun encadrement de son interprétation, tandis que le Märchen qui le précède (22.I) montre une intrigue plus complexe : le récit est composé de deux séquences, la psychologie des personnages est davantage approfondie, le dénouement montre une inscription dans le genre des légendes bibliques, garant de « la valeur morale de l’histoire sanglante » (p. 165).
17Enfin, les contributions de Francis Berthelot et Claude Calame proposent des approches pour l’analyse de récits qui se dérobent aux catégorisations trop strictes, soulignant par là une nouvelle fois la souplesse dont veut faire preuve la narratologie contemporaine, non pas seulement dans les systèmes d’analyses proposés, mais également dans la prise en compte de certaines spécificités irréductibles dans nombre de textes narratifs, soulignant ainsi l’idée de souplesse inhérente dans les narratologies contemporaines, et que la contribution de J. Pier avait déjà démontrée dans son refus des cadres trop stricts de l’analyse structurale.
18Ainsi, dans « Narratologie thématique et narratologie discursive : le cas des transfictions » (p. 75‑89), Fr. Berthelot associe deux approches narratologiques, celle thématique (portant sur la fonction narrative des personnages et le jeu des motifs et des thèmes) et celle discursive (davantage attachées aux modalités de l’énonciation narrative), pour s’intéresser à ce qu’il appelle les fictions transgressives ou transfictions, à savoir les fictions qui se situent à la zone frontalière entre la littérature générale, respectant les limites de la réalité, et les littératures de l’imaginaire, qui « franchissent les murs de ladite réalité » (p. 75). Dans un article peut-être un peu trop descriptif, Fr. Berthelot choisit de définir ces fictions transgressive tout d’abord par le biais de l’approche narratologique thématique, qui montre comment l’introduction dans le récit d’éléments qui dépassent le monde de notre réalité permet de repenser le rapport entre réel et imaginaire : c’est le cas des transgressions temporelles, comme dans l’uchronie, qui remet en cause le passé, ce qu’illustre par exemple Le Maître du haut château de Philippe K. Dick, qui suppose la victoire de Hitler lors de la Seconde Guerre Mondiale, des transgressions des lois scientifiques, par le détournement des différentes lois scientifiques qui régissent notre réalité, afin de proposer dans l’œuvre non pas seulement une subversion de la réalité mais « la métaphore d’une réflexion existentielle sous-jacente » (p. 77) que le livre vise à mettre en lumière) ; enfin les transgressions permises par l’introduction de mythes religieux, comme dans le Roi des Aulnes de Michel Tournier qui, par l’introduction de mythes judaïques, chrétien ou païen, étend le champ du récit bien au-delà de ses frontières historiques réalistes ; ou bien par l’introduction de phénomènes magiques et surnaturels sans référence à des mythes particuliers, à l’instar du monde créé par Boris Vian dans L’écume des jours, qui ne cesse de circuler entre monde de la réalité et monde poétique et onirique. Les mondes ainsi créés « ne cherchent pas à être ni vrais ni même vraisemblables ; en revanche ils entendent être — à travers leur singularité, leurs excès, mais aussi leur cohérence — porteurs de sens » (p. 81). Fr. Berthelot montre ensuite par une approche narratologique discursive comment les fictions transgressives subvertissent les lois du récit, pour exacerber leurs natures fictionnelles, en dépassant les contraintes de genre par exemple, à travers les œuvres qui empruntent des traits à plusieurs genres ou sous-genres, en utilisant les arts (plastiques, du spectacle, musicaux) pour introduire une métaphore ou une mise en abyme de la fiction, en provoquant des distorsions du récit, notamment en déstabilisant la figure d’autorité du narrateur auquel le lecteur comprend qu’il ne peut plus se fier, enfin par la transgression de l’écriture : le travail sur le vocabulaire ou la phrase peut être un outil particulièrement puissant pour déréaliser le monde décrit, à l’instar d’un Julien Gracq qui, en déployant une langue « extraordinairement travaillée […] donne au paysage le plus réel une profondeur expressionniste » (p. 86).
19Enfin Cl. Calame, dans « Masques énonciatifs, deixis, intertextualité dans la tradition poétique grecque » (p. 139‑155), propose des concepts permettant d’analyser les poèmes grecs dont, aujourd’hui, « nous ne percevons que les traces textuelles d’une voix autrefois vive » (p. 139). Il propose ainsi d’adopter le terme d’« instance d’énonciation » (et non de « sujet d’énonciation », susceptible de créer des confusions) pour désigner le point focal qui dans le texte renvoie aux qualités discursives du je dans le poème, pour le distinguer de l’auteur biographique. Cette distinction permet tout particulièrement de jeter un éclairage nouveau sur la question du « je lyrique » qui souffre elle aussi de confusion : en effet, si l’on a coutume désormais de distinguer la personne biographique du poète et le locuteur‑narrateur qui s’exprime à la première personne dans le poème lyrique, il n’en demeure pas moins que la poésie lyrique implique, par définition, la présence d’un je que l’on réfère sans intermédiaire à la personne du poète. Aussi Cl. Calame propose d’adopter le terme de « je mélique », pour remplacer le terme « lyrique », trop flou à ses yeux. Cl. Calame s’attache également à interroger la notion d’intertextualité pour en montrer les limites vis‑à‑vis des textes qui l’intéressent. L’auteur de l’article souligne en effet que le concept d’intertextualité s’est davantage imposé en littérature latine que dans les manifestions poétiques grecques, en raison avant tout de l’activité poétique elle‑même, puisque les différentes formes de la poésie grecque sont pour la plupart des « compositions auxquelles leur dimension pragmatique constitutive assigne une fonction singulière, dans des circonstances rituelles et institutionnelles particulières, par le recours à une langue poétique traditionnelle, sinon formulaire » (p. 148‑149) : il est vain dès lors, aux yeux de Cl. Calame, de soumettre ces poèmes aux jeux intertextuels forgés par une théorie qui, au moins à ses débuts, concevait le texte comme une entité immanente : un exemple précis sur les poésies de Sappho montre ainsi qu’au lieu de voir des réminiscences homériques dans les textes de la poétesse grecque, qui aurait transposé dans le monde amoureux féminin les activités masculines de la guerre de L’Iliade, interprétations qui, selon Cl. Calame, ne pourraient être faites que par un lecteur de l’époque moderne, il faudrait plutôt avancer l’hypothèse de « traditions poétiques parallèles, même si elles sont en contact » (p. 150). Cette interrogation autour du concept d’intertextualité permet à Cl. Calame d’insister sur la pertinence de son propre concept d’instance d’énonciation, capable de désigner les différentes instances historiques assumant dans les textes la position d’ordre discursif, qui prennent de cette façon la figure du « masque » évoqué dans le titre de la contribution.
20En conclusion, Narratologies contemporaines. Approches nouvelles pour la théorie et l’analyse du récit est incontestablement d’une lecture ardue, du fait même de l’objet du livre. Néanmoins on ne peut que souligner la volonté de clarté des contributeurs de l’ouvrage, due très certainement à la forme première de chaque article, une communication dans un séminaire : introduction, problématique nettement délimitée, plan structuré et rappel en conclusion des points d’aboutissement sont présents dans chaque texte et guident tout lecteur qui souhaite se renseigner davantage sur ces propositions récentes pour faire avancer la science du récit. Il serait également possible de souligner que chaque contribution a les défauts de ses qualités, puisque l’on aurait apprécié trouver davantage d’illustrations grâce à des analyses de récits plus nombreuses, mais la place manque pour des textes nés justement d’une participation à un séminaire. Il est en tout cas à souhaiter que l’ouvrage connaisse des suites régulières, afin de pouvoir informer des avancées — ou des impasses — des narratologies contemporaines.