Les Rougon-Macquart : histoire biblique d’une famille sous le Second Empire
1L’image traditionnellement attachée à Émile Zola est celle de l’écrivain naturaliste par excellence, ce qui signifierait de facto une distance à l’égard du matériau biblique identifié à la religion elle-même, qu’on aurait grand tort de confondre avec un mépris justifiant une parfaite ignorance des Écritures par l’auteur des Rougon-Macquart. Toute l’ambition de l’ouvrage de Clélia Anfray, version abrégée d’une thèse de doctorat dirigée par Jean‑Yves Tadié — et dont on pourrait regretter qu’elle ait été simplifiée pour la ramener aux proportions d’un simple essai —, est précisément de mettre à mal cette image d’Épinal, non pas en s’appuyant sur la perspective scripturaire qui présidera à l’écriture utopique du double cycle des Trois Villes et des Quatre Évangiles, mais mieux encore en montrant combien tout l’imaginaire du grand cycle romanesque qui fait la renommée de l’auteur est déjà entièrement marqué par cette inspiration inattendue : « malgré la profonde aversion de Zola pour la chose religieuse, son œuvre se nourrit tout entière de l’imaginaire biblique1. » Il s’agit donc d’une étude de l’imaginaire zolien, qui prend bien garde de ne jamais faire dire aux œuvres ce qu’elles ne disent manifestement pas, ni à transformer Zola en converti qui s’ignore, en « chrétien contrarié2. »
2Mais avant même cette apocalypse thématique, qui s’inscrit dans le sillon des études menées par Jacques Noiray, Robert Couffignal et bien d’autres, que le travail de Cl. Anfray approfondit et nuance avec clarté et précision, le premier intérêt de l’ouvrage est de nous révéler le contenu le plus concret de la bibliothèque scripturaire du romancier. Et même si au bout du compte le constat auquel on doit se résoudre est celui de l’ignorance, même s’il nous est impossible de savoir avec précision quelles éditions, quelles traductions Zola a pu pratiquer, nous apprenons du moins qu’il possédait une traduction de la Vulgate par Jean‑Jacques Bourassé et Pierre‑Désiré Janvier, dite Bible de Tours, illustrée par Gustave Doré et parue en 1866. Or, cette bible dit d’emblée, — et mieux encore que le faible nombre d’occurrences du mot « bible » lui-même, sous une forme ou une autre, dans les Rougon‑Macquart (seulement neuf au total) — toute l’ambivalence du rapport zolien au texte sacré : d’une part parce que l’apparente attention à la lettre même de la Vulgate masque une naïveté et une méconnaissance touchantes, rappelées par Cl. Anfray à la fin de son livre et dans un entretien accordé à France Culture3 dans lequel elle souligne que le romancier naturaliste, à rebours de toute rigueur documentaire, fit de l’ouvrage le modèle de l’unique bible présente dans le corpus (dans Le Docteur Pascal), une bible du xve siècle donnée par conséquent comme une bible en français, quand la première traduction en langue vulgaire date du siècle suivant ; d’autre part et surtout parce que ce qui y retint son attention, on le voit, fut moins le texte lui-même que son illustration, la représentation visuelle du texte qui l’inspira et lui donna matière à fantasme(s).
3Ces fantasmes, ces différentes figures et références bibliques, sont ensuite classés en une vaste typologie qui s’étend sur cinq chapitres : le thème de l’hérédité et de la sexualité tiré de la Genèse ii et iii pour commencer ; le thème de l’inimitié fraternelle illustré par le mythe d’Abel et Caïn dans le quatrième chapitre du même livre vétéro‑testamentaire ; le thème de la cité maudite, Sodome ou Babylone ensuite ; l’intertextualité paulinienne ; enfin, pour terminer, la figure messianique du Christ et de sa préfigure davidique envisagées comme types scripturaires du romancier lui-même.
4Relativement au thème de l’hérédité, et après avoir dès son avant-propos souligné l’étrange rencontre de Zola avec l’augustinisme du péché originel, Cl. Anfray s’attache à trouver la juste traduction du déterminisme zolien, en ne niant rien de ce qu’il emprunte à la Bible, mais sans pour autant rattacher en quoi que ce soit ce qui, d’ordre mythologique, demeure purement esthétique à un quelconque christianisme de l’auteur. Ce faisant, elle insiste sur une constante de l’imaginaire zolien : l’association systématique de la faute à la femme, chez un auteur pourtant féministe par ailleurs. C’est non seulement la figure d’Ève, mais peut-être mieux encore celle de Lilith, qui sert ici de type à cette féminité essentiellement démoniaque, instrument de la chute de l’homme par la sexualité qu’incarne Nana. C’est encore le topos du jardin tel que le figure le Paradou de La Faute de l’abbé Mouret, image métonymique de l’action corruptrice exercée par la femme sur l’homme, et un homme en proie à une tentation maléfique et satanique qui plus est, qui servent à nourrir cet argumentaire aboutissant à la double conclusion que Zola « semble confondre Dieu et Satan en une seule et même figure4 », et que le roman du prêtre, dont l’autre exemple est La Conquête de Plassans où se rencontre l’abbé Faujas, est une véritable réécriture de la Genèse. Mais la force de la démonstration n’est pas tant ici de mettre au jour les différents éléments qui constituent cette réécriture incontestable que d’en révéler la nature profondément paradoxale : en effet, le but même du récit zolien étant de s’inscrire en faux contre la conception chrétienne imputant la faute à la femme, son roman met en scène presque malgré lui un schème qui répond exactement aux mêmes représentations et fait d’Albine la sœur en Ève ou en Lilith de Renée ou de Nana :
Non seulement le péché tire son origine de la femme — tante Dide l’aïeule de la famille —, mais il se transmet de mère en fille : de Gervaise à Nana, de Marie Pichon à Lilitte, d’Hélène à Jeanne5.
5Le mythe d’Abel et Caïn offre presque autant d’illustrations dans le corpus. Mais là encore, un exemple s’offre en modèle aux autres : le couple fraternel du Ventre de Paris, roman dont la réécriture qu’il offre de la Genèse est dénudée dans le texte lui-même par une allusion à la tradition médiévale de la Dispute des Gras et des Maigres, diffusée par la peinture et les tableaux de Breughel l’Ancien en particulier, et qui donne à entendre le retour opéré par Zola à une lecture traditionnelle du personnage de Caïn comme meurtrier, après la réinterprétation qu’en avait offert le romantisme : « Pour sûr […], Caïn était un Gras et Abel un Maigre », écrit en effet le romancier. La rivalité entre Rougon et Macquart, structurelle dans le cycle tout entier, se retrouve dans les couples fraternels de Saccard et d’Eugène Rougon, de Florent et Quenu, voire de Jacques Lantier et Pecqueux qui s’entretuent dans La Bête humaine. La lutte fratricide est une lutte pour le pouvoir, qui se décline aussi sous la forme parodique de La Terre, réécriture grotesque de l’histoire de Jacob et Esaü comme de la parabole du fils prodigue, infléchissant le sens du mythe vers une plus grande ambivalence, les rôles attribués respectivement à l’aîné et au puîné étant moins nettement manichéens. Une dernière variation du thème se retrouve dans L’Argent, roman dans lequel la fraternité de Busch et Sigismond n’a plus rien d’une lutte mais se présente comme un amour véritable, sans que cela atténue en rien la possible culpabilité de l’un quant à la mort de l’autre, le meurtre étant cette fois transposé dans l’ordre symbolique du rapport antagoniste à l’argent et au capitalisme.
6Le troisième chapitre est ensuite consacré aux cités maudites en lesquelles se reconnaissent le Plassans du début du cycle et le Paris du Second Empire. Là encore, l’opposition zolienne rencontrerait celle posée par Saint Augustin dans La Cité de Dieu, entre une Jérusalem terrestre, associée à Caïn comme fondateur de la cité maudite d’Hénoch et vouée à la destruction, et la Jérusalem céleste, associée à Abel et promise à l’éternité, l’une représentant l’Empire et l’autre l’utopie d’une République encore à inventer. Comme figure politique, la première invite à des comparaisons avec nombre de cités bibliques déjà répertoriées par les Pères de l’Église et qu’il est étonnant de retrouver sous la plume de Zola : c’est Plassans d’emblée comparée à Babylone par son architecture toute fortifiée et forclose, et aussi à Rome comme cité corrompue, avant que Paris ne vienne filer le même rapprochement, le Paris reconstruit de La Curée en Babel, celui du Ventre de Paris et d’Une page d’amour en Sodome ou en Gomorrhe, celui de L’Argent et plus encore de La Débâcle en Ninive et en Babylone, mais celle de l’Apocalypse cette fois, où l’image de la Grande Prostituée offre la référence attendue qui permet à Zola de donner à sa description de la chute d’un régime les accents prophétiques et bibliques de la fin d’un monde, dont Cl. Anfray montre néanmoins qu’elle a ceci de particulier par rapport à celle de Saint Jean de n’être que le prologue à l’avènement d’une cité idéale toute terrestre à laquelle seront consacrées les œuvres postérieures de l’auteur. On touche là la limite du rapprochement possible entre Zola et le catholicisme : la réorchestration d’un certain nombre de thèmes et de mythes bibliques n’engage aucune croyance ni même de convergence idéologique avec une religion chrétienne quelle qu’elle soit, dans la mesure où le christianisme est perçu comme une de ces vieilleries qui doivent être emportées avec le cataclysme final et remplacées par une religion nouvelle, marquant le retour à un Âge d’or utopique. Les emprunts aux mythes bibliques, à l’Ancien comme au Nouveau Testament sont donc purement littéraires : qu’il s’agisse de la réécriture de l’histoire de Lot et de ses filles fuyant Sodome dans Pot-Bouille, qui donne encore une fois le plus mauvais rôle aux femmes, et aux filles Josserand en particulier, ou de celle du livre d’Esther dans Au bonheur des dames, qui fait du personnage de Denise une nouvelle incarnation de la reine juive antique et le premier personnage féminin positif du cycle, celui par lequel le peuple de toutes les femmes zoliennes est libéré.
7Qui dit utopie et libération dit socialisme. Et l’on en arrive alors au chapitre que Cl. Anfray consacre au paulinisme de Zola, qui se révèle être en réalité un renanisme. En effet, c’est chez l’auteur de la Vie de Jésus que le romancier a trouvé l’idée qu’il mettra notamment en scène dans Germinal d’un parallèle possible entre le christianisme des premiers temps et le socialisme balbutiant. Mais plus précisément et exactement dans son Saint Paul, davantage que dans l’ouvrage qui a fait la célébrité de l’Académicien trégorrois. Car s’il est établi que Zola a été lecteur attentif de Renan, il serait resté très distant du romantisme de celui qui préférait Jésus à Paul, quand lui-même était sans doute bien plus fasciné par l’Apôtre des gentils, succombant largement et en toute conscience à ce qui était pour Renan l’erreur de voir en lui, en lieu et place de Jésus, le véritable fondateur du christianisme : artisan laborieux d’une religion nouvelle, promise à un avenir universel, et piochée de concert avec ces mineurs opérant un travail souterrain que furent les Apôtres, et ces premiers chrétiens vivant dans des catacombes, emmenés par un Étienne qui en annonce un autre, le Lantier de Germinal, à la tête lui aussi d’un peuple de besogneux qui le conduiront au martyre. Le socialisme prêché par le personnage dans le roman est d’ailleurs présenté sous un jour largement évangélique, qu’on retrouvera chez le pourtant marxiste Sigismond dans L’Argent, se résumant à la formule paulinienne : « à chacun selon ses œuvres », qui pose la question de la définition du mérite selon Zola, père d’un naturalisme qu’on ne peut pourtant pas qualifier de mystique, mais qui semble néanmoins à ses heures ne pas se résoudre à la fatalité d’un pur et simple déterminisme. Il semble même qu’il y ait place chez lui, si l’on en croit Cl. Anfray, pour quelque chose qu’on pourrait appeler charité, qu’incarnerait la Pauline (au prénom éloquent) de La Joie de vivre, elle qui ressuscite un enfant mort-né, un petit Paul, moins à la façon de Jésus plongeant au cœur des ténèbres pour en faire ressurgir Lazare, qu’à la manière du prophète Élisée redonnant vie au fils de la Sunamite, mais surtout à la façon dont les Épîtres conçoivent et définissent la charité : une communion de tous dans le Christ dont chacun devient un des membres. Cette fois, d’un point de vue presque idéologique, un rapprochement s’opère entre les vues de Zola et la théologie paulinienne, qui expliquerait en partie qu’on ne trouve aucune transposition du converti de Damas sous les traits d’un personnage romanesque dans les Rougon-Macquart : entreprise trop risquée.
8 Une figure biblique pourtant, bien que largement positive, trouve pour finir une place particulière dans l’œuvre : celle du roi David, derrière laquelle se reconnaît celle de Zola lui-même, et par laquelle le Christ dont le roi messianique n’est que la préfigure ferait retour sous la plume du romancier. Car la figure de Jésus reste présente chez lui, qui ne se comprend néanmoins qu’en opposition à celui décrit par Renan : contestant l’idée d’un Christ acceptant le sacrifice et se mouvant dans une Galilée paradisiaque, Zola semble plutôt concevoir un Jésus libérateur d’un peuple opprimé, roi mettant un terme à l’attente de son peuple, comme aussi
tous les personnages [des Rougon-Macquart] ne semblent au fond qu’attendre cette venue du Messie, celui-là même sur lequel s’achève la saga, ce fils de Pascal Rougon qui doit être « le messie que le prochain siècle attend […], qui tirera […] les peuples de leur doute et de leur souffrance »6.
9Dans ses Notes sur la Vie de Jésus de Renan, Zola confessait même ce projet d’écrire, pour présenter la religion nouvelle qu’il médite, la vie d’un « illuminé qui veut recommencer le Christ », de sorte que tout le cycle, d’où toute trace de ce personnage — sinon à travers le Docteur Pascal lui-même —, a disparu, puisse se lire comme une réécriture évangélique. L’ultime roman du cycle met d’abord en scène un couple de protagonistes : le Docteur Pascal et sa jeune auxiliaire Clotilde, dans lesquels se reconnaissent tout à la fois Zola et Jeanne Rozerot d’une part, le roi David et la servante Abisaïg d’autre part ; au-delà de la « typologie » biographique, par laquelle Zola met en scène ses propres amours au prix de quelques transformations (puisque David n’a jamais connu Abisaïg), c’est aussi à une typologie symbolique que l’on a affaire. Vieux et sage, le héros est à la fois le roi vétéro-testamentaire et le Christ de Pâques, celui de la Rédemption et de la Résurrection que son prénom annonce. Mais son credo est scientifique, foi religieuse pour temps modernes, celle d’un faiseur de miracles médicaux, nouveau surgeon sorti d’un nouvel arbre de Jessé et qui donnera naissance à un nouveau rejeton susceptible d’être un nouveau messie.
10Au bout du compte, synthétisant ce que nous apprend cette étude, Clélia Anfray insiste sur quelques traits saillants : le pessimisme caractéristique de la conception zolienne du déterminisme, où elle retrouve quelque chose de la prédestination augustinienne et protestante ; la misogynie inattendue d’un auteur progressiste et féministe ; l’évangélisme socialiste du Zola utopiste. On pourrait encore, si on y ajoutait l’importance de lectures comme L’Imitation de Jésus-Christ et la Légende dorée, celle de la peinture et de l’iconographie en général comme médiation entre l’auteur et les Écritures, spécialement de certaines scènes emblématiques représentant des personnes comme Esther ou le roi David, la prégnance dans le corpus biblique des livres de la Genèse et de l’Apocalypse, rappeler à quel point Zola est un écrivain de son temps. Et, sans aller jusqu’à en faire un écrivain décadent, qu’il n’a pas plus été qu’il n’a été catholique, s’étonner encore de le voir cultiver les mêmes lectures, celle de Saint Paul en particulier, qu’un converti comme Huysmans, qui s’éloigna de lui notamment pour des questions spirituelles et religieuses. Ce qui est sûr, et qui avait besoin d’être démontré, c’est qu’un Zola biblique existe : Zola a lu la Bible. Sans doute partiellement, et dans une perspective très subjective. Mais elle nourrit son œuvre, en profondeur, comme aussi la réflexion de son auteur. Loin d’être un simple document susceptible de fournir un matériau d’importance secondaire, elle est au contraire une véritable matrice : celle de l’imaginaire zolien, celle aussi des Rougon-Macquart.