Précieux témoignage d’une époque disparue : la revue Travail théâtral
1À une époque où la vie théâtrale, comme le dit Georges Banu, nous apparaît «un peu molle »1 ; à une époque où la critique théâtrale proprement dite a du mal à s’imposer, par rapport à l’information superficielle proposée par la plupart des media, il apparaît qu’elle n’a pas d’espace pour s’exprimer ou pis, qu’elle n’est pas à même de se mettre en jeu, de risquer, de regarder plus loin. Le théâtre devient, malgré lui, incompréhensible. À cela s’ajoute le fait que la critique représente parfois une activité que notre société refuse et à laquelle elle n’a pas envie de se confronter. Georges Banu souligne justement ce hiatus :
Il y a quelque chose qui a disparu. Et ce qui a disparu, ce sont les grandes revues de position. [..] Théâtre Populaire, par exemple, dans les années 50-60, était une revue qui exprimait une position affichée de groupe, où, à côté des textes théoriques, il y avait la place pour des textes critiques en prise directe avec l’actualité. [..] Mais ces revues avaient une périodicité qui leur permettait de rester en prise directe avec l’actualité2 ».
2Dans ce regret il y a, évidemment, la prise de conscience que quelque chose dans le panorama théâtral actuel a disparu.
3En ce sens l’étude de Julie de Faramond sur la revue Travail théâtral, publié une douzaine d’années après celui de Marco Consolini sur Théâtre Populaire3, ne fait que confirmer cette conviction.
4S’inscrivant dans la continuité de Théâtre Populaire, la revue Travail théâtral se situe, comme souligne l’auteure de cet ouvrage,
Dans l’avant-garde de la réflexion menée sur les formes, les enjeux et plus généralement, sur l’implication de la culture dans notre société. Entre 1968, qui voit l’irruption dans l’ensemble des champs sociaux d’une parole et d’une action revendicatrices, et l’arrivée au pouvoir d’une gauche dite « de gouvernement » en 1981, c’est toute une décennie de luttes qui se déploie. […] Toute cette histoire est indissociable de celle de Travail théâtral, dont les fondateurs impliqués à des degrés divers dans des mouvements sociaux, avaient en commun la volonté de définir ou redéfinir le sens d’une politique culturelle. (p. 11)
5Fondée en 1970 par Denis Bablet, Bernard Dort, Émile Copfermann et François Kourilsky, Travail théâtral montre dès le début sa vocation à donner au théâtre un contenu politique et à intéresser en même temps le soi-disant « non‑public ». Déjà collaborateurs de la revue Théâtre Public, tous les quatre avaient en commun l’envie de renouveler radicalement l’esthétique théâtrale et les moyens de l’élaborer.
6Alors que la vie culturelle et intellectuelle fait nettement apparaître, à partir de 1968, le besoin d’une certaine interdisciplinarité, Travail théâtral se rapproche, de son côté, d’une tradition intellectuelle née dans les années vingt, en Russie et en Allemagne puis dans les années trente, en France et aux États Unis, lorsque les opposants au nazisme se sont exilés.
7Cette tradition a essayé de conjuguer l’art, la pratique artistique avec l’analyse sociale et politique : elle compte notamment des artistes, comme Brecht, Piscator, Bloch, Benjamin. C’est à partir du premier éditorial que la revue annonce son intention de s’intéresser et de rendre compte de toute nouvelle expérience théâtrale liée au mouvement de contestation sociale (de mai 68).
8Si l’art intervient dans l’histoire, la critique doit également — et en parallèle — s’interroger sur la réalisation et la réception de l’œuvre par le spectateur, ne se limitant pas seulement à un compte-rendu, mais participant activement au processus de création de l’œuvre théâtrale.
9C’est ainsi que dans la conception de Travail théâtral, la pratique de la scène ne peut être dissociée du système de production dans lequel elle s’inscrit ; de même l’œuvre doit toujours tenir compte du public auquel elle s’adresse. Dans cette perspective Travail théâtral repense la notion de politique culturelle dans un sens plus large.
10Des expériences comme la Commune, la Révolution russe ou encore la décentralisation représentent les différentes réactions à la nécessité de constituer une nouvelle société culturelle. Travail théâtral participe dans le même temps de cette tendance en poursuivant la réflexion commencée à Villeurbanne4 et en essayant de comprendre ce phénomène ainsi que le moyen pour le contester.
11La lecture de la revue nous permet d’avoir un regard panoramique, bien qu’incomplet, de la vie théâtrale des années soixante‑dix. Le travail, mené par J. de Faramond a été conçu sous deux axes principaux, l’un, synchronique qui analyse les articles d’un même numéro ou d’autres publications ; l’autre diachronique, qui propose une étude de l’évolution des thématiques traitées par la revue pendant dix années d’activité.
12Des entretiens avec des créateurs et des intellectuels, des analyses de mise en scène anciennes et actuelles pour l’époque vont de pair avec des textes spécifiques et des réflexions théoriques approfondies dans le but constant de mettre en évidence la relation entre l’œuvre théâtrale et ses rapports avec les productions de son époque.
13Une critique engagée celle de Travail théâtral qui se pose en marge de l’institution pour soutenir les jeunes compagnies, faire apprécier les avant‑gardes et mettre en question la politique culturelle et l’héritage de Vilar.
14Au cours des chapitres, riches en références et en précieux témoignages, se dessine le panorama théâtral de l’époque. Nombreuses sont les questions abordées au sein de Travail théâtral que cette étude de J. de Faramond restitue et signale à notre attention, comme le problème de la décentralisation et de la figure symbole de ce phénomène, Jean Vilar ; ou encore la recherche du « non public », la pratique de la scène et l’espace scénique en passant par certains parmi les protagonistes plus intéressants de la scène théâtrale mondiale, tels Strehler, Mnouchkine, Le Living Theatre, Brook, Kantor, pour n’en citer que quelques‑uns.
15Travail théâtral a toujours considéré la réflexion esthétique comme quelque chose d’étroitement lié aux conditions matérielles, surtout financières, qui sont à la base de la production artistique. C’est ainsi qu’elle s’est intéressée aux réalités artistiques françaises et étrangères, caractérisées par un esprit de révolte contre l’ordre établi et par la recherche d’une alliance entre théâtre et subversion. Lors de sa première parution, le phénomène de la décentralisation n’est pas tout à fait récent. Pourtant, en pleine révolution sociale, pour les ouvriers qui manifestent, « la culture est un art bourgeois » et le principe de la décentralisation est, remis en question ; la contestation, cette fois là, ne procède pas d’attaques des gouvernants mais de jeunes compagnies.
16Vilar représente sans aucun doute un personnage symbolique de cette époque, pourtant après sa mort, Travail théâtral trahit son malaise vis-à-vis de cette figure. C’est ainsi que la revue montre sur Vilar un regard tout à fait ambivalent : d’un côté il est considéré comme une figure historiquement très importante5 mais en même temps son héritage est mis en question. Le TNP à ce moment-là (surtout à l’été 1968 à Avignon) la tradition qu’il faut contester6 ; en outre, parmi les collaborateurs de Travail théâtral, ils y a ceux qui, au sein de Théâtre Populaire, figurent comme les détracteurs de Vilar à qu’ils préfèrent Brecht, considéré comme le véritable fondateur d’un théâtre populaire.
17Si Dort souligne les contradictions qui caractérisent la figure de Vilar, Copfermann, en revanche, rappelle que la nouvelle génération (notamment celle d’Avignon en 1968) n’a pas eu toujours de Vilar une image correspondant à la réalité ; et la politique de Vilar, à un moment donné, montre des signes d’affaiblissement. D’autre part, le projet de démocratisation de la culture, rêvé par Vilar a été remplacé progressivement par la nécessité d’élargir le public, une perspective, quand même, bien moins intéressante. C’est pour cela que Copfermann reste finalement dans une position d’entre deux face à Vilar: au lieu de le critiquer ou de le célébrer, il est question, plutôt, de comprendre les motivations qui ont conduit sa politique à l’échec.
18Une des questions auxquelles s’est ponctuellement confrontée la revue Travail théâtral est la conquête du soi disant « non public ». Ce terme est apparu pour la première fois dans les débats de politique culturelle à la fin des années soixante. On en trouve la première trace écrite dans la déclaration des responsables du théâtre public (Villeurbanne, mai 1968) qui, prenant conscience des obstacles financiers et surtout symboliques « empêchant » une majorité de Français de fréquenter leurs établissements, lancent la première attaque contre l’idéologie de la démocratisation en déclarant :
D’un seul coup la révolte des étudiants et la grève des ouvriers sont venues projeter sur cette situation familière et plus ou moins admise, un éclairage particulièrement brutal. Ce que nous étions quelques-uns à entrevoir, et sans trop vouloir nous y attarder, est devenu pour tous une évidence : le viol de l’événement a mis fin aux incertitudes de nos fragiles réflexions. Nous le savons désormais, et nul ne peut plus l’ignorer : la coupure culturelle est profonde, elle recouvre à la fois une coupure économico‑sociale et une coupure entre générations. Et dans les deux cas, c’est — au plan qui nous concerne — notre attitude même à l’égard de la culture qui se trouve mise en question de la façon la plus radicale. Quelle que soit la pureté de nos intentions, cette attitude apparaît en effet à une quantité considérable de nos concitoyens comme une option faite par des privilégiés en faveur d’une culture héréditaire, particulariste, c’est-à-dire tout simplement bourgeoise. Il y a d’un côté le public, notre public, et peu importe qu’il soit, selon les cas, actuel ou potentiel (c’est-à-dire susceptible d’être actualisé au prix de quelques efforts supplémentaires sur le prix des places ou sur le volume du budget publicitaire) ; et il y a, de l’autre, un « non public » : une immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel sous les formes qu’il persiste à revêtir dans la presque totalité des cas7.
19Évidemment l’accès à la culture, pour le « non public », ne procède pas d’un simple élargissement, conséquence d’une politique de décentralisation ; l’objectif est la création d’une nouvelle culture à même de renverser les structures sociales responsables de cette exclusion. D’autre part comme dit, justement, l’auteure de cette étude :
La mise en pratique d’un tel programme varie en fonction des buts politiques poursuivis, du contexte social, économique et géographique dans lequel elles s’inscrivent. Les troupes ont en commun la volonté de travailler à partir de la réalité vécue par ceux auxquels le spectacle est destiné. (p. 45)
20L’objectif premier était donc de créer un recueil de témoignages à travers des enquêtes ; c’est‑à‑dire d’écrire des textes en tenant compte des exigences du public. En ce sens le spectacle était conçu à partir des éléments du quotidien, des préoccupations et des envies de ceux qui représentaient le non public. Cette pratique avait, naturellement, l’objectif de transformer la conscience et la façon de vivre des spectateurs.
21L’adaptation théâtrale d’un texte écrit comporte évidemment un travail de réflexion sur plusieurs aspects et en même temps une importante analyse sur le contenu de la pièce, particulièrement lorsqu’il faut rendre actuel un « classique » afin qu’il soit plus accessible aux spectateurs. Au sein de Travail théâtral la pratique de la scène a été interrogée sous plusieurs angles : différents les entretiens consacrés par la revue à des metteurs en scène, dramaturges ainsi que des historiens de théâtre sur l’évolution de certains textes et sur leur réception au fil du temps. La revue met l’accent, notamment, sur le rapport entre les différents aspects de la pratique théâtrale, de l’architecture à la lumière, en passant par la disposition des spectateurs dans la salle, tout passe par la vision que le metteur en scène veut donner de la pièce.
22L’espace scénique est à son tour interrogé et mise en question selon différentes modalités. Chez Denis Bablet, un des fondateurs de la revue, l’espace scénique est considéré, dans le cadre du spectacle, comme un élément à part entière, doté de sens. C’est ainsi que, dès le premier numéro, Bablet affirme :
Il n’existe point en France de revue des techniques scéniques. Travail théâtral ne saurait à lui seul de remédier à cette regrettable absence, mais nous pensons qu’une véritable réflexion sur le théâtre ne peut ignorer les problèmes de la technologie de la représentation, qu’aucune critique vraiment sérieuse ne saurait laisser de côté les techniques de la scène. […] Autant dire que nous accorderons ici une large place aux problèmes de scénographie, d’architecture théâtrale, d’éclairages, de moyens audiovisuels, etc. Nous les aborderons sous les angles les plus divers […] ne craignant ni les prises de position générales, ni les études scientifiques8.
23De ce fait, Travail théâtral, s’engage dans la publication des textes qui permettent aux lecteurs de mieux déchiffrer les choix de scénographie, en comprenant, en même temps, les motivations et la signification de tels choix. Pourtant, si d’un côté la scénographie apparaît comme un sujet privilégié dans les premiers numéros (où elle est évoquée cinq fois), elle est ensuite mise de côté jusqu’au numéro 26, lorsque la revue reprend son intérêt pour le sujet9.
24La disparition de Travail théâtral représente, sans doute, la conséquence d’une série de difficultés devant lesquelles la revue montre son incapacité à réagir. A la fin des années soixante-dix, le panorama théâtral ainsi que la société ont changés, et cette nouvelle situation contraste fortement avec les projets et les postulats de la revue à ses débuts. Il fallait changer radicalement ou pire : disparaître. La fin de cette revue ne peut pas être attribuée à une décision collective ; comme le suggère Julie de Faramond, il s’agit, plutôt, d’un « échec » dû au manque de motivation individuelle.
25C’est ainsi que face à la question posée par Copfermann sur la décision à prendre et sur la nécessité d’une dernière réunion avant d’annoncer la fin de la revue, la réponse de Banu permet de comprendre l’esprit général de la rédaction par rapport à une probable disparition de la revue : « Si on continue ou non, c’est à discuter, mais se quitter sans nous voir suppose qu’on donne plus d’importance à ce qui semble être plutôt de l’ordre de la fatigue et de la lassitude que celui de la rupture et de la violence » (p. 306).
26En ce sens Banu voulait préciser que la fin de la revue ne procédait pas de divergences internes mais était due, indiscutablement, à un fort manque de motivation.
27Enfin si Travail théâtral ne peut être considéré, certainement, comme une revue proposant un panorama exhaustif du théâtre des années soixante-dix, ses enquêtes, ses approfondissements et ses reportages sur les aspects les plus divers de la culture théâtrale, témoignent pourtant d’une époque disparue. Il ne faut donc pas considérer les numéros de cette revue comme de simples documents ou des témoignages d’une époque révolue, car ces dossiers sont encore à même de susciter et de nourrir les réflexions et les débats des intellectuels ; c’est ainsi que le travail de J. de Faramond représente, en ce sens, un témoignage très important qui nous permet, une fois encore, de réfléchir à un moment clef de l’histoire du théâtre contemporain.