Échanges intellectuels & polémiques dans la République des Lettres
1Dans Collaboration and interdisciplinarity in the Republic of Letters, Paul Scott a regroupé quinze essais pour célébrer le départ à la retraite en 2008 de l’early modern scholar Richard Gervase Maber. Professeur au département français de la Durham University, R. Maber était devenu en 1989 le quatrième directeur du Centre for Seventeenth‑Century Studies de la même université1. C’est sous son impulsion que les travaux de ce centre très renommé se sont consolidés au niveau international. En 1985, R. Maber a créé la revue interdisciplinaire The Seventeenth Century, publiée aujourd’hui par Manchester University Press. À ce jour, il est toujours rédacteur en chef de cette revue scientifique.
2Comme c’est toujours le cas d’une publication commémorative, cet ouvrage regroupe un certain nombre d’articles de scientifiques actifs dans le même domaine d’activité que la personne honorée. R. Maber a effectué de longues recherches sur l’histoire de la culture et des idées au dix‑septième siècle, en se concentrant sur la vie intellectuelle particulièrement riche de la République des Lettres. Chaque contribution à cet ouvrage présente à sa façon des formes spécifiques de collaborations interdisciplinaires et d’alliances au sein de cette communauté intellectuelle du dix‑septième siècle. Collaboration and interdisciplinarity in the Republic of Letters constitue de la sorte une perspective hétérogène sur les sources particulièrement riches de cette période. Cette hétérogénéité, qui est propre à chaque liber amicorum, constitue la véritable richesse de ce recueil (le lecteur y trouve un aperçu des études en cours sur ce terrain spécifique), tout en permettant de distinguer une ligne argumentative d’ensemble (toutes les contributions n’ont pas toujours un lien très clair avec le thème évoqué dans l’introduction).
3Chaque contribution est une micro‑analyse d’un aspect spécifique de la vie intellectuelle européenne sous l’Ancien Régime. En résumé, ce recueil permet de jeter un coup d’œil fragmentaire intéressant dans la République des Lettres. En le lisant, on se rend compte que cette communauté informelle, qui constituait à la fois un idéal et une pratique concrète, dépassait toutes les frontières. Dans ce réseau intellectuel sans hiérarchie claire, cet « internet de l’Europe sous l’Ancien Régime » (p. xxi), la recherche n’est plus une activité solitaire, mais la science devient interactive et collégiale. Les scientifiques de l’époque correspondent, collaborent par‑delà les limites des disciplines et sont mobiles, le plus souvent volontairement, mais aussi parfois par la contrainte (en cas de bannissement).
4P. Scott a classé les contributions de Collaboration and interdisciplinarity in the Republic of Letters en trois parties, qui éclairent chacune un aspect spécifique des modalités de collaboration et des réseaux interdisciplinaires qui structuraient la vie intellectuelle dans l’Europe à l’époque moderne antérieure. La première partie du livre est composée de cinq essais traitant chacun d’un aspect polémique de ce thème. Les auteurs y montrent que toutes les collaborations ne se déroulaient pas de façon harmonieuse ou univoque, et que certaines alliances pouvaient prendre une tournure quasiment subversive. Christopher Brooks prend comme point de départ pour sa contribution un ouvrage de John Neale2, historien des Tudors. Contrairement à Neale, dont l’ouvrage part toujours du postulat que les membres du parlement collaboraient pour mener à bien la réforme de l’église, Chr. Brooks se demande dans le sillage des études récentes si les radicaux élisabéthains qui souhaitaient supprimer les évêques et remplacer leur autorité par un « ecclesiastical government » bénéficiaient vraiment d’un soutien unanime. Et Brooks de penser que le rôle du parlement dans cette discussion a peut‑être été fortement exagéré et que l’on s’est trop attardé sur un petit groupe de dissidents. James Morice et Robert Beale, deux officiers de la couronne subalternes qui unirent leurs efforts contre John Whitgift, l’évêque de Cantorbéry, jouent un rôle central dans son récit. Ces personnages périphériques et les relations qu’ils entretenaient l’un avec l’autre permettent de se faire une meilleure idée de l’histoire officielle :
[W]hile it is not necessarily an episode on the ‘high road’ to constitutional democracy, it is an illustration of the bumpy track that had to be cut through largely uncharted territory in order to integrate the reformed Church of England into the secular state, and which led ultimately to the devastating multi-vehicle pile-up that was the English Civil War. (p. 4)
5Morice et Beale protestèrent tous deux avec véhémence contre le Book of Common Prayer et surtout contre la suprématie de ce texte, dont ils contestaient le statut légal et l’intégrité textuelle face aux « common law courts » (p. 8). Chr. Brooks, qui esquisse dans son article la lutte de ce duo contre la jurisprudence ecclésiastique, insiste sur le fait qu’il n’y a pas eu de contact direct entre Morice et Beale (et donc pas de véritable collaboration), mais explique aussi que l’un et l’autre furent constamment associés par leurs opposants et met clairement en lumière les parallèles existants entre leurs écrits respectifs (ils correspondaient d’ailleurs tous les deux avec le Lord trésorier Burghley). En prenant l’exemple de Morice et de Beale, Chr. Brooks démontre que la politique élisabéthaine ne peut pas être réduite à une opposition nette entre deux positions politiques différentes, mais était plutôt une « dysfunctional family » (p. 12), une famille dans laquelle les alliances se réconfigurent de manière permanente. Au final, la campagne menée par Morice et Beale échoua, mais elle fut à la base de bien des différends cruciaux au sein de l’histoire constitutionnelle et religieuse de l’Angleterre. Alors que la contribution de Brooks se rapporte encore de manière indirecte au thème général du livre (en montrant que l’absence d’une véritable collaboration n’implique pas nécessairement l’absence d’un système complexe d’interférences et d’alliances), la contribution de Martin Dzelzainis qui examine de plus près le dernier (et le plus énigmatique) ouvrage en prose de John Milton : A Declaration, or Letter Patents of the Election of thus present King of Poland John the Third et qui reconstitue méticuleusement le contexte politique complexe dans lequel cet ouvrage est né, s’insère de manière plus difficile dans l’ensembles des textes (cela est d’ailleurs le cas pour un nombre d’autres textes dans ce même volume).
6Dans son très bel article intitulé « Viper Wine », Peter Davidson s’attarde sur une autre polémique dans laquelle le discours religieux joue aussi un rôle clé. P. Davidson illustre le cas célèbre de Sir Kenelm Digby, « a much-travelled virtuoso, a man that no single discipline could long detain » (p. 33), un noble catholique qui fut accusé en 1633 d’avoir empoisonné son épouse Venetia Digby. Digby, témoigne P. Davidson, fut l’incarnation de toutes les contradictions de la recherche scientifique au dix‑septième siècle : « he was an early member of the Royal Society who had published in 1658 a discourse expounding the possibility of curing sword wounds by sympathetic magic » (p. 35). P. Davidson démontre de façon convaincante comment cette affaire s’inscrit dans un cadre plus large de performativité baroque et la manière dont il peut s’intégrer dans une ligne narrative anticatholique. Pour lui, le fait que Digby fut accusé d’empoisonnement par du vin ou du venin de vipère n’est pas un hazard : « it seems inevitable, given the place which Digby occupied in the imaginations of his contemporaries that he should be accused of the very Italian, very Catholic crime of poisoning » (p. 41). La contribution de Joy Charnley nous permet de découvrir que la République des Lettres s’étendait aussi au‑delà des frontières européennes. Le personnage central de l’essai est Cristobal de Acuña, un jésuite qui, avec son collègue André Dartieda, entreprit en 1639 la descente de l’Amazone entre Quito (Pérou, sous domination espagnole) et Para (l’actuelle Belem, à l’époque colonie portugaise). Leur voyage dura à peu près un an. En 1641, de Acuña le relata dans Nuevo Descubrimiento del gran rio de las Amazones. L’ouvrage fut ensuite traduit en 1682 sous le titre de Relation de la rivière des Amazones par le poète français Marin Le Roy de Gomberville avec l’aide d’Esprit Cabart de Villermont. Dans son article, J. Charnley s’attarde sur la traduction et sur la manière dont le texte présente l’Amazone sous un jour positif, comme un emplacement idéal pour établir des colonies et développer des activités commerciales, tout comme de Acuña s’était efforcé de présenter la région sous son meilleur jour pour les Espagnols. La traduction n’est donc pas uniquement littéralement le résultat d’une collaboration. Elle constitue également un texte à plusieurs voix, dans lequel les traducteurs ne se sont pas privés de faire par opportunisme des omissions et des ajouts.
7C’est cependant la contribution de Timothy Raylor, le dernier texte de cette première partie, qui met le mieux en lumière le thème de l’ouvrage. La discussion porte ici sur The Preface of Gondibert, un volume imprimé par un petit groupe d’exilés anglais dans les années cinquante du dix‑septième siècle. Cette publication est une réflexion approfondie sur le poème épique Gondibert et sur le rôle de la poésie sous la forme d’une lettre adressée par Sir William Davenant à Hobbes. Le texte est à son tour suivi d’une réponse de Hobbes et d’un commentaire sur Gondibert sous la forme de poèmes d’Abraham Cowley et Edmund Waller. Le poème proprement dit n’y est pas repris. Il n’était pas prêt, même s’il avait déjà été longuement commenté par Hobbes et ses confrères. The Preface of Gondibert est un bel exemple de la vitesse à laquelle les discussions et polémiques se déroulaient au sein de la République des Lettres. Les textes de Davenant et Hobbes sont généralement interprétés comme des ajouts harmonieux. T. Raylor souligne toutefois les divergences entre les deux textes, qui trouvent leur origine dans les tensions entre la philosophie, la politique et la poésie : « the most conspicuous gap between Preface and “Answer” lies in Hobbes’ failure to endorse, respond to, or even acknowledge Davenant’s large and prominent argument for the necessity of poetry as a “collateral aid” to government. » (p. 65) W. Davenant attribue à la poésie une place (philosophique) bien plus importante, tandis que Hobbes réserve au poète un rôle beaucoup plus limité et traditionnel.
8Les cinq contributions de la première partie démontrent ainsi que la polémique, la discussion et la stratégie faisaient partie intégrante de la réalité discursive que constituait la République des Lettres. Friction, dissensions et même mauvaise communication voulue en constituaient une partie essentielle. Ceci dit, il n’est pas toujours aisé d’identifier ce qu’apporte chaque contribution aux problématiques plus larges de l’interdisciplinarité et de la collaboration artistique ou politique. Cependant, ces mêmes contributions, dans toute leur variété, nous donnent un aperçu des réseaux complexes de la vie intellectuelle de la première modernité, et cela sans prétendre de pouvoir procurer une perspective généralisante. Ces réseaux sont fragmentaires et rhizomatiques, sans véritable centre ou hiérarchie. Les contributions dans cette première partie nous montrent que les discours littéraires (et autres) de l’époque se produisaient en permanente friction avec leur contexte culturel et politique. Exactement cette friction constitue la « modernité » de la vie intellectuelle de l’époque.
9Les cinq contributions de la deuxième partie de Collaboration and interdisciplinarity in the Republic of Letters mettent chacune de manière spécifique en lumière la nature de la communication telle qu’elle se déroulait dans les cercles intellectuels de l’Europe de la première modernité. Cette deuxième partie nous donne un aperçu de l’atmosphère informelle qui s’articule dans les périphéries de la vie politique, cet univers mental où la distinction entre réflexion intellectuelles, besognes quotidiennes et relations amicales n’est que d’importance secondaire. Dans son essai sur Camille de Morel, Jane Stevenson démontre que la République des Lettres n’était pas un privilège exclusivement masculin. De Morel fut une figure clé de la renaissance littéraire en France. L’essentiel de son œuvre est le fruit de collaborations ou de contributions personnelles à des collaborations littéraires. J. Stevenson montre que de Morel occupait une position isolée : une lecture biographique minutieuse nous montre que des femmes pouvaient également appartenir à la culture humaniste sophistiquée. William Brooks nous présente un personnage similaire : celui de Marie le Bailleul, marquise de Huxelles. C’était un personnage haut en couleurs et une correspondante infatigable, « spymaster, commentator, hostess renowned for her sparkling conversation, femme fatale when young financial adviser, purveyor of spiritual and practical advice. » (p. 93) W. Brooks nous montre que cette dame jouait un rôle central dans la vie culturelle et intellectuelle de l’époque en dehors du carcan protocolaire de Versailles. En lisant sa correspondance, on s’aperçoit qu’elle disposait d’excellentes informations et qu’elle possédait une curiosité insatiable à propos du crime et du châtiment, des problèmes de santé, des périls conjugaux, mais aussi de la distribution lamentable du courrier. La contribution de Nicholas Hammond, qui s’attarde sur la nature des ragots au dix‑septième siècle, s’inscrit parfaitement dans le prolongement de l’article de Chr. Brooks. N. Hammond y examine le Chansonnier Maurepas, un manuscrit du dix‑huitième siècle dans lequel Pierre Clairambaut réunit en deux volumes une collection de chansons du dix‑septième siècle. Il veut ainsi établir une distinction entre la conversation (qui se régule socialement par des codes, une forme de bonne conduite et donc un moyen de distinction aristocratique) d’une part et les ragots de l’autre (informels, sans appartenance à une classe). D’après N. Hammond, cette collection illustre bien le rôle du ragot, un régime discursif dont l’auteur est toujours inconnu (il s’agit donc d’une collaboration invisible dans laquelle des rumeurs sont transmis d’un membre de cette communauté à un autre) et dont la transmission implique toujours un risque, surtout s’il concerne le roi (pour décrire les mœurs sexuelles de la cour) ou des ecclésiastiques en vue, comme le nonce du pape Innocent XI (pour railler par exemple son intérêt (mal)sain pour les pages) :
Si le Nonce est au désespoir,
Qu’on lui retranche son pouvoir
Qu’on lui rende son page
Eh bien,
Il fera bon ménage
Vous m’entendez bien (p. 115)
10Dans leur contribution, Arnold Hunt et Alison Shell étudient la bibliophilie, un autre aspect spécifique de l’histoire de la culture dans l’Ancien Régime. Dans la communauté intellectuelle du dix‑septième siècle, l’échange de manuscrits constituait un rituel social important qui s’inscrit dans un système social plus large. Les auteurs montrent comment cet échange était enchâssé dans les conflits religieux de l’époque, mais aussi qu’il constituait une forme de self-fashioning social et politique et que le geste à première anodin d’échanger un livre s’inscrit dans une collaboration ‘émancipatoire’. Dans la dernière contribution de cette deuxième partie, J. Mallinson illustre l’interaction intertextuelle entre la Paméla de Voltaire (que l’on connaît également aujourd’hui sous le nom de Lettres de M. Voltaire à Mme Denis de Berlin) d’une part et l’histoire d’un voyage écrite cent ans plus tôt par Chapelle en Beauchamont de l’autre. Ici, Voltaire utilise l’intertextualité comme une stratégie littéraire mais aussi mondaine, faisant en passant étalage de ses relations tendues avec le mode de vie libertin et avec la cour de Frédéric. La réécriture de Voltaire devient ainsi une sorte de collaboration, estime J. Mallinson.
11Alors que la première partie nous a fait faire connaissance avec la complexité du réseau à la fois formel et informel de la république des Lettres, les textes dans cette deuxième partie du volume semblent insister sur le fait que l’essentiel de cette communauté intellectuelle n’est pas la collaboration dans le sens restreint du mot (c’est à dire : deux ou plusieurs individus qui collaborent afin d’obtenir un résultat qui est le produit de cet effort en commun) mais le fait que les échanges intellectuels et littéraires constituent en première lieu une forme de sociabilité. C’est à travers ces échanges que les habitants de cette République à la fois concret et virtuel s’inscrivent dans le monde. Les cinq contributions offrent une perspective bien précise mais partielle sur un aspect de cette sociabilité.
12La troisième et dernière partie de cette publication est la plus facile à circonscrire. Toutes les contributions portent sur la relation entre le texte théâtral et la représentation de ce texte dans le drame français et anglais à la première modernité. La micro‑analyse détaillée de Michael Hawcroft étudie l’utilisation des points de suspension dans les premières éditions du Misanthrope et de L’Avare de Molière. Cette analyse méticuleuse, nous dit l’auteur, nous permet de reconstituer la représentation, mais nous fournit également les informations nécessaires concernant l’interprétation prévue et l’expérience de lecture recherchée. M. Hawcroft présente un inventaire détaillé de toutes les variantes et formes d’utilisation possibles, ambivalences comprises. Henry Phillips analyse la manière dont, dans ses tragédies romaines, Corneille imagine Rome non comme une entité territoriale mais comme un concept mental. Il nous montre comment Corneille thématise de cette manière les tensions entre Rome en tant qu’entité historique et le système de valeurs connexe de l’autre, à un moment où la France cherche activement à renforcer et à consolider son influence en Europe. H. Philips démontre de façon convaincante comment les tragédies romaines de Corneille ne se contentent pas de reproduire de manière univoque l’idéologie dominante, mais présentent également d’autres points de vue. La contribution de Paul Hammond consacrée à Shakespeare s’inscrit plus directement dans le cadre général de l’ouvrage. Sachant que probablement une pièce de Shakespeare sur quatre est le résultat d’une collaboration (ne fut‑ce que parce que la plupart d’entre elles nous sont parvenues post factum écrites par différentes mains), P. Hammond démontre que le texte de Titus Andronicus est le résultat d’une collaboration directe non seulement entre George Peel et Shakespeare, mais aussi entre deux cadres de référence culturels et littéraires différents. Titus Andronicus est, conclut P. Hammond, « the work of two imaginations » (p. 210). Jan Clarke analyse, pour finir, Femme juge et partie (1668/69), la célèbre comédie de travestissement de Montfleury, et la replace dans un réseau plus large où l’on retrouve notamment Colombine avocat pour et contre (1685) de Fatouville, Procès de la Femme juge et partie de Montfleury (une critique humoristique de sa propre pièce) et La Femme juge et partie, un « divertissement muet » interprété lors de la Foire Saint Laurent en 1711. Clarke dévoile les interférences interdisciplinaires permanentes entre différents textes, genres et contextes, où le plaisir de l’ambigüité sexuelle occupe à chaque fois la place centrale.
13Collaboration and interdisciplinarity in the Republic of Letters se termine par le discours inaugural de Richard Maber, dans lequel ce dernier tient un plaidoyer pour une vision intégrée de la vie intellectuelle au dix‑septième siècle, un contexte dans lequel les valeurs de l’amitié et de la communauté intellectuelle de la République des Lettres (« an ideal of mutual support and assistance in the furthering of knowledge that completely transcended all differences of religion and political affiliation ») (p. 231) jouent un rôle essentiel. Plutôt que nous focaliser sur les grandioses réalisations de la culture sous l’Ancien Régime, nous devons tenter de distinguer l’humus sur lequel ces réalisations artistiques et scientifiques ont pu se développer : « each dazzling achievement is more likely the visible part of an iceberg, supported by an immense obscure mass of intellectual activity going on below the surface » (p. 230). Ce liber amicorum offre d’intéressantes perspectives sur quelques fragments de l’immense masse immergée sous le sommet de l’iceberg de la première modernité. Les micro‑analyses regroupées dans cet ouvrage ne constituent aucunement un tout cohérent et n’ont parfois qu’un lien très vague avec la thématique générale de l’introduction. Qui plus est, certaines contributions se limitent par trop à présenter et décrire un corpus (partiel) spécifique. En contrepartie, le lecteur découvre une grande diversité de matériels sources (primaires) présentés de manière sérieuse et en connaissance de cause dans quatorze micro‑analyses. Ensemble, ces contributions dévoilent une partie de la dynamique immense de la vie intellectuelle de l’époque, une vie où les besognes scientifiques et intellectuelles allaient parfaitement de pair avec des faits divers personnels. Le volume nous montre donc, par ses quinze micro‑études, comment des ilots d’informations voyageaient à travers différents aires géographiques ou différents contextes sociaux, comment donc littérature et connaissance s’inséraient dans une économie à la fois et intellectuelle. Cependant aucune des contributions semble vraiment affronter le problème de l’interdisciplinarité, l’idée étant entendu que le mot serait un anachronisme dans un temps où les frontières entre disciplines et médias sont encore à inventer. Ceci dit, ce livre dévoile une partie de la richesse des échanges intellectuelles et des modalités de collaboration (ou son absence dans le cas d’une polémique intellectuelle) et démontre que l’essence de cette première modernité réside comme on le sait dans le fait que les frontières entre les divers champs de collaboration sont fluides et indéterminés. Exactement là, dans ce pli entre savoir et pouvoir, entre science, art et politique, se met en place la dynamique qu’on appelle modernité. C’est pour cette raison que Collaboration and interdisciplinarity in the Republic of Letters constitue un complément intéressant à l’ouvrage Worlds Made by Words d’Anthony Grafton3. Ensemble, ils offrent au lecteur une vision intéressante du kaléidoscope intellectuel qu’était la République des Lettres.