Lire, traduire Virginia Woolf
1Anne‑Marie Smith signe avec Virginia Woolf, la hantise de l’écriture un essai singulier, habité par l’esprit de l’œuvre, jamais extérieur à elle. Ici lire, traduire se confondent en une même « activité d’écoute », en « une activité fantasmatique de reconstruction » (p. 23). Aussi cet essai porte-t-il d’abord la trace d’une expérience existentielle, qui exige de son lecteur la même intensité de présence.
2Le premier chapitre (« Le petit langage »), inaugural à tout point de vue, définit clairement l’espace critique comme un lieu de l’entre‑deux : consacré aux Vagues, il s’attache à suivre tous les phénomènes de passage dans l’œuvre, et entre l’œuvre et son lecteur. Ce premier chapitre commence par une lecture des Vagues qui montre comment « le regard de Virginia Woolf […] pén[ètre] jusqu’à la naissance du langage » (p. 28), comment elle retrouve « l’émotion de l’enfance » (p. 33) par une « poétique du corporel » (p. 32), une écriture métaphorique qui met en contact le mot et la chose. Or cette lecture attentive au travail poétique de connexion des mots au monde se poursuit par l’exploration d’une autre zone de contact : celle de la traduction de The Waves par Marguerite Yourcenar. A.‑M. Smith montre qu’il y a moins passage que partage entre l’original et sa traduction, tant Yourcenar, « architecte de phrases savantes même sublimes » est incapable de « rester au même niveau élémentaire du langage dans sa traduction » (p. 35). Cependant, entre l’anglais et le français, et entre ces deux écritures, ces deux territoires, A.‑M. Smith établit non pas une séparation dure, mais un pont : « Virginia Woolf et Marguerite Yourcenar : deux textes, deux enfances, deux langues, deux langages : croisements, rencontres et non rencontres, lectures/écritures, de métaphores personnelles. J’ai essayé de passer entre les deux » (p. 39). « L’autre traduction », celle qu’elle propose, prend appui contre la traduction de Yourcenar, en redéfinissant « l’écoute » de l’œuvre originale. Évoquant pour finir son propre travail de traduction, A.‑M. Smith insiste sur l’importance du « travail sur la lettre » (p. 39), qu’elle défend après Antoine Berman, et qui conduit chez Woolf à retrouver « l’enfance du langage » (p. 40). Autrement dit, A.‑M. Smith finit par définir la traduction par la poétique qui préside à l’écriture des Vagues. Nulle ligne de séparation ne passe donc entre l’écriture et la lecture, le commentaire et la traduction.
3Il faut dire un mot de la structure d’ensemble pour mesurer à quel point ces activités s’enchevêtrent : Virginia Woolf, la hantise de l’écriture se divise en deux parties distinctes, un essai en six chapitres et des traductions d’extraits de quatre grands textes (The Waves, To the Lighthouse, Jacob’s Room, « A Sketch of the Past »). Cette hétérogénéité signale d’emblée une singularité du discours critique : écrire sur ne se conçoit pas sans un écrire avec. Le commentaire, loin de se séparer de l’œuvre, la poursuit, et se laisse poursuivre, c’est-à-dire hanter par elle, se nourrissant continûment de la pratique de la traduction et réciproquement. Ces circulations sont multiples, mais on peut citer à titre d’exemple cette citation de The Waves au chapitre V (« Dislocation »), par laquelle A.‑M. Smith ouvre un paragraphe intitulé « Eternel retour et présent réminiscent » ; la jeune fille s’identifie au mouvement des vagues : « je serai brisée », commence-t-elle, incarnant ce mouvement de retour qu’évoque A.‑M. Smith (p. 98). Or cette même citation figure en aval au moment où A.‑M. Smith définit la traduction (p. 50) et en amont dans la série de fragments traduits de The Waves, intitulée « Amants/spirales » (p. 133). Le mouvement décrit par le commentaire vient donc de la réflexion sur la traduction avant d’y revenir, en fin de volume, et de donner son titre (« spirale ») au texte traduit qui l’a inspiré. La parenté, la relation d’engendrement, est réelle et littérale entre traduction et commentaire puisque, comme le rappelle A.‑M. Smith, elle partage avec Woolf sa langue maternelle. Loin d’en faire un accident, elle revendique, à ce titre, le « souci du maternel » (p. 24) pour ses traductions, mais aussi pour ses lectures. En effet, il ne s’agit pas seulement pour elle de « garder les accents de la langue maternelle dans la traduction » (p. 24), mais plus profondément d’entretenir un rapport très interne aux textes, lié à la volonté de « ne pas s’arracher à cette dimension infantile du texte, si souvent recouverte par les refoulements ordinaires de la critique » (p. 24). Le « souci du maternel » est la force qui meut la traduction comme le commentaire, qui, significativement, tourne autour de la question du deuil de la mère, ne cessant d’y revenir, encore et encore. Au chapitre III, A.‑M. Smith évoque le « rythme de fond » des romans de Woolf et y entend « le deuil d’une voix maternelle » (p. 76). Au chapitre IV, elle montre comment le « deuil de la mère », Mrs. Ramsay, structure l’œuvre — le roman mais aussi le tableau de Lily. Au chapitre V, elle inscrit le drame intime dans son contexte historique : le deuil qui « creuse sa place de négativité dans les textes » (p. 100) est indissociablement lié au modernisme et aux deux Guerres Mondiales. Au chapitre VI, enfin, A.‑M. Smith relie un passage de Jacob’s Room au récit de deuil de la mère de Woolf dans « A Sketch of the Past », et y voit « l’empreinte d’une présence irréductible creusée par le deuil » (p. 117). Pourtant, A.‑M. Smith ne s’enferme jamais dans un discours nostalgique, et n’enferme jamais Woolf non plus dans pareille logique mortifère. Au contraire, elle s’attache à suivre les relances du discours, ce qu’il y a de plus vivant en lui. De la même manière, la traduction n’est jamais présentée comme en défaut par rapport à l’original, mais comme une recréation et, littéralement, comme une « réanimation » : « les qualités rythmiques et plastiques de l’original se transfèrent dans un processus que j’appellerai, en emprunt à Pierre Fédida, une « figuration vivante », « un processus de réanimation par transport » » (p. 50).
4Ce constat nous ramène au titre de l’ouvrage: la « hantise ». La notion prend place dans un réseau d’autres images récurrentes et obsédantes, de la « spirale », de « l’empreinte », de la « trace », du « lieu négatif » — autant de figures, de figurations de l’obsession, de la hantise. Tout se passe comme si pour décrire la hantise, il fallait d’abord l’écrire — passer par des métaphores, et repasser et repasser par les mêmes lieux. Sa démarche produit donc doublement l’effet qu’elle décrit : A.‑M. Smith empreinte au texte sa qualité plastique, ce qui en elle « fait retrouver la qualité figurale du rêve » (p. 33), et elle prolonge la « poétique de la reprise » (p. 70) qu’elle y lit. L’imaginaire, d’abord : trois chapitres sur six arborent dans leur titre le mot « tracé » (II. « Le tracé du corps », III. « Le tracé de la parole dans l’écriture », IV. « Le tracé du regard ») ; c’est dire si voulant montrer que « l’écriture crée la présence plastique » (p. 48), A.‑M. Smith s’empare de métaphores conformes à son objet. La reprise, ensuite : on a déjà aperçu certains fils repris constamment par A.‑M. Smith, et parmi ceux-ci, l’idée d’un retour des motifs, des sons, des images du passé :
À force de réminiscences, de répétitions, de reprises, le mouvement se décline au rythme, au fil même de cette écriture qui fournit des métaphores de son éternel retour – les marées bien sûr, mais aussi le tricotage – l’activité de prendre, de passer, de reprendre un fil sans jamais le couper, le tricotage sempiternel de la mère dans le texte, de Mrs. Ramsay. (p. 72‑73)
5La lecture rejoint l’écriture, et rejoue avec elle l’activité de réparation du souvenir : la reprise, c’est le geste de reprendre, mais c’est aussi celui de repriser. Dans la répétition réparatrice, il y a donc cette activité continue, cette dynamique que la « hantise » nomme : ce qui hante, c’est précisément ce qui ne passe pas, ce qui du passé résiste au passage, ce qui reste actif et actuel, tout en se transformant, en se déplaçant, en se retournant. C’est bien pourquoi l’espace critique est une zone de l’entre‑deux, une zone de passage, à l’intérieur de laquelle se lie et se relie à l’infini des bords mouvants. Au chapitre II, où elle définit la traduction comme transfert, A.‑M. Smith cherche dans le texte de Woolf les lieux multiples d’échange et de transition (entre écriture et peinture, entre maternité et écriture, dans la gémellité de la sororité, etc.). Au chapitre IV, où elle traverse To the Lighthouse et suit le rayon de la vision hallucinée sur le passé qu’on y lit à l’œuvre, elle parle de « vision traversante et transgénérique ». Au chapitre VI, elle trace des voies de passage entre les romans de Woolf et la philosophie (Derrida), la psychanalyse (Fedida) et l’esthétique (Didi‑Huberman), autant de penseurs de l’entre‑deux. Que le transfert s’appelle « transport », « traduction », « métaphore » ou qu’il soit lisible dans le travail de la comparaison ou dans l’activité de la traduction, il est le nerf de l’analyse, parce qu’il lie intimement le lecteur à son objet (transfert vs séparation) et parce qu’il permet de penser et de dire la dynamique, le mouvement, le non‑arrêt de la parole.
6On peut donc qualifier ce positionnement si particulier d’A.‑M. Smith d’analytique, à condition de bien entendre par là non la projection d’une grille d’analyse empruntant son vocabulaire à la psychanalyse, mais une authentique expérience. Le lecteur ne sort pas de son objet : ce qu’on est amené à vivre (plus encore qu’à lire), c’est le développement d’une relation, un éprouvé de soi dans cette relation. Concevant la lecture comme réponse à « l’intimité d’un appel », A.‑M. Smith déplace la démarche critique d’une herméneutique vers une haptique : les sens prennent le pas sur le sens, ou plutôt, impossible de construire l’un sans en faire reposer les fondements sur les premiers. C’est des affects que tout vient, donc, mais c’est aussi par eux que tout devient : A.‑M. Smith parle ainsi d’emblée de la « qualité porteuse » de l’écriture de Woolf. Le parti pris est radical car il contraint à renoncer à toute position de maîtrise, à toute volonté hiérarchisante, à toute approche techniciste du texte.
7D’aucuns reprocheront peut-être à cet essai un certain flou : il est clair que l’argumentation rationnelle est incompatible avec la démarche revendiquée. Sans doute aussi pourra-t-on arguer que les associations d’idées et les opérations déductives sont éminemment subjectives. Il me semble néanmoins que sa valeur tient précisément à cette qualité intuitive, parce qu’elle produit de vraies révélations, et des analyses inattendues; sa valeur tient aussi au risque pris d’une parole toujours en déséquilibre parce que risquée précisément, constamment à la recherche d’un lieu aussi mouvant que la mémoire. Aussi citera-t-on, pour conclure, cette phrase de Georges Didi‑Huberman, en guise à la fois d’hommage à ce risque et de guide de lecture pour cet essai : « Contentons-nous de nous involuer dans cet éparpillement fragile de traces soufflées comme par du temps » (cité p. 118).