Hybridation & altérité dans la littérature francophone
1L’ouvrage collectif Altérité et mutations dans la langue. Pour une stylistique des littératures francophones, dirigé par Samia Kassab‑Charfi, place la langue au cœur des préoccupations de ses co-auteurs. La responsable de la publication cite, dans l’introduction, Édouard Glissant et relève la nécessité de « changer le mot dans le but d’entreprendre le neuf langage ». La visée est donc stylistique ; mais ne faut-il pas voir derrière cette ambition une charpente idéologique et philosophique qui voudrait décentrer la langue afin de poser l’altérité au centre du discours et de donner corps à un logos autre ? L’ouvrage, loin des états critiques redondants et théoriques, renferme dans ses plis une véritable intention de « problématiser les mutations langagières de cette turbulente littérature plus ou moins excentrée » (p. 7).
2L’ouvrage se subdivise en quatre parties, lesquelles, malgré l’hétérogénéité du corpus dont elles traitent, convergent vers une même volonté, celle de jeter les bases d’une approche littéraire qui prendrait en considération les mutations et le processus d’hybridation tant linguistiques, stylistiques qu’anthropologiques et socio‑politiques.
La refonte de la langue
3La première partie est consacrée au « Trouble dans la langue : Modalités et enjeux des altérations dans les littératures de l’intranquillité ». Partant des travaux de Judith Butler sur le trouble de la langue et sur le concept des littératures de l’intranquillité de Fernando Pessoa, les auteurs y interrogent le corps littéraire dans ce qu’il a de plus cher : l’organe de la langue. Cette intranquillité est un principe fondamental chez les écrivains francophones et se manifeste par une « refonte » de la langue. Tel est le cas dans l’œuvre d’Abdelkébir Khatibi. Assia Blhabib se penche sur la réflexion linguistique et philosophique qu’a développée ce penseur et écrivain marocain dont la fiction narrative illustre à merveille la réflexion théorique. La bilangue comme « nouvel espace langagier » (p. 34) en est un concept fort éloquent qui, dans ce climat de marchandisation, laisse place à la singularisation.
4Cette altérité ne concerne pas seulement le logos, mais se réduit à la phrase dans ce qu’elle a de plus technique : la syntaxe. Pierre‑Yves Dufeu procède à des analyses syntaxiques et sémantiques Des Armes miraculeuses d’Aimé Césaire, et notamment à l’étude des syntagmes récursifs et en déduit l’existence du césairien comme « langue originale porteuse d’altérités et de mutations » (p. 41). Faut-il rappeler que ces altérités et mutations se font, la plupart du temps, dans l’interstice et la marge ? Voilà pourquoi S. Kassab‑Charfi, en s’intéressant à l’écrivain des univers périphériques et des marges, fait articuler la disparition élocutoire de laquelle s’origine la parole interstitielle, surtout dans les littératures caribéennes, sur deux segments hyponymiques que sont la surapparition et la désapparition. De cette articulation pragmatique surgit la problématique de la langue d’écriture comme espace configuré par l’éthos de l’écrivain. En effet, la situation particulière des écrivains francophones, du fait du contexte diglossique de production, donne lieu à une reconfiguration linguistique, laquelle passe nécessairement par une déconstruction des codes de cette (ces) langue(s) et donne lieu à un véritable « OSM (Organisme sémantiquement modifié) » (p. 78).
La question du multilinguisme
5La deuxième partie de l’ouvrage traite de la « Crise de la norme et [de l’]expérimentation stylistique en contexte bi/multilingue » avec des chapitres allant de l’altération de la langue chez les écrivains chinois d’expression française (Sophie Croiset) à la poétique du plurilinguisme chez Ananda Devi (Martine Mathieu‑Job). Néanmoins, le propos tenu sur un corpus si éclaté et divers focalise l’attention sur la même problématique des effets du multilinguisme sur l’écriture. Ce multilinguisme commence, d’une part, par quelques mots dispersés ça et là, se fait par l’absence de majuscule, l’usage de néologismes et les emprunts à l’arabe, comme c’est le cas dans la poésie d’Amina Saïd, servant, comme le souligne Inès Moatamar, à dé‑river la langue, c’est-à-dire « l’écarter de ses usages et de ses normes » (p. 99) pour aboutir à une sorte d’équilibre entre la langue maternelle de la poétesse qui est le français et la langue arabe paternelle.
6Ce procédé multilingue s’étend, par ailleurs, à toute une conception ontologique de l’écriture à travers le métissage identitaire. Marie‑Édith Lenoble retrace, à travers la trajectoire de Frankétienne, la particularité identitaire de ce dernier. Son « œuvre monstrueuse » reflète la situation de métissage linguistique. L’auteure compare le trouble dans la langue chez Frankétienne à celui développé par J. Butler dans les Gender Studies. Ce trouble se manifeste par l’introduction de termes créoles et de néologismes construits sur le modèle derridien de différance dans un texte où la syntaxe française reste classique, d’où le travestissement qui frappe la langue du texte, ce qui fait que le « sens n’est plus seulement dans le contenu mais dans la matière du langage » (p. 111). L’auteure ne manque pas de souligner que cette pratique de la langue inscrit pleinement le texte frankétien dans la perspective spiraliste qu’il a lui‑même, avec Jean‑Claude Fignolé et René Philoctète, mise en place dans un souci de décloisonnement total des langues, des genres et des codes littéraires.
Le processus d’hybridation
7La troisième partie de l’ouvrage, « Langue ludique, langue babélique : hybridation et conduites créatives en poétiques périphériques », est consacrée au processus d’hybridation, lequel aurait par ailleurs dû être plus présent dans le traitement de la problématique principale de tout l’ouvrage. Ainsi, s’inspirant de la poétique du divers de Glissant, Abdelbaki Allaoui dévoile le contre‑discours de l’écrivain Rachid Djaïdani face aux préjugés et stéréotypes que véhicule le discours politique et médiatique « au sujet des banlieues » (p. 143). Ce contre‑discours déploie donc une « poétique du métissage et du divers » (p. 143) et place la réflexion identitaire au cœur de son logos. Concrètement, l’écrivain Djaïdani procède à un métissage linguistique qui emprunte au rap sa musicalité et au slam sa rythmique. Cette « hybridation poétique » (p. 166) viserait à « déporter » la langue française dans une sorte de chaos‑monde et à dévoiler de la sorte une « identité française plus complexe » (p. 160) et en pleine créolisation.
8Poursuivant la même veine poétique et examinant le même procédé d’altération linguistique, N’Guettia Martin Kouadio démontre comment la poésie de Bernard Zadi Zaourou ainsi que celle du group de rap Garba 50 tendent à s’écarter du code français et introduisent une mutation, voire une créolisation dans le texte. Toutefois, si Zaourou revendique une « désaliénation de la tutelle française, voire occidentale » (p. 178) à travers les écarts langagiers faits d’intégration lexicale de mots et d’expressions bété (p. 187) sous leurs formes agglutinantes, les rappeurs, quant à eux, s’approprient le nouchi (« une langue populaire urbaine » (p. 177)) pour déstructurer ce code français et en restructurer un autre.
9Changeant d’approche et de problématique, Nadra Lajri préfère livrer une lecture thématique de Verre cassé d’Alain Mabanckou et de Quand on refuse on dit non d’Ahmadou Kourouma sous l’angle de l’ironie. Ainsi chez Kourouma et Mabanckou, l’ironie crée un double palier discursif, voire un décalage entre énoncé et énonciation, entre « le dit et le non-dit » (p. 202).
Le jeu sur les codes
10La quatrième et dernière partie du livre, intitulée « D’un code à l’autre : Intersections génériques et sémiotiques », désamorce le lien entre langue et littérature en y incluant les études génériques et sémiotiques. Lilian Pestre De Almeida y « traque » le sens et les signifiances du terme forlonge employé par Césaire dans un poème, De Forlonge,et avant lui, par Blaise de Vigenère (1523‑1596). L’auteure insère le terme dans son contexte, c’est-à-dire le chant du paysan et remonte à partir de ce terme de chasse au « passé immémoriel » (p. 213). Puisant dans cette mémoire, Césaire renvoie aux contes de la Mère L’Oie, mais les transforme et « joue avec une devinette traditionnelle » (p. 213) pour suivre le chant du coupeur de cannes et réécrire ainsi « l’oralité traditionnelle » (p. 222).
Littérature-monde & écriture de l’altérité
11Dans toute cette myriade d’analyses, la question du statut de ces littératures francophones ressurgit ; le dernier chapitre de l’ouvrage tente de répondre à cette interrogation en reprenant le fil actuel de ce qu’on appelle la « littérature-monde » pour le remettre en question. François Rastier part du manifeste devenu célèbre et signé par une cinquantaine d’écrivains pour rebondir sur l’épineuse question de la francophonie. Il « démonte » ainsi le projet d’une littérature‑monde qui ne serait écrite qu’en français en montrant l’absurdité de ce paradoxe. En effet, les écrivains signataires du manifeste, tout en voulant se démarquer de la francophonie, revendiquent un espace littéraire mondial sans frontières certes si ce n’est celle de la langue. D’où l’impasse idéologique où se trouvent ces écrivains de l’altérité.
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12En somme, l’ouvrage démontre clairement que cette altérité s’impose à travers une altération opérée dans la langue, à laquelle se greffent d’autres langues que le français et des imaginaires autres, mais que cette altération a ses limites et ne peut aller au-delà d’un espace linguistique défini. Dans ce sens, l’objectif de l’ouvrage dépasse les attentes des études postcoloniales, devenues désormais classiques, pour poser un discours hybride au lieu d’un contre‑discours — il va sans dire qu’un contre‑discours se positionne toujours par rapport à un autre discours, centralisant, que l’on tente d’ébranler — et s’inscrire ainsi dans une optique pragmatique qui tiendrait compte du mouvement et de la singularité comme praxis littéraire opérée sur une langue française hybride.