Le français comme langue d’adoption
1Il est toujours délicat de donner une représentation générale des littératures d’expression française, souvent appelées « littératures francophones » voire « francophonie littéraire ». Le livre de Véronique Porra ne s’intéresse pas à cet ensemble à l’unité problématique, mais à celui, qui lui est directement relié et qui est tout aussi complexe, des auteurs écrivant en français tout en étant issus d’espaces non francophones : ces écrivains pour qui le français a été « choix et langue d’adoption » (Maurice Nadeau). Fréquemment oubliés des ouvrages consacrés tant à la littérature française qu’aux lettres francophones, ces « convertis » à la langue française ont été peu étudiés comme un phénomène littéraire à part entière. Pourtant, des écrivains aussi connus que Samuel Beckett, Emil M. Cioran, Eugène Ionesco, Milan Kundera, François Cheng ou Andréï Makine appartiennent à cet ensemble supranational. L’ouvrage tente de saisir la cohérence de celui-ci à partir d’une étude de poétique et de réception qui voudrait mettre en évidence ce que l’on pourrait appeler un « sous-système » de l’institution littéraire française.
2Les travaux d’Anne‑Rosine Delbart, Ursula Moser, Robert Jouanny et Noël Cordonnier ont commencé l’exploration de ce corpus d’expression française. L’originalité de l’ouvrage de V. Porra est de se consacrer aux auteurs originairement allophones qui ont un jour « décidé » d’écrire en français. Il se concentre donc sur les écrivains qui ont le français pour langue d’adoption, afin de les distinguer de ceux pour qui le français est langue maternelle ou langue seconde. Le phénomène a pris une dimension inédite depuis les années 1990, sans être particulièrement récent, comme l’attestent les exemples de Jean Moréas, Marthe Bibesco ou Tristan Tzara. Mais après 1945, les auteurs qui adoptent le français comme langue d’écriture présentent un certain nombre de traits que l’ouvrage met en évidence avant de s’interroger sur leurs significations.
3V. Porra commence donc par marquer les éléments communs à cet ensemble d’œuvres et d’écrivains. Les auteurs font le choix d’une langue en s’inscrivant dans un espace littéraire spécifique et en acceptant de se confronter à un lectorat précis. Leurs œuvres sont marquées par des thématiques comparables : il s’agit souvent de littérature de résistance manifestant le refus de l’oppression, singulièrement politique. Elle montre aussi qu’ils cultivent une esthétique de la mémoire conjuguant une certaine nostalgie du pays d’origine avec l’évocation de la terre d’accueil qu’est la France. En outre, le changement de langue et l’acquisition du français déterminent des approches comparables dans l’écriture, comme y insiste une Nancy Huston évoquant ces transformations :
Choisir à l’âge adulte, de son propre chef, de façon individuelle pour ne pas dire capricieuse, de quitter son pays et de conduire le reste de son existence dans une culture et une langue jusque-là étrangères, c’est accepter de s’installer à tout jamais dans l’imitation, le faire‑semblant, le théâtre. (Nord perdu)
4Par ailleurs, les écrivains partagent un horizon d’attente commun dans la mesure où ils sont conscients d’écrire « d’ailleurs » à destination d’un lectorat français qui connaît souvent peu la culture dont ils viennent. Certains n’excluent en outre nullement de revenir un jour vers le public de leur pays d’origine (tels Jorge Semprun ou Vassilis Alexakis). C’est pourquoi, par leur intégration à l’institution littéraire française, ils vont venir conforter certains mythes nationaux, singulièrement la représentation de la France en « pays de la littérature » (selon l’expression de Pierre Lepape).
5Pour analyser ce complexe narratif, V. Porra combine l’étude du contexte de création et celle des textes et des discours eux‑mêmes. Constatant certaines limites des travaux de Pierre Bourdieu sur le champ littéraire et de ceux de Pascale Casanova sur la « République mondiale des Lettres » pour son propos, elle choisit de s’inspirer de la démarche de sociocritique proposée par Pierre Zima, lui empruntant notamment la notion d’interdiscursivité qui permet d’aborder le « dialogisme » du texte et de sa réception. Ces romans (l’ouvrage se concentre sur ce « genre ») n’appartiennent pas en effet à une littérature nationale, ils relèvent plutôt d’une écriture qui cherche à s’adapter à son espace de socialisation dans un mouvement spécifique de « métissage ». La notion de littérature mineure (Gilles Deleuze, Félix Guattari) pourrait ici trouver sa pertinence, mais contrairement à Kafka, qui n’avait finalement d’autre choix que d’écrire en allemand, les auteurs en question font librement le choix de la langue française. Il convient donc de s’interroger sur les contraintes qui s’imposent à eux à partir de là, et sur les stratégies qui vont en découler.
6V. Porra montre que les œuvres souscrivent dans leur majorité à une conception essentialiste de l’identité posant que celle‑ci est donnée au départ. Les auteurs se trouvant dans une situation d’entre‑deux vont développer une « posture identitaire » insistant sur l’oscillation identité/altérité et conduisant à des poétiques caractéristiques. À cet égard, V. Porra propose des analyses originales des romans de Julia Kristeva, d’Oana Orléa ou de Virgil Gheorghiu. Dans ces romans attirant l’attention sur la dimension biographique, l’auteur apparaît, implicitement ou non, sous la figure valorisée et valorisante du passeur. Un auteur comme François Cheng en est l’une des incarnations les plus connues actuellement. Cette tendance est poussée à l’extrême chez les auteurs grecs de langue française, dans la mesure où ils donnent surtout une « littérature traductive » (Georges Fréris), marquée par un va‑et‑vient entre les langues. Vassilis Alexakis, auteur de La Langue maternelle, en constitue un exemple superlatif qui est étudié par V. Porra.
7Après avoir proposé des analyses suggestives d’auteurs divers mais tous liés par ce statut de « passeur de langue » (Hector Bianciotti, Julia Kristeva, Milan Kundera, Nancy Huston, pour livrer seulement quelques exemples au sein d’une riche moisson), V. Porra aborde la question du branchement des œuvres sur la culture française. Elle les relie à une mythologie nationale dont un symbole est le fameux complexe des « lieux de mémoire », ces
lieux où [la mémoire] s’est sélectivement incarnée et qui, par la volonté des hommes ou le travail des siècles, en sont restés comme les plus éclatants symboles : fêtes, emblèmes, monuments et commémoration, mais aussi éloges, dictionnaires et musées. (Pierre Nora)
8Le Testament français d’Andréi Makine et Balzac et la petite tailleuse chinoise de Dai Sijie constituent à cet égard des reprises claires des mythes liés à l’identité collective française. Un deuxième élément mythologique est la langue française, symbole de « clarté » et de « rigueur » comme chacun sait, que l’on trouve célébrée en ces termes sous des plumes aussi averties que celles de Julia Kristeva ou de Jorge Semprun. Toutefois, et c’est là un troisième élément, cette France rêvée, aux lieux consacrés et à la langue « universelle », apparaît pour ce qu’elle est, une illusion, comme le montrent, chacun à sa manière, Andréi Makine et Milan Kundera dans ses romans « français ». V. Porra propose ensuite des analyses de la double temporalité et de la double culture propres aux œuvres de ces auteurs. Elle les présente en nomades du temps et de l’espace, à l’instar d’un Agustin Gómez Arcos, qui publie en 1975 son premier roman en langue française, L’Agneau carnivore, à qui elle consacre une brève étude de poétique et de réception.
9Au terme de l’ouvrage, la place singulière occupée par les écrivains allophones d’expression française au sein la vie littéraire contemporaine est identifiée et décrite. L’auteur étranger, perçu par le lectorat en fonction de sa spécificité biographique, apparaît soumis à plusieurs règles tacites : notamment, le respect des grandes conceptions que la France, « nation littéraire », se fait d’elle‑même et le souci de ne pas effrayer les lecteurs par un exotisme débridé. Les œuvres relèvent donc d’une hétéronomie contrôlée que l’ouvrage a le mérite de décrire systématiquement. Cette identification d’un ensemble littéraire singulier relève d’une sociopoétique et d’une histoire de l’institution littéraire, elle nous découvre les stratégies de positionnement dont les œuvres relèvent souvent et nous permet lire d’un œil plus averti un pan peu exploré des lettres françaises contemporaines. On ne peut donc que souscrire à l’appel final du livre à une étude approfondie des grandes dynamiques propres au système littéraire français contemporain, « afin d’identifier les mécanismes de stratégies et de contraintes qui, à terme, risqueraient d’étouffer la création, au point de transformer les écrivains en “écrivants” ».