Nietzsche lu par Heidegger & Deleuze
1Bien que le titre annonce une étude sur l’humour et sur ses rapports avec la notion d’éternel retour, l’essai de Philippe Sergeant est en réalité une nouvelle contribution au débat sur la coloration politique de la philosophie nietzschéenne. Certes, la question n’est pas aussi abruptement posée, mais il semble bien que ce soit, au fond, l’enjeu de ce qui est proposé comme objet d’étude dans le chapitre introductif :
Heidegger et Deleuze n’ont pas seulement donné deux interprétations magistralement différentes de l’éternel retour nietzschéen. Le premier faisant de Nietzsche le plus grand et le dernier penseur de la métaphysique. Le second, voyant dans le nietzschéisme une philosophie qui remplace la métaphysique par un autre mode de pensée et de sensibilité. Ils ont surtout donné de la conception de l’éternel retour une valeur projective qui interroge nos modalités d’existence depuis l’effondrement de Nietzsche. (p. 15, nous soulignons)
2L’essai annonce qu’il opposera ces deux lectures, deux lectures qui, en effet, sous‑tendent la politisation du débat sur le cas Nietzsche. Ph. Sergeant traite cette problématique de manière résolument explicite dans son chapitre conclusif en disant que la récupération ou « reterritorialisation » heideggerienne est une falsification du projet nietzschéen. En relisant l’œuvre de Nietzsche à la lumière du Dasein, Heidegger apporterait des réponses « à une problématique que Nietzsche ne s’est pas posée » (p. 282) et enfermerait Nietzsche dans ce qu’il définit comme quête fondamentale de la métaphysique, c’est‑à‑dire le dévoilement de l’être. En posant de fausses prémisses, Heidegger aurait beau jeu de reprocher à un autre de ne pas avoir poursuivi jusqu’au bout un projet qui, en réalité, n’est que le sien. L’argumentation du dernier chapitre est convaincante quand elle souligne les déformations que la lecture de Heidegger fait subir à l’œuvre de Nietzsche.
3Si la lecture deleuzienne qu’il s’agissait d’opposer à celle de Heidegger est peu traitée dans le dernier chapitre, c’est sans doute parce que Ph. Sergeant la reprend amplement à son compte dans son développement tout en en réorganisant la matière à partir de trois « lignes du temps » qu’il a soin de distinguer. La démarche est originale mais le gain est assez bien résumé par cette citation qu’il extrait de Nietzsche et la philosophie :
Nous, lecteurs de Nietzsche, devons éviter quatre contresens possibles : 1° sur la volonté de puissance (croire que la volonté de puissance signifie « désir de dominer » ou « vouloir de puissance ») ; 2° sur les forts et les faibles (croire que les plus « puissants », dans un régime social, sont par là même des « forts ») ; 3° sur l’éternel retour (croire qu’il s’agit d’une vieille idée, empruntée aux Grecs, aux Hindous, aux Babyloniens… ; croire qu’il s’agit d’un cycle, ou d’un retour du Même, d’un retour au même) ; 4° sur les œuvres dernières (croire que ces œuvres sont excessives ou déjà disqualifiées par la folie).1
4Le propos de l’essai apparaît comme orienté en permanence par la nécessité de montrer que l’œuvre nietzschéenne doit être lue à partir du concept de « déterritorialisation ». Le but final étant d’arracher Nietzsche aux lectures fascisantes :
5Toute confusion cesse dès lors qu’on a cette clef de lecture et aucune tentative de récupération de l’œuvre — comme celle entreprise par les nazis — ne peut se produire. (p. 29)
6Le corps du livre, quant à lui, évoque trois « lignes du temps » qui s’enchevêtreraient dans l’œuvre du philosophe et qu’il s’agirait de démêler afin de reconstituer, par‑delà la multiplicité des voix qui coexistent, une cohérence. Ces trois « temps » sont nommés Cronos, Aiôn et Kaïros.
Sur le plan de Cronos, le philosophe est un arpenteur. Il mesure les limites de la mémoire. […] C’est quand Cronos veut mourir, dit Deleuze, que l’on fait place à une autre lecture du temps, celle de l’Aiôn2. […] L’Aiôn est la suspension infinie du présent. […] Il y a une dématérialisation du présent. Ce temps de l’Aiôn prépare celui du Kaïros, tel que le pseudo‑Aristote l’avait défini dans son « Problème XXX » : la rencontre de l’instable et du moment opportun. C’est le moment de l’œuvre d’art. Le moment de Vérité de l’artiste et non plus celle de l’Etre, de l’ontologie, de la métaphysique. (p. 21‑24)
7Chaque temps représente le point de vue à partir duquel il faudrait évaluer chaque proposition de Nietzsche. Il ne s’agit pas de trois moments successifs mais de trois postures adoptées simultanément par le philosophe et qui doivent être différenciées selon l’échelle envisagée. Nietzsche reste sur le plan de Cronos quand il décrit le nihilisme comme la maladie de la civilisation, il s’élève à celui de l’Aiôn en se situant par‑delà le bien et le mal et en remplaçant la quête de la vérité par un perspectivisme des volontés de puissance. L’ultime dépassement du nihilisme serait un geste d’affirmation désigné par le terme de « Kaïros » :
L’artiste a à livrer sur le plan du Kaïros ce que le prêtre a conjuré sur le plan de Cronos, ce que l’ascète a suspendu sur le plan de l’Aiôn : un combat contre le chaos, contre la volonté de néant, contre le nihilisme. (p. 25)
8L’humour et l’éternel retour doivent alors être compris en fonction de la manière dont ils se situent par rapport à ces temps :
Quand les trois temps – Cronos, Aiôn, Kaïros – sont pris dans les rets de la danse, du rire et du jeu nietzschéen, l’éternel retour livre sa légèreté, son secret : créer la vie plutôt que la subir. Voilà le fond dangereux de l’humour. (p. 26)
9L’essai présente également l’humour comme un élément transgressif permettant au philosophe de passer d’une ligne du temps à l’autre. Il inaugure un mouvement de déconstruction de l’être, de « dé‑ontologie » pour reprendre le terme de l’auteur. Quant à l’éternel retour, Ph. Sergeant le rappelle, il ne faut bien entendu pas le comprendre comme le retour de l’identique, mais comme retour du devenir, de l’être se différenciant continuellement de lui‑même. L’éternel retour déjoue les reterritorialisations de l’être.
10L’essai aborde un grand nombre de thèmes nietzschéens que Ph. Sergeant s’attache à relier à la question de l’intempestivité nietzschéenne comprise dans trois acceptions : critique du temps qui s’écoule, abstraction hors du temps, rencontre du moment opportun. On devine assez bien de quoi il s’agit lorsque l’auteur fait référence à la dénonciation nietzschéenne du nihilisme à l’œuvre dans la civilisation. On le suit quand il évoque la sortie nietzschéenne hors du temps historique pour adopter une posture de suspension du jugement moral. Mais on aimerait que l’auteur parle davantage de la façon dont Nietzsche entre dans le temps du Kaïros. Si ce troisième niveau constitue le dépassement de la force nihiliste dans une affirmation joyeuse et créatrice, s’il est désigné comme « moment de l’œuvre d’art » où et comment Nietzsche l’a‑t‑il expérimenté ? Ph. Sergeant écrit que le sommet de l’humour est atteint au « seuil de la folie », là où
les catégories spatio‑temporelles ont éclaté. Il est très conventionnel d’y voir un signe de démence. L’expérience nervalo-nietzschéenne annonce une autre aventure qui ne devient dicible — l’indicible n’est jamais un enjeu poétique — que si nous nous expatrions comme force plastique sur la ligne du Kaïros. (p. 108)
11Quelle est cette autre aventure que celle du dicible ? Et qu’est‑il sous‑entendu à travers cette brusque allusion à Nerval ? L’auteur avance que c’est dans le corps que résiderait la puissance, la capacité de déterminer les nouvelles valeurs, que Nietzsche avait essayé de le construire dans ses dernières œuvres et que, pour finir, la constitution de ce « corps supérieur » aurait été réalisée par Artaud grâce au corps sans organes (p. 142‑143). Le troisième moment, celui du Kaïros, trouverait donc son actualisation hors de l’œuvre de Nietzsche et, qui plus est, dans l’œuvre d’un poète. Rien d’étonnant à cela puisque le Kaïros est défini comme « moment de l’œuvre d’art ». Mais alors pourquoi l’auteur de l’essai rejette‑t‑il la poétique en disant que « l’indicible n’est jamais un enjeu poétique » et en passant sous silence la dimension poétique de l’œuvre nietzschéenne elle‑même ? Dans la mesure où il est énoncé que l’humour constitue un remède au dégoût engendré par le nihilisme, en quoi l’humour réussit‑il, chez Nietzsche, à le surmonter ? La question est posée dès le début de l’essai mais demeure jusqu’à la fin sans réponse :
Avons-nous surmonté la négation de la vie et le grand dégoût de l’homme ? Souvenons-nous des deux inquiétudes qui ouvraient cet essai. L’une et l’autre marquées par Heidegger et Deleuze : […]. Nous ne tranchons pas. Nous pensons seulement que ces inquiétudes nous travaillent au corps. (p. 313)
12Si l’auteur insiste de manière récurrente sur le fait que Nietzsche résiste à tout enfermement conceptuel grâce à l’humour, que cet humour a été injustement pris pour de la folie et qu’il constitue le remède contre le nihilisme en maintenant le retour du devenir, on aimerait savoir à quels textes il pense, où l’humour s’exprime et comment il procède pour produire du devenir. Ph. Sergeant affirme que ce gai savoir a échappé à ceux qui ont mal compris l’œuvre nietzschéenne comme Heidegger. Quels sont donc les passages qui prêteraient à confusion ? Si l’humour a la capacité de faire « trembler » le sens comme Ph. Sergeant le répète, on aimerait savoir quels sont les passages injustement amalgamés avec des discours essentialistes ou nationalistes qui peuvent être relus à la lumière de l’humour. Autrement dit, il est dit comment lire Nietzsche mais il n’est pas montré comment.
13Voilà qui amène à constater que, dans l’ensemble, l’essai est peu analytique. Aucune bibiliographie récapitulative ne figure en fin d’ouvrage et le style, abondant en métaphores et en bons mots, est en fin de compte peu démonstratif. On suppose donc que cet essai s’adresse davantage à un public d’amateurs éclairés qu’à des spécialistes puisque il n’y est pas question des problèmes éditoriaux et donc méthodologiques liés à l’interprétation des œuvres de Nietzsche et qu’aucune référence n’est faite aux commentateurs actuellement en exercice comme James J. Winchester, par exemple, qui a pourtant traité un sujet très proche en 1994.