Une étincelle entre deux épées
1Dernier des douze cours de Foucault parus aux éditions des Hautes Études depuis 1997 (et inaugurés par Il faut défendre la société1), les Leçons sur la volonté de savoir rassemblent les cours prononcés par le philosophe lors de sa première année au Collège de France où il fut élu en 1970 sur une chaire intitulée par lui‑même Histoire des systèmes de pensée. Le livre présente la singularité d’avoir été établi sur le manuscrit préparatoire puisque, à la différence des autres cours, celui‑ci ne fut pas enregistré. Il porte un titre très proche du premier volume de L’Histoire de la sexualité, paru en 1976 et qui renversait « l’hypothèse répressive » pour montrer comment la sexualité était devenue matière à discours, objet d’une scientia sexualis.
2En 1970, le projet du cours est à la fois plus large et plus originaire, il n’affiche pas d’abord de terrain propre. Foucault, qui entend reconstituer une « morphologie de la volonté de savoir», s’occupe de « définir son rôle dans une histoire des systèmes de pensée ; de fixer, au moins à titre provisoire, un modèle initial d’analyse ; d’en éprouver l’efficacité sur un premier lot d’exemples» (résumé du cours p. 217). Et d’observer que l’analyse de la volonté de savoir disposant de « peu d’instruments» (ceux de la psychanalyse sur les positions du sujet dans le désir lui semblent trop « rudimentaires») — il faut donc constituer ces instruments pour lesquels Foucault trouve deux « modèles » dans l’histoire de la philosophie : le premier, aristotélicien, est analysé à partir des premières lignes de La Métaphysique consacrées au lien entre la sensation et le plaisir dans le désir de connaissance. Ce texte que Foucault qualifie d’«opérateur philosophique» (p. 7) — il en est d’autres dans l’histoire de la philosophie, ajoute‑t‑il —, il l’étudie, avec L’Éthique à Nicomaque, notamment du point de vue du bonheur, et en lit quelque chose comme une « remise en ordre » chez Spinoza (leçons du 9 et du 16 décembre 1970). Le cours se déploie donc d’abord à travers de grands textes de l’histoire de la philosophie. Une voie provisoire, cependant.
3Le second modèle, emprunté à Nietzsche et développé dans le cours du 16 décembre, fournit en effet un ensemble de « rapports » (entre connaissance, plaisir, désir, volonté) tout différent, qui ouvre la scène d’une conflictualité et d’une haine, d’une connaissance « fondamentalement intéressée », désimpliquée de la vérité, et c’est ce modèle qui, bien loin de la métaphysique classique, va être mis en œuvre dans le cours : « est‑il possible de faire une histoire qui n’aurait pas pour référence un système du sujet et de l’objet — une théorie de la connaissance — mais qui s’adresserait aux événements du savoir et à l’effet de connaissance qui leur serait intérieur ? » (leçon du 6 janvier 1971, p. 31).
4En réalité, très tôt, dès la première leçon, le modèle fourni par Aristote et qui enveloppe le désir de connaître dans la connaissance elle‑même est décrit du point de vue de ce qu’il exclut et que le modèle nietzschéen — alors même qu’il n’est pas encore introduit — fait évidemment déjà apercevoir. Le savoir aristotélicien exclut ainsi « le thème d’un savoir transgressif, interdit, redoutable», que Foucault va trouver pour sa part dans la tragédie — c’est le savoir retenu par les dieux, le savoir qui aveugle (Œdipe) et qui tue. Il exclut aussi les thèmes de « l’apprentissage-marchandise » et de « la connaissance-réminiscence » (p. 17). Il est en tant que tel constitutif, selon Foucault, du nouage de la philosophie et de la vérité dans l’histoire (de la philosophie).
5Cela continue encore un peu comme un cours de philosophie. Mais cette histoire conflictuelle de la volonté de savoir modélisée à partir de Nietzsche, Foucault la met en œuvre très vite, dès le troisième cours (6 janvier), à travers une série d’exemples qui introduisent une série de partages : ainsi des sophistes, qui lui permettent de revenir sur la nature du savoir / non savoir du philosophe chez Aristote, à distance des « techniques d’interprétation et d’analyse», cela qui distingue donc le discours philosophique du « discours poétique» (p. 35). Le sophisme est l’espace d’une matérialité du discours qui n’est qu’une ombre, qui n’agit qu’au plan de l’exclusion d’un des sujets parlants, qui « ne se démontre pas, mais se remporte ou se perd ». Après avoir défini la sophistique comme ce qui s’oppose à l’apophantique (ce qui est vrai ou faux, et ne se situe pas dans une matérialité du discours), Foucault poursuit son enquête généalogique et cherche, avant la sophistique, des discours « institutionnellement liés à la vérité» (leçon du 27 janvier). Il les cherche dans le discours judiciaire et le discours poétique, ou ce que la poésie (épique ici) lui dit d’un « pré-droit », entre la vérité comme ce qu’on dit (dans le témoignage) et la vérité comme ce à quoi l’on s’affronte (dans le serment homérique), deux rapports à la vérité distincts entre lesquels — puisqu’il y a là tout de suite, l’affirmation d’une chronologie — se serait modifié le système de pouvoir : on serait ainsi passé du dikazein des « rois mangeurs de cadeaux» au krinein (p. 93) institutionnalisé, «affirmation de la vérité qui se constitue dans le discours et la pratique judiciaires», chanté par Hésiode. La leçon du 10 février développe cette opposition entre un premier système dans lequel les plaideurs s’opposent et celui dans lequel la parole du juge dit le vrai des deux parties, en déployant leurs temporalités respectives — temps foudroyant du serment‑défi vs temps des cycles —, la substitution de la vérité‑savoir à la vérité ordalique. Dès lors, le cours développe l’histoire d’une double transformation, celle qui «fait apparaître la vérité comme savoir des choses, du temps et de l’ordre, et l’autre qui déplace le savoir du domaine du pouvoir à la région de la justice» (p. 114, leçon du 17 février). La leçon du 24 février analyse cette histoire du point de vue de l’invention de système de mesure par les tyrans des viie‑vie siècles, et de la monnaie comme instauration du dikaion kai alethes, justice et vérité.
6À travers l’étude des changements de la qualification de l’impureté par le crime (leçon du 17 mars), Foucault pose que se constitue un rapport nouveau à la vérité qui fait que « la démonstration de la vérité devient une tâche politique» (p. 177). C’est alors la première citation d’Œdipe‑roi, la pièce où va se mesurer la mise en rapport nouvelle de la souillure (faute) et de la vérité, l’institution de la vérité« dans le rite» (p. 180). Dans cette dernière leçon, Foucault reprend Œdipe à Freud pour interroger dans l’histoire du roi de Thèbes la « signalétique d’une certaine forme que la Grèce a donnée à la vérité et à ses rapports avec le pouvoir et le déplacement. Œdipe ne raconte peut‑être pas le destin de nos instincts ou de notre désir. Mais il manifeste peut‑être un certain système de contrainte auquel obéit depuis la Grèce le discours de vérité dans les sociétés occidentales» (p. 185) Notre « détermination œdipienne » ne serait pas au niveau de notre désir, mais au niveau « de notre discours vrai », au niveau du système dans lequel celui‑ci est d’emblée saisi. Et le plus important ne serait pas là, mais dans « la place fictive» qui a été fixée « où le pouvoir se fonde sur une vérité qui n’est accessible que sous la garantie de la pureté» et qui ne peut que « se méconnaître elle‑même comme historiquement produite» (p. 186). Ce qui implique, on le voit, Freud lui‑même disant le vrai sur le désir d’Œdipe, sur Œdipe comme histoire de la vérité de notre désir.
7De cette « place fictive» sont également produites les qualifications du discours vrai, hors de l’impureté, hors du pouvoir : celles du philosophe, du savant, du théologien, du sage. Ainsi la vérité apparaît‑elle comme un « effet », à l’intérieur de l’espace de fiction où se déploie la volonté de savoir : un espace de fiction « où le pouvoir se fonde sur une vérité qui n’est accessible que sous la garantie de la pureté» (p. 186). Tel est le point le plus radical où parvient le cours : en une événementialité de la vérité, disjointe de la connaissance, « étincelle entre deux épées »2.
8À cette série de douze leçons s’ajoute une « leçon sur Nietzsche », prononcée à l’université McGill en avril 1971, et qui reprend tout le soubassement nietzschéen du cours, le développement du modèle qui a conduit Foucault à travers des savoirs disciplinaires différents pour configurer, hors de la seule histoire de la philosophie, la « volonté de savoir». Foucault y précise ce que la connaissance n’est pas, ni déchiffrement, ni perception, ni « évidence sur la structure du monde » (p. 196). Et la volonté de savoir est d’abord volonté de puissance, qui fonde « entre connaissance et vérité un rapport de cruauté réciproque et de destruction » (p. 209). Le volume donne enfin une conférence intitulée « Le savoir d’Œdipe », qui prolonge (au moins au plan d’un ordre de la lecture) la dernière leçon du 17 mars 1971 et renverse la figure du héros ignorant, pour en faire l’exemple d’un trop de savoir au sein d’un conflit entre les formes du savoir. Loin d’être une figure du non savoir, « blason de l’inconscient », « figure du sujet qui s’ignore lui‑même », Œdipe se découvre « figure du souverain porteur d’un savoir excessif, d’un savoir qui veut secouer la mesure et le joug », et ce qui se joue dans la tragédie, c’est « une lutte de savoirs et de pouvoirs, une lutte entre des formes de pouvoir‑savoir » (p. 250).
9Pourquoi, lorsqu’on fait des études littéraires, ou que l’on enseigne la littérature, quand on s’intéresse à l’histoire littéraire, aux rapports de la littérature et l’histoire, lire ce cours de 1970 si profondément travaillé par un dialogue avec Gilles Deleuze, comme le montre la « Situation du cours » proposée à la fin du livre par Daniel Defert ? Il est une raison, principalement, en dehors de la beauté de certains développements, de la puissance de dessaisissement qui arrache Œdipe à la psychanalyse, du déplacement que produit une telle lecture de la tragédie de Sophocle. Ce n’est pas tant la définition en soi de la connaissance et de la vérité résultant du travail avec Nietzsche, que ce qu’elle ouvre, dans la philosophie en acte de Foucault, d’un déplacement disciplinaire et d’une généalogie des ruptures qui ont constitué la vérité comme « effet », de la fiction et de l’erreur. Est remarquable dans ce cours le geste d’ouverture disciplinaire produit par la question du savoir, dans sa singularité de question philosophique et politique, et par différence avec celle des savoirs en tant qu’elle serait aujourd’hui posée à la littérature dans son rapport avec le monde. L’enjeu des savoirs, c’est en effet l’identification de ce que la littérature aurait à nous dire dans notre monde « réel », à la fois forme et cadre d’une authentification de savoirs pluriels plus ou moins confusément mis en relation avec les sciences sociales3. Les savoirs, c’est ce dont on pourrait reconstituer l’histoire à travers les formes et les genres, la forme privilégiée de la lecture étant le face‑à‑face d’un sujet avec la littérature, objet d’une connaissance volontaire et instrument en retour d’une modélisation éthique.
10Mais tout comme — Foucault nous l’a appris — le pouvoir ne se ramène pas à la question des pouvoirs, la configuration du savoir développée dans le cours de 1970 à partir d’un questionnement sur la volonté ne peut se confondre avec la recherche, l’évaluation, l’établissement des savoirs. L’opération intellectuelle qui inaugure ce premier cours au Collège de France, même si elle ne se déploie qu’à partir de la troisième séance, par un choix entre deux modèles posés comme tels, ouvre le questionnement philosophique à d’autres disciplines (économie, droit, rhétorique, linguistique) qui déprennent la question de la connaissance de sa situation dans la philosophie, et la philosophie de son nouage à l’articulation sujet de la connaissance / vérité. Dans le même mouvement, l’acte de philosopher se fait ici mise en œuvre d’une archéologie qui authentifie et justifie la pertinence de la « volonté de savoir » comme question politique dans le moment historique étudié par Foucault — l’Antiquité grecque des vie et ve siècles, principalement.
11Aussi bien, ce que l’on peut emprunter à Foucault est‑il ce geste d’une ouverture de la question de la volonté de savoir à d’autres disciplines, non pour les mobiliser parce qu’elles ont pour objet des savoirs spécifiques, mais pour les faire entrer dans la configuration globale du savoir comme conflit, comme production d’un effet politique de vérité, modélisée par la lecture foucaldienne de Nietzsche et devant être historicisée, projetée dans d’autres contextes. Posée à un type d’écrits parmi d’autres — à la « littérature », ou ce qui est en train de se constituer comme tel au cours du xviie siècle —, la question du savoir pourrait se ramener à un questionnement sur la façon dont un art d’écrire mobilise une manière de savoir ou de ne pas savoir, en tant que cet art ne procède pas d’une volonté de transmission détachée de toute conflictualité parce que située dans l’espace des idées esthétiques et de l’art, mais participe, à côté d’autres types d’écrits, d’autres actions pris dans la volonté de savoir, d’une configuration générale du savoir — et de la production de la vérité comme effet. Ce pourrait être plus précisément, pour le xviie siècle encore, celle d’un art d’écrire peu à peu distancié des savoirs divers (droit, philosophie, mathématiques, histoire…) dont les littérateurs sont pourtant d’abord, à la même époque, détenteurs ; un art d’écrire qui affiche une certaine manière pour les littérateurs de ne pas savoir, d’être à distance, et pour les textes d’apparaître hors du politique, y compris quand ces textes sont, dans bien des cas, des contributions à une « politique culturelle » ; ce peut être aussi, dans la première moitié du siècle notamment, ce qu’il en est de la « littérature » dans une configuration qui interroge les corps possédés, qui les fait parler, qui déploie des techniques de verbalisation et de déchiffrement de signes. La question d’une configuration conflictuelle du savoir, posée à partir du modèle choisi, déployé et en quelque sorte vérifié par Foucault dans une autre époque que celle de la constitution et la dépolitisation de la « littérature », ce serait donc plus spécifiquement celle de l’écrit littéraire comme pratique sociale parmi d’autres pratiques qui participent ou non de l’institution de la vérité ; celle de l’art d’écrire replacé dans les conditions sociales, politiques, économiques pourquoi pas, qui ne sont pas un « voile ou un obstacle pour le sujet de connaissance », mais ce à travers quoi « se forment les sujets de connaissance, et donc les relations de vérité4 ».
12Le singulier grammatical (le savoir) nous apparaît ainsi, dans le cours de 1970, comme le garant d’une conflictualité susceptible de redonner aux écrits littéraires, dans nos études, le tranchant d’un mode d’écriture parmi d’autres, et non pas d’emblée situé dans les sphères où la littérature ne procède d’aucun désaccord, d’aucune lutte, mais d’une vérité en soi, immédiatement intelligible, immédiatement appropriable ; un mode d’écriture qui nous intéresse moins parce qu’il serait porteur de savoirs qui le justifient, en définitive, devant l’histoire, le droit, les sciences mêmes, qu’inscrit et saisissable dans les dispositifs conflictuels, politiques, juridiques, religieux encore, de la volonté de savoir et de l’institution politique de la « vérité » qu’il s’agit alors de reconstituer et de comprendre.