Penser la médecine au xviiie siècle : la dissidence Rousseau
1Un travail très novateur vient de paraître sous un étrange titre : La Manufacture de maladies, la dissidence hygiénique de Jean‑Jacques Rousseau. En dehors du caractère un peu flou de son titre, l’ouvrage de Rudy Le Menthéour défend avec brio une thèse audacieuse, à partir d’un vaste corpus critique et documentaire, tout à fait maîtrisé, particulièrement dans le domaine de l’histoire des idées médicales. Grâce à cet ouvrage, nous bénéficions désormais non seulement d'une solide enquête sur l’articulation de ces matières avec la recherche de Rousseau en son temps, mais aussi d’une interrogation moderne, bien avertie des problèmes posés par l’histoire des idées après Foucault. Il se nourrit en effet de toute une réflexion qui subordonne l'approche génétique dans ce domaine à une approche synchronique. Se dessine ainsi un geste théorique remarquable, par lequel des catégories d’époque comme l'amour‑propre, l'intérêt, la pitié, l'enthousiasme, la mélancolie, la sensibilité, l'automate, etc. apparaissent à la fois comme des champs de bataille et comme des armes. Car l'une des idées fondamentales que défend l’auteur est que l'histoire des idées est celle d'une guerre perpétuelle, laquelle relèverait d'un art de la prise de pouvoir dans la définition des notions cardinales. Cette approche s'inscrit donc à proximité de certains travaux récents (Masseau, Ferret, Citton1), ou encore de celui de Mark Hulliung, The Autocritique of Enlightenment : Rousseau and the Philosphes2 en ce qui concerne l'inscription de Rousseau comme conscience critique des Lumières. Elle témoigne sans doute enfin de l’émergence récente d’un courant nouveau dans la critique rousseauiste, qui cherche à évaluer — à tous risques — la dimension polémique et rhétorique d’une pensée en mouvement.
Rousseau et le matérialisme médical
2R. Le Menthéour est ainsi venu à travailler la médecine du xviiie siècle dans tous ses états. Il en avait besoin pour comprendre les spécificités du matérialisme des Lumières et la façon dont Rousseau se positionne par rapport à lui. Le produit de cette enquête assimile de façon créative le meilleur des travaux modernes sur l'histoire de la médecine, étayés par une maîtrise du domaine acquise au contact de textes aujourd’hui bien peu fréquentés, hormis par les spécialistes. Cela nous vaut les pages éblouissantes du premier chapitre sur les principales tendances du champ (iatrophysique, néo‑hippocratisme, vitalisme) et leurs modèles dominants — l'homme hydraulique, l'homme vibratile —, sur l'histoire scientifique et philosophique des concepts d'irritabilité et de sensibilité et de leur utilisation philosophique, sur la question de l'hygiène, etc.
3Faisant ainsi émerger la figure du médecin philosophe et la réalité idéologique du discours médical comme référentiel du discours des Encyclopédistes, R. Le Menthéour se trouve confronté à la nécessité d'examiner ce qu'il en est à cet égard du rapport de Rousseau à la médecine ; il y fallait assurément de l'audace et de l'esprit de suite. En effet, l'objet semble a priori évanescent : Rousseau lui‑même a la réputation de mépriser médecine et médecins (Tissot excepté), l'essentiel des travaux rousseauistes sur ce plan ne concerne guère que ses maladies, sujet désormais épuisé par Starobinski et Wacjman, et une fois reconnues dans l'Émile certaines sources médicales parmi toutes les autres, l'essentiel semblait avoir été dit ; la seule entrée du Dictionnaire de Rousseau chez Champion concernant le sujet, ne porte d'ailleurs que sur les médecins de Montpellier.
4Sans doute, il y avait pour la médecine du xviiie siècle et certains de ses rapports ponctuels avec Rousseau, les travaux d’Anne C. Vila3, Roselyne Rey4, Marco Di Palma5. Il y avait également la réévaluation de la dimension proprement scientifique de sa formation, concrétisée par un ensemble de travaux récents sur sa formation intellectuelle6 et par ceux de Bruno Bernardi sur la composante chimique de la formation de ses concepts politiques7. Cela étant, l’apport absolument novateur du présent ouvrage est bien de démontrer fortement la réalité d'un dialogue de fond de Rousseau avec la théorie médicale contemporaine, et avec l'usage qu'en font ses adversaires philosophiques — et cela dès le second Discours. On voit bien aussi ce qui, sur l’essentiel, rapproche Rousseau de la médecine « expectante » et du courant hippocratique et hygiéniste, notamment dans l'Émile. Cette problématique est bien sûr d'un grand intérêt pour la relecture des œuvres proprement littéraires : ainsi des beaux développements sur l'illumination de Vincennes envisagée du point de vue de la théorie des humeurs, ou de ce qui est montré du primat de la sémiotique médicale chez Wolmar ou chez le médecin de Julie, ou encore de tout le développement sur Clarens comme société hygiéniste.
La dénaturation comme principe de toute métaphysique possible
5Une des conséquences profondes de l’impact du discours médical dans la problématique de l’ouvrage est évidemment de reconduire aux racines théoriques de la pensée de Rousseau ; il ne s’agit pas tant de savoir s'il flirte régionalement avec le matérialisme, que d'analyser comment il élabore ses intuitions fondamentales en fonction des modifications en cours du champ philosophique, un champ duquel il est partie prenante par sa capacité à en interroger certains concepts nodaux, comme celui d'intérêt, celui de progrès, celui de luxe ou tout simplement celui de nature. Il a donc fallu dégager ce que j'appellerais l'actualité a posteriori du dualisme métaphysique de Rousseau, au plus vif du débat contemporain ; cela impliquait de s'engager dans une recherche concernant la dimension polémique de sa pensée sur ce plan. La pensée de Rousseau travaille au plus près de son extrême opposé : Mandeville, La Mettrie, Diderot, d'Holbach, Helvétius, et plus largement ce qu'on appelle (trop vite), depuis une décennie, les « Lumières radicales » ; une pensée proprement critique qui travaille à partir de quelques catégories clés organisées en systèmes dont Rousseau cherche à défaire la cohérence, et dont on peut bien dire que pas une, y compris le mot « matérialisme », n'échappe à un travail de redéfinition.
6Ce qui frappe alors, c'est la façon dont la recherche de R. Le Menthéour se réinscrit, à sa façon proprement littéraire puisqu’il s’agit d’étudier une guerre des signes, dans le champ des grands travaux philosophiques antérieurs sur la cohérence du système de Rousseau (Roger D. Masters et Victor Goldschmidt, essentiellement8) : il démontre en effet solidement que la théorie de la dénaturation est toujours en dernière instance l'opérateur‑clé des interventions de Rousseau dans les polémiques médicales des Lumières ; et il le fait en prenant pour fil rouge l'approfondissement continu de la signification du couple dialectique de l' « amour de soi » et de l' « amour‑propre » comme clefs de cette anthropologie. Cela commence par une enquête aux racines dans les premiers chapitres, et cela se poursuit dans la démonstration résolue et systématique d'un dualisme en dernière instance métaphysique, jusqu'à la distinction du IIe dialogue de Rousseau juge de Jean‑Jacques, entre « sensibilité physique passive » et « sensibilité morale active », cette distinction étant donnée finalement comme réponse proprement moderne au dernier état des discussions autour d'Hartley, Priestley, Diderot, sur la physiologie de la sensibilité et sa lecture déterministe au plan moral. Parti d'une réflexion largement ouverte sur l’éventuel potentiel matérialiste de Rousseau, R. Le Menthéour éclaire ainsi efficacement ce que laisse entendre la IIIe Promenade des Rêveries du Promeneur solitaire : jusqu'à la fin, Rousseau n'a cessé d'être obsédé par les problématiques des matérialistes radicaux et les difficultés qu'elles lui imposent; mais la thèse démontre sur pièces la réalité de l'effort théorique continu conduit contre ces problématiques, notamment sur le terrain du discours médical qui leur sert de référentiel.
De l’automate comme intériorité
7Sur ce plan, R. Le Menthéour a bien tenu compte de la dimension proprement « spiritualiste » de la formation de Rousseau, en particulier dans le rééquilibrage de la problématique de l'amour‑propre et de l'intérêt en fonction de l'humanisme chrétien, mais aussi de certains courants réformés. D'importants travaux récents avaient souligné la pertinence pour l'âge classique d'une approche non jansénisante de l'amour‑propre, et R. Le Menthéour suit lui aussi cette approche, mettant l'accent sur ce que les morales d'inspiration déterministe ont emprunté à la réduction janséniste des vertus à l'intérêt. À cet égard s’organise un étonnant doublet : rémanence d’un modèle machinique et de la figure de l’automate dans l’imaginaire médical moyen du temps, mais réévaluation parallèle de l’antique catégorie chrétienne de « l’homme intérieur ». Les pages du dernier chapitre de l’ouvrage sur le statut et la fonction polémique de la figure de l’automate chez Rousseau, présentent ici une synthèse passionnante.Sur un plan voisin, une autre dimension novatrice de cet essai est l'accent mis sur l'importance du débat entre Mandeville et Shaftesbury touchant la question de l'intérêt, les idées du second semblant constituer un référentiel partagé par Diderot et Rousseau à l'époque du Discours sur l’origine de l’inégalité. Mais c’est également dans la lignée de Shaftesbury que s’inscrit le chapitre « Défense de l’enthousiasme » comme stratégie du rêveur (au revers d’une approche trop exclusivement voltairienne des Lumières), comportant
l’avantage d’arracher au soupçon de mélancolie la prétention au génie et de soustraire l’imagination exaltée au diagnostic médical […] la rêverie (constituant ainsi) une pièce maîtresse de la polémique antimédicale et anti-philosophique. (p. 147)
Une anthropologie polémique : un air nouveau dans la critique récente
8Il faut enfin dire un mot de la dimension rhétorique decette anthropologie polémique étudiée comme une guerre pour la maîtrise sur le sens des mots dans le champ théorique : travail de sape, de démolition, lit‑on souvent ici, mais aussi de contournement, de déplacement à l'égard des fortifications conceptuelles — autrement dit des systèmes. R. le Menthéour parle en effet d’une « stratégie polémique » qui vise à oblitérer le diagnostic de mélancolie par la création d’un nouveau paradigme du rêveur dont on sait la fortune ultérieure, ou encore d’une « récupération de la sémiotique (médicale) » reconvertie selon les principes de l’anthropologie défendue par Rousseau. Mais installer l’art de détourner les argumentaires adverses au cœur du système lui‑même, n’implique‑t‑il pas le risque de sous‑estimer sa cohérence argumentative profonde — et finalement son originalité ? C’est un exercice délicat, quoique salubre, s’agissant d’un penseur que l’on sait écrivain jusqu’au bout des ongles. Nous sommes sans doute entrés aujourd’hui dans une ère nouvelle de la critique rousseauiste où se trouve remis en question, au moins régionalement, le postulat de cohérence intrinsèque — théorique et thématique — de l’œuvre de Rousseau qui est au principe de sa lecture par l’École de Genève : on confronte le penseur en sa cohérence au rhéteur avec son génie de l'adaptation au terrain. Ce questionnement apparaît nettement, avec d’autres prémisses, dans le récent ouvrage de Christine Hammann, Déplaire au public : le cas Rousseau9, d’où il ressort qu’une analyse de l’état du champ après ses deux Discours a conduit Rousseau à passer d’un effet de rupture à une stratégie de séduction, non sans dommages ni tensions, selon elle, pour son « système ». Parallèlement, en remontant aux polémiques autour du premier Discours (quoique sans céder, pour sa part, sur l’organicité dudit système), Morihiko Koshi a récemment montré que l’effort de production rhétorique de l’éthos de l’homme de la nature est une dimension proprement publique du travail théorique de Rousseau jusqu’aux Confessions10 ; ici, d’ailleurs, il serait temps d’assimiler dans la critique francophone ce qu’a depuis longtemps montré Christopher Kelly — mais dans l’autre sens — des enjeux fondamentalement politiques et philosophiques des Confessions11.
9Pour conclure, il s’avère que l’essai de R. Le Menthéour est certainement une composante importante de cette école critique qui tente de penser ensemble le travail philosophique et l’appropriation rhétorique dans une œuvre conçue comme écriture‑pensée en mouvement. Cela nous vaut un apport très documenté et profondément original sur le rapport véritablement intime de Rousseau aux idéologies médicales de son époque, nous éclaire brillamment sur l’envergure et la précision de son génie rhétorique, et nous donne à partager la singularité inventive d’un regard critique moderne sur l'histoire des idées au xviiie siècle — un regard qui nous les rend on ne peut plus pétillantes.