Francophonie ou francodoxie ? Réflexions sur la politique de la langue française
1La francophonie est devenue un poncif au point d’être unanimement louée par les responsables politiques français. Jean‑Pierre Raffarin, représentant du Président de la République pour les questions francophones avant les élections présidentielles de 2012, rappelait lors des États Généraux de la langue française les 19 et 20 octobre 2011 qu’il fallait demeurer intransigeant sur l’usage de la langue française au sein des rencontres européennes et des différentes réunions internationales. Chaque président nouvellement élu a toujours quelques mots sur la francophonie en tant qu’élément moteur du rayonnement culturel de la France, comme si la langue et la culture étaient les facteurs essentiels de l’influence française.
2L’ouvrage de François Provenzano effectue une généalogie des usages de la francophonie en littérature avec la déconstruction minutieuse d’un discours francodoxe existant depuis de nombreuses années et masquant un nationalisme certain. Ce n’est pas la francophonie politique et institutionnelle qui intéresse l’auteur mais bien la construction d’un discours métalittéraire et idéologique sur la grandeur de la France :
L’objet qui nous intéresse dans cet ouvrage n’est ni la Francophonie comme institution, ni la constellation des « littératures francophones », mais plutôt — pour le dire rapidement — l’ensemble des discours qui tissent un lien entre ces deux grands ensembles, c’est‑à‑dire qui construisent une forme de connaissance sur la littérature de langue française en référence à des valeurs promues par des institutions extra‑littéraires. Par francodoxie, nous désignons ainsi l’ensemble des topoï et autres procédés rhétoriques auxquels puise ce discours métalittéraire — l’étiquette « francophonie » n’étant qu’une des actualisations superficielles possibles de la combinatoire francodoxe. (p. 55)
3La thèse de F. Provenzano tranche avec l’ensemble des postures sur la littérature francophone et c’est bien ici l’objectif de l’ouvrage, mettre en question l’impensé francophone. Le terme d’hégémonie est même adapté car la francodoxie a donné une historicité au discours francophone. Un répertoire est ainsi ici imposé avec des habitudes rhétoriques portant sur la spécificité de la langue française.
Chercher à reconstituer la topologie francodoxe, c’est tenter de saisir, non seulement la rumeur dominante d’un ensemble de discours, mais aussi les rémanences idéologiques, les expressions marginales, ou les formes émergentes — et comment, et où, ces discours archaïsants, marginaux, émergents s’élaborent. (p. 63)
4Le discours francodoxe n’est pas toujours cohérent, il peut même avoir des caractéristiques contradictoires, la langue française étant tantôt présentée comme centrale et incontournable tantôt comme désintéressée. F. Provenzano s’appuie sur une préhistoire de la francodoxie avant Onésime Reclus (1837‑1916) à partir des positions de deux écrivains suisses, Pierre‑André Sayous (1808‑1870) et Virgile Rossel (1858‑1953) (p. 72).
Les francodoxes s’organisent
5Les francodoxes se caractérisent par une affirmation de topoï culturels empruntés à la psychologie collective et liés à une historiographie littéraire érudite. En d’autres termes, les histoires littéraires ont souvent des préfaces ressemblant à des essais sur les mœurs mettant en avant la spécificité du patrimoine culturel francophone. Ce discours est légitimé par le recours aux périphéries culturelles à travers une historiographie nouvelle des marges francophones comme l’illustre le cas du canadien Louis Fréchette dans les années 1860(p. 89). La francophonie est assimilée à un cadre d’expansion de la langue française à la fin des années 1800. F. Provenzano repère d’ailleurs à ce sujet les lieux où ce discours francodoxe est énoncé avec l’exemple des sessions de Liège (1905), d’Arlon (1908) et de Gand (1913) du Congrès international pour l’extension et la culture de la langue française où les points de vue mêlent une approche de l’état de la littérature française, des institutions promouvant la langue française et des considérations pédagogiques. Le contexte politique de la Belgique est à prendre en compte car la langue française y reculait. Il importait donc pour les francodoxes d’élaborer un discours alliant une nécessité urgente de lutter contre le recul de la langue française et une visée programmatique pour l’avenir. Onésime Reclus fut l’un des premiers à utiliser le terme francophones pour compter le nombre de locuteurs français dans le monde(p. 105). La langue française est utilisée comme un vecteur d’expansion culturelle. F. Provenzano montre néanmoins que le discours francodoxe a su s’adapter à l’évolution géopolitique au point de s’immiscer au sein du paradigme décolonial. De langue dominatrice, la langue française est devenue émancipatrice, elle a été utilisée par les anciens peuples colonisés comme un instrument de libération. Ce paradoxe dialectique est selon l’auteur à interpréter à la lumière du discours francodoxe.
Réévaluation du paradigme décolonial
6Le discours sartrien est critiqué comme étant une tentative de traduire cette visée d’émancipation. En d’autres termes, les écrivains de la négritude sont réaffiliés à une forme de francodoxie, puisqu’ils illustrent l’ouverture à la diversité de la langue française. « Combinant une ouverture à la diversité et une normalisation du divers incorporé, cette option trouve des échos dans l’historiographie littéraire »(p. 145). F. Provenzano met en évidence une sorte de ruse du discours francodoxe empruntant des figures apparemment éloignées. Cette diversité culturelle est alors récupérée pour attaquer l’hégémonie de la langue anglaise marquée par l’exportation d’un mode de vie étranger à la civilisation francophone. La francophonie postcoloniale a ainsi acquis une nouvelle dimension : la langue française identifiée naguère à la langue du colon devient une langue de libération et de résistance à l’uniformisation culturelle. Parmi ces auteurs défendant une telle position, nous trouvons Hyacinthe de Montera1, Gérard Tougas2 et Marc Blancpain3. L’Afrique est un continent à défendre où la francophonie de rempart permettrait d’éviter cette hégémonie(p. 159). Au‑delà de ces évocations où la politique de défense de la culture française est appuyée, F. Provenzano prend l’exemple de la revue Esprit qui a proposé un véritable ethos de l’engagement francophone.
La fameuse livraison de novembre 1962 de la revue Esprit, consacrée au Français, langue vivante, formule une injonction semblable — « Engagez‑vous ! » —, bien que fondée sur un autre type de politisation du débat. (p. 166)
7Pierre‑Henri Simon, Michel Dupouey font partie de ces intellectuels engagés pour la cause de la francophonie.
Repoussant farouchement tout soupçon de néo‑colonialisme, le discours de l’engagement francodoxe entend exalter les valeurs de solidarité, de partage, de communauté, de métissage culturel sur fond d’équité symbolique. (p. 170)
8L’ethos francodoxe se donne l’apparence du progressisme, mais promeut en réalité un discours littéraire de conservation de la culture française.
Au final, le discours de l’engagement francodoxe en contexte décolonial se caractérise par une hésitation entre une posture de défense à l’égard d’un capital culturel conçu comme un patrimoine et une posture d’émergence, dans la mesure où ce patrimoine vise à être recapitalisé à l’échelle mondiale et investi de nouvelles valeurs. (p. 172)
9La figure d’Auguste Viatte (1901‑1993) est à ce titre digne d’être mentionnée car cet auteur a proposé des histoires littéraires francophones. Auguste Viatte est un francodoxe qui parle de francophonie en dehors de la France et qui revendique le lien à un espace culturel francophone. Avec un ancrage universitaire, un parcours à l’étranger et un engagement civique, Auguste Viatte est emblématique de cette génération d’intellectuels francodoxes engagés. Les écrivains francophones sont ainsi présentés comme les passeurs d’un universalisme français. Les analyses de F. Provenzano sont intéressantes car elles révèlent la manière dont les histoires littéraires légitiment des idéologies politiques. La littérature est circulation d’idées et le fait de constituer un patrimoine culturel en sélectionnant des références est un acte significatif(p. 180). Les monographies francophones commencent à émerger à la fin des années 1960 et la francophonie, mot à la mode, est perçu comme modalité d’ouverture à la culture française à l’époque postcoloniale.
L’illusion d’un savoir francophone
10La francophonie est promue au plus haut de l’État français par des énarques, des responsables politiques et des académiciens soucieux de défendre la langue française. Philippe de Saint‑Robert, Gabriel de Broglie et Thierry de Beaucé sont des exemples d’hommes de lettres ayant occupé des fonctions de premier plan au sein d’institutions francophones (Commissariat général de la langue française, Haut Comité de la langue française…) (p. 194). Ces hommes mettent en scène un ethos de l’honnête homme capable de s’exprimer avec clarté.
Cet ethos d’honnête homme se construit contre la figure de l’intellectuel jargonneur et ésotérique et se complète des topoï de l’investissement passionnel pour son objet et de l’engagement inconditionnel, crucial et héroïque pour sa défense. (p. 197)
11La passion de la langue française est accompagnée d’une érudition savante légitimant la construction d’un savoir sur la langue française. Les histoires littéraires francodoxes sont ainsi des compilations parfois hétérogènes d’œuvres ayant un rapport spécifique à la langue française. Le refus d’un monde unidimensionnel est l’un des leitmotiv de la pensée francodoxe. F. Provenzano souligne néanmoins des approches différentes avec la mise en évidence d’une realpolitik francodoxe autour du québécois Jean‑Louis Roy prônant une alliance par intérêt plutôt qu’un combat engagé et passionné autour du refus de l’unidimensionnalité (p. 214). La francophonie romantique a malgré tout le vent en poupe avec la multiplication d’anthologies à la fin des années 1980 soulignant la manière dont la langue française défend et promeut la diversité culturelle4. F. Provenzano montre comment la perspective totalisante de la francophonie littéraire s’inscrit dans le droit fil d’un récit francodoxe.
12Le livre de François Provenzano est précieux en ce qu’il permet d’élaborer une critique fine des discours métalittéraires sur la francophonie et d’analyser le paradigme francodoxe à l’œuvre dans cette tradition. Les anthologies littéraires ne sont pas innocentes et viennent justifier un discours résolument francodoxe qui a su revêtir des formes parfois opposées (la rhétorique postcoloniale se distingue largement du discours francodoxe de la fin des années 1880). La francodoxie est en réalité une idéologie surdéterminant l’aspect culturel de la langue française comme si cette langue était investie d’une mission particulière dans l’histoire des civilisations. Une typologie des usages de ce discours francodoxe est ainsi possible grâce aux pistes proposées par cet ouvrage.