Le roman maritime, un amer littéraire
1L’ouvrage d’Odile Gannier, Le Roman Maritime. Émergence d’un genre en Occident, est clair, érudit, et subtilement spirituel comme en présage le jeu de mots de ses titre et sous‑titre. La problématique annoncée est double : d’une part, préciser ce qu’est le roman maritime grâce à un tour d’horizon fouillé des espace‑temps littéraires en Occident ; conjointement, s’interroger sur la définition et la pertinence d’un genre mal reconnu. Spécialiste de la littérature de voyage, O. Gannier se positionne parfaitement par rapport à ces deux amers, en véritable experte de la navigation. Elle décline le sujet en trois parties, selon l’usage académique, ou en trois bordées pourrait-on dire si, dans le sillage de l’auteur, l’on joue du registre maritime.
Le Tour d’horizon
2 « Le Tour d’horizon… la constitution d’un genre dans son contexte », première partie de l’ouvrage, s’articule à son tour en trois temps. Se déploie d’abord une vaste peinture historique des représentations de la mer, de l’Antiquité gréco‑romaine à nos jours. On embarque avec Ulysse, bien sûr, dont le nom le prédestine à de longues errances : « πλάγχθη est la forme passive de πλάζω, qui signifie écarter du droit chemin, égarer, faire errer », nous renseigne l’auteur helléniste ; « la voix passive a le sens de s’égarer, errer, mais porte aussi, assurément, la marque de l’impuissance : on l’a égaré » (p. 33). La mer, alors, se limitait à la Méditerranée, et l’Océan restait une abstraction sise au‑delà de l’espace connu. C’est cet inconnu qui, du Moyen Âge à l’âge classique, suscitera lamentations et terreur sacrée, car la mer tout entière est devenue synonyme de mort, univers interdit à l’homme. Le héros du premier roman moderne, Robinson Crusoé (1719), est encore admonesté par son père pour cette passion funeste, vouloir partir en mer… Il faut attendre les Lumières pour que « prendre la mer » signifie prendre le pouvoir : les nations rivalisent de conquêtes scientifiques et territoriales. Le regard se modifie, les océans s’apprivoisent, sédentaires et voyageurs se réconcilient. Découverte du monde et récits maritimes se mêlent, deviennent sources d’inspiration mutuelles. Puis avec les Romantiques, les flots se parent de poésie, ils sont objets de contemplation. Enfin c’est l’épopée moderne, l’ère des paquebots où l’on chante la maîtrise technique des océans, mais aussi la nostalgie des traversées à voiles.
3Au cours d’un deuxième tour d’horizon, le regard s’affute, s’attarde sur l’histoire moderne et contemporaine ; le récit maritime est à présent abordé sous des angles géopolitique et socio‑critique. L’étude est exhaustive, exposant, ici, un abrégé net et concis des relations internationales entre 1492 et 1688 (quand fut vaincue l’Invincible Armada), exhumant, là,des détails historiques méconnus : un conflit d’intérêts en Amérique du Nord-Ouest qui faillit enflammer l’Angleterre et l’Espagne en 1790, par exemple. Plus loin, l’auteur rappelle que les expéditions de découverte de Cook et Bougainville visaient à satisfaire, non point tant au progrès scientifique, qu’aux appétits commerciaux et à la colonisation économique. Riche de son travail d’édition sur Étienne Marchand (Le Voyage du Capitaine Marchand. 1791, les Marquises et les Îles de la Révolution, édition d’O. Gannier et C. Picquoin, Papeete : Au Vent des Îles, 2003), O. Gannier dévoile les hauts faits d’un capitaine au long cours longtemps ignoré puisque son retour, en août 1792, fut éclipsé par la fracassante destitution du roi de France. L’ensemble constitue une fine synthèse historique qui s’adresse à un public averti aussi bien que néophyte.
4Au troisième tour d’horizon, le regard se fait encore plus précis, et l’Histoire devient histoire du récit maritime, plus subjective, présentée du point de vue de personnages, lecteurs et auteurs, qu’ils soient terriens, marins ou passagers. Cet ultime tour d’horizon célèbre le retour de l’étude à la littérature proprement dite, sous l’égide de Chamoiseau, en épigraphe. C’est l’occasion d’un florilège de variations sur la représentation de l’altérité : par exemple, quand le marin est perçu comme sédentaire ; quand il est un personnage à la fois hors du temps et instrument du temps ; quand c’est la terre qui inspire la terreur et l’ennui… Autant de paradoxes et d’inversions axiologiques qu’O. Gannier résume et résout avec habileté.
Petit précis de construction navale
5« Petit précis de construction navale : le jeu des combinaisons », c’est le titre de la deuxième partie, qui se décline à nouveau en trois temps. O. Gannier établit d’abord une typologie du roman maritime par référence aux genres voisins : romans historiques, d’aventures, etc. Puis elle dresse un catalogue des motifs maritimes : plus de quarante d’entre eux sont ainsi recensés, de la tempête aux monstres marins, du naufrage à la mutinerie, de l’escale aux femmes déguisées en matelots, en passant par écueils, démâtage, brume. C’est l’occasion d’une promenade cette fois-ci plus spécifiquement littéraire, agrémentée de multiples extraits d’écrits de genres divers — romans éducatifs, baroques, romans d’exploration, etc. — qui tous, peuvent également se réclamer du genre du récit maritime. Walter Scott, auteur du Pirate (1821), y est à l’honneur, ainsi qu’Eugène Sue qui, avec la Préface de La Salamandre (1832) et ses différents Romans de mort et d’aventures (1830‑1832), rédige ce qu’O. Gannier appelle « un acte de naissance générique » (p. 199) du roman maritime français. On retrouve, entre autres, Gulliver dans ses Voyages (1726), Gustave Aimard Par terre et par mer (1879), les célèbres Mémoires d’un gentilhomme corsaire (1831), Edward John Trelawney, et bien sûr Edgar Allan Poe, Herman Melville, Jack London, et encore, plus proches de nous, Ernest Hemingway, Michel Tournier… On aimerait y croiser davantage Robert Louis Stevenson, qui est absent au chapitre des « Cartes marines », et dont les gentilshommes des mers, au chapitre « Pirates », cèdent la place à Plik et Plok, de Sue. Le Chant de l’équipage (1918) de Mac Orlan est pourtant présenté comme un palimpseste de L’Île au trésor (1883), mais l’hypotexte lui‑même est presque passé sous silence.
6Mais ceci n’est qu’argutie car, ici encore, O. Gannier brille par sa vaste érudition et la qualité de ses analyses. La critique de Jules Verne (Vingt mille lieues sous les mers, 1869, L’Île mystérieuse, 1874) est fort subtile, sans complaisance, et amusante :
Quel lecteur ne se souvient, en effet, des listes interminables de noms de poissons, entrevus pêle-mêle à travers les vitres du Nautilus ? […] Jules Verne […] appâte son lecteur avec la succession de péripéties sans nombre et lui assène de temps à autre, lorsque la fiction le pousse à s’évader, un petit coup d’encyclopédie… (p. 210‑211)
7Ne sont guère épargnés Péri en mer ! (1890) de Gustave Toudouze, qui « n’a rien d’un chef‑d’œuvre » (p. 230), ni les séries maritimes (1937‑1967) de Cecil Scott Forester, dont le héros, Hornblower, fait piètre figure à côté des flamboyants combattants de Victor Hugo dans Quatre-vingt-treize (1874). Cependant, la critique d’O. Gannier, toujours fine, est souvent élogieuse, comme lorsqu’elle relève « un factitif à la César : “je jetai l’ancre” » (p. 291) chez un James Cook conquérant (1771), ou examine les effets de la focalisation narrative dans les exposés liminaires du Corsaire rouge (1828) de Fenimore Cooper ou des Aventures d’Arthur Gordon Pym (1838) d’Edgar Poe.
8En toute logique argumentative — ou, pour reprendre le titre de cette deuxième partie, en toute logique de « construction navale » —, O. Gannier s’interroge ensuite sur les procédés combinatoires et les mutations génériques appliqués à ces typologie et motifs maritimes. C’est une réflexion sur la notion du genre et ses variations : analyses de la structure des romans, des rapports entre fiction et réalité, de la définition de la littérature. À ce stade, O. Gannier discerne dans le roman maritime « des traits distinctifs de l’ordre de la narratologie, des thèmes récurrents, et le fonds commun de scènes typiques » (p. 320) ; elle énonce que, « soit il présente une fresque, dont la portée peut être plus ou moins longue, narratologiquement assez classique (un épisode d’une guerre, une traversée mouvementée), soit il se focalise sur un héros » (p. 376).
Chant de l’équipage
9Dans la troisième partie s’entonne le chant final : « Chant de l’équipage. Les formes personnelles du roman maritime ». C’est un chant en trois temps, qui d’abord donne voix aux marins, qu’ils soient héros ou auteurs autobiographiques de récits de mer. On y relève par exemple une juste critique du « technolecte nautique » de Swift. Selon O. Gannier, le jargon vise à engourdir l’esprit critique du lecteur des Voyages, qui dès lors, ne peut disputer « la compétence nautique manifestée par Gulliver (ce qui fait bien augurer de la véridicité de ses témoignages), et témoigne de l’effet d’égarement, probablement conforme au projet de l’écrivain, en plus d’un certain ton parodique, qui replacerait ostensiblement les Voyages de Gulliver dans le genre des romans de voyage “sérieux” ». O. Gannier ajoute à cette analyse stylistique son expertise nautique, pour signaler une erreur que la traduction française perpétue depuis 1965 : l’emploi d’un mot, « radan », qui n’existe pas (p. 423). C’est là un des multiples déploiements des richesses de cette partie du Roman Maritime.
10Dans un deuxième temps sont explorés les journaux de bord. À ce stade presque ultime de l’ouvrage, on semble s’éloigner soudain du sujet, car ce n’est plus de fiction que l’on traite. Mais l’auteur relève sciemment le paradoxe : le fait d’écrire un journal est « une sorte d’entrée dans le monde des marins »(p. 467), et ce qui ressemblait à une digression s’avère être une habile transition, puisque « le genre du roman maritime remplit très exactement les lacunes du récit de voyage ordinaire » (p. 471). L’écriture comme objet d’analyse permet alors de se pencher, par exemple, sur les couleurs de l’encre, sur l’origine des plumes, utilisées par le Vendredi de Tournier pour rédiger son palimpseste, et l’on côtoie au passage Defoe et Baudelaire (p. 430). Des tableaux comparatifs fort pratiques permettent encore de bien visualiser la distance entre écriture quotidienne d’un journal et littérature, et d’assister à « la transformation que peut subir un épisode selon les points de vue »(p. 442). Ainsi, à travers le Journal d’un aspirant deLa Flore et Le Mariage de Loti, deux approches de l’arrivée de Julien Viaud à Tahiti se confrontent, le récit maritime se dévoile dans sa multiplicité (p. 483).
11Dans la dernière partie, on prend le grand large, ou « de l’ampleur » pour citer Hugo dans L’Homme qui rit (1869, p. 501). C’est le moment de s’interroger une dernière fois sur la nature de la littérature : qu’est‑ce qui départage un roman de gare (fût‑il maritime) d’un grand texte littéraire, une œuvre de Verne d’une nouvelle de Conrad ? Au sein de la littérature enfin, quelle est la place du genre du roman maritime ? O. Gannier fait preuve d’un esprit de mesure qui l’honore : elle n’encense pas son sujet et n’hésite pas à taxer de « paralittérature » moult juxtapositions de péripéties convenues. Mais, soutient‑elle, lorsque le genre s’anime d’humour ou de parodie, lorsqu’il joue d’intertextualité, lorsque le voyage maritime devient celui de la vie humaine et frôle des abîmes métaphysiques, ou lorsqu’il dépasse le roman d’initiation parce que « la mer donne à celui qui s’y engage cette solitude du héros, de celui qui a passé la frontière » (p. 534), alors, le roman maritime relève bien d’un genre littéraire à part entière.
12Pour clore cet ouvrage, un tableau de douze pages présente une chronologie comparée d’« événements intéressant la Marine », de « voyageurs et expéditions », et d’« essais et fictions », depuis l’Antiquité jusqu’en 2009 (p. 591‑603). On peut regretter deux absences : le traité de Tordesillas, qui en 1494 partageait les découvertes du Nouveau Monde entre Espagne et Portugal, et l’arrivée en 1788 de la Première Flotte en Nouvelle‑Galles du Sud : onze bateaux anglais faisaient débarquer plus de sept cents forçats qui allaient peupler la nouvelle colonie pénale, la future Australie. Mais dans son ensemble, ce tableau est extrêmement ingénieux, et très complet. Aussi peut‑on conclure que, si « Eugène Sue introduit véritablement le roman maritime en France »(p. 527), O. Gannier, quant à elle, introduit en Occident l’ouvrage critique de référence sur le genre du roman maritime.
13L’une des grandes qualités du livre d’Odile Gannier est de cultiver le goût de lire. Le Roman Maritime regorge de citations, souvent longues, pour le plus grand plaisir du lecteur : environ un tiers de l’œuvre consiste ainsi en un voyage au fil de la littérature maritime. On est emporté, au cours de toutes sortes de récits, à travers les âges et les longitudes. On passe allègrement du bord de la nef d’Iseult, à ceux de L’Iroise de Corbière, du Snark de London, on enjambe les siècles, les frontières et les bastingages, menés par un pilote expérimenté qui ne dévie pas de son cap. Les extraits d’œuvres sont présentés avec clarté, concision, et juste assez d’indices pour éveiller l’intérêt, piquer la curiosité. Cependant, outre les références obligées aux œuvres de la Grèce et la Rome antiques, et à celles qui relatent les explorations des fins xve et xviiie siècles, le vaste corpus littéraire est surtout francophone et anglophone. L’Occident n’est pas visité dans sa totalité : on ne s’aventure que rarement vers les côtes espagnoles, italiennes, portugaises, sans parler de celles de l’Europe du Nord ; mais on croise un Byzantin, à propos des romans baroques, et on fait de brèves excursions jusqu’au pays du soleil levant, auprès d’Akira Yoshimura par exemple. Toutes les citations sont très adroitement amenées : le contexte est posé, les personnages fermement campés, la situation exposée en toute clarté. Une même œuvre apparaîtra sous diverses facettes, sans cesse renouvelées. Lorsque le lecteur referme le livre d’O. Gannier, il pense avoir lu toute une bibliothèque, et il n’a qu’une envie : se l’acquérir.