« Je est tous les autres ». Égophanie de Philippes de Commynes
1C’est avec une grande tristesse que nous avons appris la disparition du professeur Jean Dufournet, il y a quelques semaines, alors que nous commencions la lecture du dernier ouvrage, sur lequel nous rapportons aujourd’hui, publié du vivant de celui qui fut un des plus grands maîtres des études médiévales. Par un hasard presque étonnant pour qui ignorerait l’intérêt constant que J. Dufournet prêta à Philippe de Commynes, et quand on sait l’impressionnante diversité des domaines auxquels il s’est intéressé, celui‑ci est consacré au sieur d’Argenton (puisque c’est ainsi qu’on appelait Commynes en son temps), l’auteur même qui fit l’objet de sa grande thèse d’État, en 1965 : La Destruction des mythes dans les Mémoires de Philippe de Commynes1. J. Dufournet y démontrait comment ce proche conseiller de plusieurs princes s’était ingénié à peindre les grands dans leur vérité, « car ilz sont hommes comme nous2 », leur bestialité, leur mauvaistié, leurs relations empreintes de méfiance, de haine, de violence, et leur impossibilité à connaître un bonheur pérenne. L’histoire, au Moyen Âge, est fille de l’épopée et de la religion, elle sort des chansons de geste et des récits hagiographiques. Commynes, et c’est le mérite de J. Dufournet que de l’avoir montré, scrute l’être humain sans illusions et avec pessimisme. Il annonce à ce titre les réflexions à venir de Machiavel, de Guichardin et de Montaigne, plus tard, sans doute, de Bossuet ou de Montesquieu.
2À l’occasion du cinq‑centième anniversaire de la mort de Philippes de Commynes (1511), la « Bibliothèque du xve siècle », collection que dirigeait J. Dufournet aux éditions Honoré Champion, fait paraître un troisième volume d’études que le maître a consacrées à l’historien. Le lecteur y trouvera une collection de vingt-trois articles déjà publiés dans diverses revues, entre 1958 et 2011 (la plupart des articles datant des années 2000, et étant initialement parus dans les Mémoires de la Société d’Histoire de Comines-Warneton et de la région3, dont le secrétaire, Jean-Marie Duvosquel, préface l’ouvrage de J. Dufournet). Nous faisons figurer en annexe la liste complète des titres des articles figurant dans l’ouvrage. Si le rapprochement d’articles sur des sujets qui se recoupent souvent entraîne de nécessaires redondances, on reconnaitra à celles‑ci le mérite d’une valeur pédagogique : elles mettent en évidence les traits saillants de la pensée et de l’écriture commyniennes, elles témoignent de la clarté de la pensée du critique, et parfois de son évolution, sur laquelle J. Dufournet s’explique toujours. Le titre Commynes en ses Mémoires invite à la réflexion sur la manière dont Commynes inscrit sa présence dans son œuvre ; « les Mémoires deviennent autobiographiques et, par‑là, annoncent les Essais de Montaigne. Constamment Commynes interrompt son récit pour braquer le projecteur sur sa personne » (p. 36), « pour notre écrivain, parler des autres, c’est aussi, et surtout, parler de soi » (p. 209). Le lecteur a tôt fait de se rendre compte que le projet initial de Commynes, rédiger un écrit documentaire sur la vie de Louis XI afin de permettre à Angelo Cato, l’évêque de Vienne en Dauphiné, d’en écrire une biographie en latin, est rapidement abandonné. Commynes ne parle finalement que de lui-même. Cette « égophanie4 » paraît se décliner en trois moments, dans la collection d’essais que lègue, pour la dernière fois, J. Dufournet.
Des Mémoires singuliers
3J. Dufournet démontre que Commynes tend à prendre le contrepied des autres historiens de son temps, les auteurs qui pratiquent l’écriture de l’histoire en langue vulgaire et en prose, en particulier des Chroniques de George Chastelain (son grand rival bourguignon), de Jean Froissart, de Mathieu d’Escouchy, d’Enguerrand de Monstrelet, de Jacques Du Clercq, de Pierre de Fénin, et de Jean Molinet, ou des Mémoires d’Olivier de La Marche et de Jean de Haynin. Commynes ne partage pas non plus le projet des journaux du temps (ceux du Bourgeois de Paris et de Jean Maupoint, la Chronique scandaleuse de Jean de Roye) qui ne consiste pas à se raconter soi-même, contrairement à ce que l’on observe dans les journaux intimes modernes ; ce sont ici de simples passe-temps de bourgeois, d’ailleurs exclusivement parisiens, des œuvres de loisir dont les prétentions littéraires sont minces, et dont le destinataire n’est ni le prince, ni la cour, ni les héritiers de l’idéal chevaleresque. Commynes s’écarte encore des biographies chevaleresques, à l’instar des Faits de Messire Jacques de Lalain, La Chronique de Bertrand Du Guesclin, ou du Livre des fais et bonnes mœurs du sage roy Charles, de Christine de Pizan. Ce sont là des discours souvent moraux qui, sacrifiant à l’héroïsation et à l’idéalisation épique ou romanesque, renoncent de facto au récit historique. Ce que recherche Commynes, c’est une vision totale du monde qui, pour être vraie, doit être contrastée, subtile, nuancée, sans jamais tomber dans les excès de l’éloge et du blâme lorsqu’il s’agit d’étudier le caractère des princes. De là la nécessité de créer un nouveau genre littéraire en français, celui des mémoires (J. Dufournet considère que Commynes est bel et bien le créateur du genre, avec Olivier de La Marche, au même moment) qui, dès son apparition, est aussitôt dépassé pour tendre à devenir un recueil de réflexions morales et un bréviaire politique.
4Froissart, au contraire de Commynes, se contente de retracer les étapes du conflit franco‑anglais. Le fait guerrier constitue une sorte d’unité d’action à laquelle tous les autres événements narrés se rattachent nécessairement. De là « un champ d’observation assez étroit » : la vie sociale, l’anecdote, les intermèdes mondains sont souvent oubliés au profit d’une histoire purement événementielle, d’un intérêt exclusif pour les guerres qui opposèrent les Français et les Anglais entre 1325 et 1350. George Chastelain, comme Froissart, reprend (pour une part au moins) la structure annalistique ; sa narration respecte l’ordre d’une chronologie relative. Mais si pour Froissart l’histoire se résumait à être une glorieuse illustration de la prouesse chevaleresque, Chastelain est bien plus pessimiste : elle devient un terrible enseignement sur la folie des hommes. « Chastelain fera des misères humaines l’objet essentiel de ses réflexions pédagogiques » (p. 15). Bref, Chastelain fait entrer la morale dans la chronique, et la fait cheminer parallèlement à la narration. C’est aussi un style qui oppose Commynes à Chastelain : on sait que celui de Commynes a souvent déçu les critiques (au point que certains doutent de sa qualité d’écrivain5), alors que l’écriture de Chastelain se caractérise par sa flamboyance, fait songer aux recherches oratoires des premiers humanistes et, assurément, rejoint pour une part la manière des grands rhétoriqueurs. J. Dufournet oppose finalement l’idée de croniquer (Monstrelet, P. de Fénin, J. Du Clercq, M. d’Escouchy, J. Molinet), lorsque les auteurs ne cherchent pas à expliquer l’enchaînement des événements et qu’ils s’en tiennent à l’énoncé des faits historiques, à celle d’historier (Froissart et surtout Chastelain), c’est‑à‑dire à la volonté de restituer aux événements leur logique interne, à expliquer et à démontrer, voire à s’inscrire dans une perspective téléologique : la cohérence n’est plus celle des faits, mais de leur signification.
5Les mémoires se distinguent de la chronique par la présence d’un auteur-acteur, à la fois témoin et interprète de l’histoire qu’il a vécue. L’axe chronologique demeure le principe d’organisation du récit, mais il est relégué au second plan par rapport à la prégnance de la personnalité de l’auteur-acteur. Trois œuvres, au xve siècle, peuvent se ranger dans cette catégorie : celles de Jean de Haynin, d’Olivier de la Marche et, bien sûr, de Philippe de Commynes. Les deux premiers sont Bourguignons6, et c’est surtout Olivier de la Marche qui préoccupe J. Dufournet, tant celui‑ci s’est efforcé de faire revivre la grandeur et la splendeur du fief de Charles le Téméraire, et à comprendre les raisons de l’effondrement du duché de Bourgogne. Il s’agit avant tout pour lui de dresser un portrait glorieux de ses maîtres bourguignons, et de dire son attachement au prince. Les Mémoires d’Olivier de la Marche prennent donc des allures de biographies apologétiques, et d’une défense et illustration des valeurs chevaleresques. L’idéalisation est poussée jusqu’à un aveuglement sans doute un peu naïf. On comprend, dès lors, que Commynes se voulait sans doute un anti‑La Marche, et qu’a pu naître chez cet écrivain « antichevaleresque » (p. 349) la volonté de « récrire, corriger, critiquer, compléter les Mémoires de La Marche » (p. 221).
6Avec Commynes, le genre des mémoires éclate littéralement. Le destin de l’auteur se confond nécessairement avec les faits qu’il relate, dans la mesure où Commynes était pleinement solidaire de la politique royale. Il n’y a donc aucune discordance entre le je et le fait historique. Par ailleurs, Commynes organise son récit selon d’autres critères, qui lui sont parfois propres au sein de la production mémorialiste de la fin du Moyen Âge : une chronologie approximative, il organise sa narration autour d’événements importants, sans tenir compte de certaines simultanéités ; un choix idéologique net qui consiste à démontrer de façon assez systématique que ses opinions sont les meilleures ; une structure thématique rigoureuse et un véritable talent dans la manière dont l’auteur organise son œuvre, à la manière d’une tragédie autour de la chute de la maison de Bourgogne, qui lutte en vain contre la couronne de France et la malédiction divine. Les Mémoires de Commynes se dessinent comme le champ dans lequel prend place le duel entre un roi rusé, Louis XI, et une force aveugle, Charles le Téméraire.
7Pour rendre cette totalité envisagée par Commynes, il est nécessaire d’introduire de nouvelles modalités d’écriture. C’est une plume nuancée qu’offre le mémorialiste, qui affectionne parfois l’ambiguïté, comme en témoigne sa phrase ambivalente. J. Dufournet a, sur ce point, le grand mérite de ne pas avoir renoncé à une exploration des procédés d’écriture de son auteur de prédilection, avec le souci constant de les relier au sens général de l’œuvre, comme en témoigne ce beau morceau d’analyse stylistique :
Reflétant totalement sa vision du monde, la phrase du mémorialiste sera balancée, ambivalente par l’emploi de tournures et de termes capables de mette en relation deux éléments et faciles à repérer : mais, combien que, encores que, toutefois, et…, juxtaposition et opposition sémantique, quelquefois à distance, des noms, des verbes, des adverbes, des pronoms, des propositions. Ce qui indique une quête, parfois désespérée, de l’équilibre dans l’expression d’une vision du monde particulière tant sur le plan de l’idée que sur celui de la structure grammaticale qui la sert, et qui repose sur le déséquilibre. Ce n’est qu’en utilisant l’opposition des termes que le système d’équilibre pourra illustrer le désordre du monde, dénoncer et restituer le chaos […]. (p. 210)
8Le style s’accorde donc à la pensée, et tout spécialement à la pensée politique, que J. Dufournet qualifie de recherche du « juste milieu » (p. 209), érigée en véritable méthode de gouvernement. La célèbre affaire de Saint‑Pol, auquel Commynes consacre des nombreuses pages, est à cet égard significative : la chute de ce grand connétable7 entraîna celle du Téméraire, à l’issue de la sordide (mais si amusante à lire !) scène du paravent8, lors de laquelle le roi incite les légats de Saint‑Pol à caricaturer le duc de Bourgogne pendant que l’ambassadeur du Téméraire et Commynes lui-même assistent à la scène, dans les coulisses. Le comportement de Saint‑Pol, qui se montre alors sous son vrai jour, est scandaleux. En voulant servir deux maîtres, il les trahit tous les deux. Il ne s’agissait pas pour Saint-Pol de mener une politique du « juste milieu », ni d’« eslire le moyen chemin », explique Commynes, mais d’une volonté de détruire ses deux maîtres. Il s’est attaqué à plus fort que lui, il n’a pas su évaluer sa force : l’échec était inéluctable. La promotion incessante de la politique du « juste milieu » permet à J. Dufournet de relativiser le prétendu machiavélisme (avant la lettre) du mémorialiste.
Des portraits à l’autoportrait
9J. Dufournet insiste sur le triptyque qui délimite l’unité des six premiers livres des Mémoires, lesquels s’organisent autour des figures de Louis XI, de Charles le Téméraire et d’Édouard IV d’Angleterre. Leurs portraits ne cessent de s’entrelacer, de s’opposer et de se compléter. Et pourtant, lorsqu’il parle des autres, Commynes ne cesse de parler de lui-même, car tout est subordonné au plaidoyer pro domo et à l’autojustification de l’auteur. Commynes cherche à prouver qu’il a eu raison d’abandonner le Téméraire au profit de son rival Louis XI, et que ce dernier a eu bien tort de ne pas toujours suivre ses conseils, notamment après la mort du Bourguignon (c’est‑à‑dire lorsque Commynes cesse d’être une prise stratégique à la maison de Bourgogne, aux yeux du cynique Louis XI).
10Commynes brosse un portrait flatteur de lui-même ; il se recommande par son courage, son dévouement sans faille, sa générosité, son honnêteté, sa fidélité envers le roi, mais aussi par sa lucidité politique et son habileté diplomatique. Les comparaisons qu’il dresse entre lui et d’autres tournent invariablement en sa faveur. Il montre notamment son efficacité à l’occasion de l’entrevue de Péronne ou de la rencontre de Picquigny. C’est très justement que J. Dufournet compare la stratégie et le style de Commynes à ceux de César dans ses Commentaires. Il considère d’ailleurs que l’illustre Romain et Commynes sont les inventeurs du genre littéraire des « mémoires d’épée », dont on sait la fortune à partir de la Renaissance, et de nos jours encore (les Mémoires de guerre du Général de Gaulle étaient il y a peu au programme du baccalauréat ; la filiation avec Commynes est évidente). C’est donc par le truchement de Commynes que le lecteur peut connaître Louis XI qui, avec Mathias de Hongrie et le Grand Turc, fut pour le mémorialiste « l’un des plus remarquables parmi les souverains ». La première place lui revient, dans tous les domaines, contrairement au Téméraire, qui a détourné de lui la bienveillance divine à cause de son orgueil et de sa cruauté. Louis XI, quant à lui, est pieux, et c’est là la plus remarquable de ses habiletés, selon Commynes. Sa grandeur tient à son rejet des armes, qui lui a toujours fait préférer la voie diplomatique pour régler les conflits. Il sait par ailleurs semer la division dans le camp adverse, déceler les sujets de discorde, jeter de l’huile sur le feu : ses ambassadeurs sont autant des porte-parole que des espions et des agitateurs. Il comprend que pour triompher de ses adversaires, il s’agit avant tout de les bien connaître, c’est ainsi que le roi parvient à détacher René d’Anjou du Téméraire en le couvrant d’or et d’attentions, tant il avait adroitement saisi les ressorts des désirs cachés de son oncle, le roi René. Louis XI pratique encore une politique de la dissimulation et du secret, qui se retrouve dans toutes ses actions. Au fondement d’une telle attitude, se trouve une grande qualité, selon Commynes : l’humilité. S’abaisser devant l’ennemi — ou du moins feindre de s’abaisser — c’est l’aveugler en flattant sa vanité, mais aussi apprendre à le mieux connaître pour en déceler les détresses et mieux l’abattre, le moment venu. Le vrai politique, et c’est sans doute la leçon conjointe que livrent Commynes et Louis XI, ne perd pas de vue ces deux vérités complémentaires : ne jamais prendre les apparences pour la réalité ; et savoir utiliser les apparences à son avantage. De là la thématique du masque, que Commynes déploie dans toute son œuvre. Le roi s’occupe de tout et surveille l’exécution des moindres détails de ses ordres. Cette activité fébrile aurait pu aboutir à la catastrophe s’il ne savait pas distinguer l’essentiel de l’accessoire, et choisir ses conseillers avec soin (parmi lesquels se trouve Commynes, bien sûr). Louis XI n’échappe cependant pas à la condition humaine, et Commynes qui n’a de cesse de louer l’activité de son maître a soin de préciser qu’il n’a ni grandeur (il porte de pauvres habits : l’insistance de Commynes sur ce point est passée à la postérité), ni bonheur. Il souffre par ailleurs de défauts qui lui sont propres : la loquacité est celui sur lequel le mémorialiste insiste le plus, au point de craindre qu’il ne lui échappe un sous‑entendu qui dessille les yeux de ses interlocuteurs anglais et leur apprenne qu’on est en train de les duper. Son besoin maladif d’activité tourne aussi au vilain défaut, car il éprouve souvent un besoin de brusquer des événements susceptibles de lui faire commettre des erreurs stratégiques, par exemple lorsqu’il se mit entre les mains du Téméraire, lors de la célèbre entrevue de Péronne (que Commynes qualifie de « folie » et d’« erreur »). J. Dufournet note que les critiques de Commynes vis‑à‑vis du roi se font plus sévères à mesure que les conseils de celui‑ci sont de moins en moins sollicités. Les fautes s’accumulent alors, et la politique générale du roi est mal orientée. Commynes accable le principal conseiller du roi, Jean de Daillon, qui incite le monarque à annexer la Bourgogne par les armes plutôt que par un mariage avec la fille héritière de Charles le Téméraire. Ce qu’il faut comprendre, c’est que Commynes dénonce la volonté du prince de vouloir régner sans consulter des conseillers bien choisis, et assez nombreux pour éviter qu’un seul d’entre eux n’ait trop d’influence. Il convient aussi que les conseillers royaux soient libres de s’exprimer sans entraves, loyaux et compétents. Là encore, Commynes n’a de cesse d’expliquer à quel point il est à même de satisfaire à ce rôle… En définitive, si l’auteur donne l’impression ne pas être parvenu à sonder totalement les mystères de la personnalité de ce prince d’exception, il faut reconnaître qu’il en livre un portrait sagace et nuancé, qui « mêle les roses aux épines » (p. 119), et qui correspond assez précisément à ce que la postérité retiendra de Louis XI. On a envie de croire que Commynes éprouva des sentiments mêlés à l’endroit de son maître, faits d’admiration, de gratitude, d’amitié, mais aussi de méfiance, de crainte et de rancœur. En écrivant ses mémoires, peut-être a-t-il voulu, plus ou moins consciemment, se libérer de l’emprise d’un tel personnage en le démythifiant et en le mettant à distance par l’écriture.
11J. Dufournet consacre également des développements aux portraits que Commynes dresse de deux mystiques de son temps, saint François de Paule et Savonarole, ainsi qu’aux dames de la cour. Entre les dames et les mystiques, il y a un point commun : ils jouent dans l’ombre un rôle qui, en politique, peut se révéler décisif. Les voies détournées qu’ils empruntent pour convaincre les princes leur confèrent une redoutable efficacité. Les femmes, d’ailleurs, ne sont jamais considérées avec mépris car, si Commynes approuve la loi salique, ce n’est pas parce qu’il juge les héritières incapables de régner par elles-mêmes, mais parce que, à cause du mariage, elles courent le risque d’introduire dans leur pays un prince étranger qui n’obtiendra que difficilement l’amour de ses sujets. Par ailleurs, Commynes est sensible à l’habileté féminine, supérieure à celle des hommes, notamment en matière de négociations diplomatiques. Quant aux saints, le mémorialiste semble fasciné par leur lucidité surnaturelle et leur aptitude à percer à jour la nature humaine. Il partage en large partie leurs vues politiques (notamment pour Savonarole, puisque Commynes était favorable à Florence et aux Médicis, et adhérait à la ligne de Savonarole, qui consistait à ramener la cité florentine dans l’alliance française). Pour Commynes comme pour Savonarole et François de Paule (c’est là une idée courante en ce temps-là), la réforme de l’État doit impérativement s’accompagner d’une réforme de l’Église et tout spécialement des mœurs des prélats. Ceux‑ci doivent renoncer aux pompes, aux banquets, aux dîners, aux bénéfices opulents pour s’adonner à davantage de simplicité et de retenue.
12Saint François de Paule et Savonarole ont incontestablement compté dans la formation intellectuelle et spirituelle de Commynes, et leur pragmatisme mêlé de prophétisme ne pouvait qu’entrer en écho avec les préoccupations de l’historien. En cherchant à donner des princes et des grands le tableau le plus complet qui soit en son temps, en multipliant les cas et les exempla, en prenant le contrepied des récits purement hagiographiques ou de propagande qui tendent à donner des portraits stéréotypés, il se fait habile moraliste, avec toutes les qualités que l’on en attend :
[…] sens de la nuance, goût de la psychologie et de l’observation, esprit critique, primauté de l’expérience ; mais tout autant il introduit dans l’écriture de l’histoire les procédés du moraliste : maximes et jugements, digressions à couleur philosophique et morale, emploi psychologique de brefs discours directs, recours au portrait, goût de la fable […], objections et questions-réponses, répétitions volontaires, expressions conclusives… Il ne se borne pas au récit des événements, mais il nous livre des leçons morales et politiques plus ou moins développées […]. (p. 40)
Commynes après Commynes : la fortune de l’homme et de l’œuvre
13Les médiévistes sont forcément, bon gré ou mal gré, des comparatistes. Par la force des choses, ils doivent s’aventurer hors de leur fief, en témoigne par exemple le nouveau champ de recherche appelé « médiévalisme », qui s’intéresse à la réception du Moyen Age à l’époque moderne et contemporaine. La curiosité de J. Dufournet, à cet égard, force l’admiration. Non content de tout savoir sur Philippe de Commynes et sur son œuvre, il s’intéresse aussi à ceux qui furent ses lecteurs zélés, et à la manière dont l’historien a continué à nourrir les imaginations, bien des siècles après sa mort. Il consacre un article au Séjour du Deul pour la mort du bon seigneur Missire Phillipes de Comynes, seigneur d’Argenton, un long poème anonyme daté du 22 janvier 1512, visant à célébrer le grand homme, paru quelques mois après sa mort, et dédié à sa veuve, Hélène de Chambes. J. Dufournet attire l’attention des chercheurs sur ce texte (qui, à notre connaissance, n’a pas encore fait l’objet d’une édition critique intégrale) d’une valeur littéraire appréciable, et regrette de l’avoir traité avec trop de légèreté lors de ses premiers travaux sur Commynes. Ce poème écrit « dans le style le plus anti-commynien qui soit » (p. 296), c’est‑à‑dire avec beaucoup d’emphase, laisse un portrait que l’historien se plaisait à accréditer, celui d’un homme complet qui réunit les vertus de sagesse et de courage, et a sans doute inspiré l’épitaphe que Ronsard composa pour Commynes.
14À la Renaissance, c’est encore Denis Sauvage, l’éditeur de Commynes, qui joue un rôle important en orientant de manière décisive la lecture que l’on fit pendant longtemps de son historien favori. C’est lui le premier qui nomme l’œuvre « Mémoires », et propose un découpage différent des chapitres (il fait se terminer chaque chapitre sur des considérations morales et politiques, c’est‑à‑dire par les « leçons » que le lecteur doit tirer de l’histoire). Il s’appuie sur un manuscrit qu’il appelle « le vieil Exemplaire » (ou l’« Exemplaire vieil »), lequel correspond au moins en partie au célèbre manuscrit Dobrée, qu’il n’hésite pas à amender, à corriger, voire à modifier de façon importante (ne voyant pas, hélas, que ce manuscrit est supérieur aux cinq autres qu’il consulte). Autre apport important de l’édition de Denis Sauvage : les annotations marginales, parfois dignes des éditions critiques et scientifiques modernes. J. Dufournet recense ensuite les diverses éditions qui firent des œuvres de Commynes un « best‑seller de l’époque classique » (p. 259), figurant dans la bibliothèque de tous les princes. À telle enseigne que Montaigne en fait un éloge appuyé et utilise souvent les réflexions de son devancier, de même que Juste Lipse (qui recommande d’apprendre Commynes par cœur) ou Brantôme. Innocent Gentillet, le pourfendeur français de Machiavel, emprunte nombre d’exemples à Commynes « lequel entendoit mieux comment il faut gouverner les affaires d’un grand royaume que Machiavel n’entendit jamais comment il faut gouverner les affaires d’une simple châtellenie9 »
15Commynes devient un personnage de fiction dans le Dialogue des morts de Fénelon. Il devient presque un double fantasmé de l’auteur, incarnant la vertu et la droiture face à un roi (Louis XI… derrière lequel se cache peut-être Louis XIV ?) vicieux et tyrannique. Fénelon se retrouve en tout chez ce Commynes serviteur de la vérité, d’autant plus que l’un comme l’autre prônent le même idéal politique : ils sont partisans d’une monarchie modérée, où l’autorité royale serait limitée par Dieu et l’Église, mais aussi par la nation dont les Parlements et les États sont la voix. On sait combien Fénelon n’a eu de cesse de désapprouver la politique absolutiste du Roi Soleil. Vauvenargues reprend souvent les théories de Fénelon, pour faire dialoguer par fiction Commynes avec Bossuet, Pascal et Richelieu. Les Dialogues de Vauvenargues sont en partie conçus comme des exercices d’admiration des grands morts, comme on le voit notamment dans la longue réponse que l’auteur fait tenir au mémorialiste pour définir la grandeur de Louis XI. Commynes apparaît encore, en tant que personnage de fiction, dans des textes de Walter Scott, de Casimir Delavigne, de Flaubert (dans son drame peu connu Loys XI, en 1838), et plus tard dans Louis XI, curieux homme, publié en 1896 par Paul Fort. Cette dernière œuvre retient particulièrement l’attention de J. Dufournet, qui lui consacre tout un article pour dire à quel point ce texte liminaire s’est révélé fondamental dans toute la production ultérieure du poète. Sans que ce dernier ne donnât de Commynes un portrait fidèle à celui qui se trouve dans les Mémoires, il a tenté de rendre les ambiguïtés d’un personnage difficile à saisir, aux prises avec ses propres contradictions, entre fascination et répulsion pour Louis XI et son rival bourguignon.
16C’est aussi chez les historiens (Michelet) et les historiens‑critiques de la littérature (Sainte‑Beuve, Faguet et Lanson) que J. Dufournet scrute la fortune du mémorialiste. Commynes occupe chez ceux-là une place de choix (le « grand » Commynes, dira Lanson) car il est un écrivain de talent à la personnalité fascinante. Un tel intérêt pour Commynes ne passe pas inaperçu lorsqu’on sait comment ces auteurs considéraient à certains titres le Moyen Âge, et tout spécialement ses deux derniers siècles, « mer superbe de sottises », selon le mot terrible de Michelet. L’université dut attendre les travaux de Daniel Poirion, c’est‑à‑dire les années 1970, pour que la littérature de la fin du Moyen Âge bénéficiât d’un jugement plus nuancé, et assurément plus juste. Si Commynes surpasse bien des auteurs de son temps, c’est qu’il semble annoncer une ère nouvelle, à l’aube des temps modernes. Commynes est un philosophe politique « comme Machiavel et comme Montesquieu », pour Sainte‑Beuve, un homme capable à la fois de penser et d’agir, alors qu’un Saint‑Simon s’est contenté de penser, selon Faguet. On n’hésite plus à le comparer à Tacite, et Faguet va jusqu’à voir en lui « le premier homme réfléchi qui ait écrit en français » (avec Villehardouin, tout de même), « le premier de nos constitutionnels », détestant la guerre, les dépenses improductives et l’improvisation. Voilà Commynes fardé de toutes les qualités de l’honnête homme et du bon père de famille, tel que le rêvait le xixe siècle. Reconnaissons tout de même, avec J. Dufournet, que Lanson a réservé à Commynes des pages d’une qualité exceptionnelle, éclairées de formules percutantes et adroites. Ce que ces historiens et critiques du xixe siècle ont en commun, et ce n’est pas le moindre de leur mérite, c’est d’avoir perçu la lucidité, l’intelligence et la profondeur de Commynes, « philosophe et homme d’action, vrai politique et homme d’État, intellectuel formé au contact des choses et des hommes, en avance sur son temps, de surcroît écrivain de bonne compagnie » (p. 360).
17Terminons en signalant quelques scories, difficilement évitables dans ce genre de publication qui compile des textes déjà publiés par ailleurs : tous les articles n’utilisent pas la même édition de référence des Mémoires, ce qui peut gêner le lecteur, même si J. Dufournet s’en tient pour l’essentiel à l’édition de Calmette et Durville. Les notes, parfois, ne renvoient pas à la bonne page, mais l’éditeur fait l’effort d’en introduire de nouvelles pour tenir compte de la réunion en un seul volume d’articles auparavant dispersés dans plusieurs revues. Quelques mots sont mal coupés (« Savonarole », p. 7 ; « moqués », p. 315) ou simplement défigurés par une coquille (« livre », p. 127 ; « frère prêcheur », p. 175 ; « Philippe de Commynes », p. 179 ; « Vauvenargues », p. 442). Tout cela n’altère en rien la qualité inestimable des développements de J. Dufournet. Son ouvrage acquiert l’autorité d’un manuel de référence sur les Mémoires de Commynes, qui plus est parfaitement à jour des derniers états de la recherche. Le critique y dialogue notamment avec Jean Devaux et Estelle Doudet, auteurs de thèses récentes et très remarquées, respectivement sur Jean Molinet et sur George Chastelain. La méthode de travail de J. Dufournet est admirablement bien cernée par Claude Lachet, qui donne à la fin de l’ouvrage une bibliographie des travaux du maître, de 1964 à 2010 :
Cependant quel que soit le genre, l’œuvre ou l’écrivain étudié, l’enquête est toujours philologique, historique et littéraire, fondée sur une grande attention au texte, au contexte et à l’intertextualité, dépourvue d’a priori et de grille de lecture préétablie. Elle s’appuie également sur une bibliographie minutieusement dépouillée de tout ce qu’ont écrit les prédécesseurs et, quand cela est possible, elle mène jusqu’aux réécritures de notre époque. (p. 401)
18Nous avons pu vérifier l’efficacité d’une telle démarche scientifique, et en souhaiter avec ardeur la propagation chez les maîtres et les disciples… Philippe de Commynes ne recèle peut‑être plus de mystères, désormais, pour le regretté Jean Dufournet, mais il en garde encore d’immenses pour nous. Ce n’est pas le moindre mérite de J. Dufournet que d’avoir montré la route à suivre. Il y aurait sans doute matière à examiner dans quelle mesure Commynes, pour nourrir sa réflexion, puise nombre d’idées chez les théoriciens du pouvoir des xive et xve siècles, en particulier ceux qui écrivent fréquemment en français (puisque Commynes prétend ne pas savoir le latin), tels Jean Gerson, Alain Chartier10 ou encore Jean Juvénal des Ursins. Dans ce domaine, il reste des chemins à parcourir.
Annexe
19Nous donnons ci-après la liste des articles contenus dans l’ouvrage, en les faisant suivre de leur date de première publication.
L’épanouissement de l’histoire en français au xve siècle (2006)
Philippe de Commynes et l’écriture des Mémoires (2003)
L’itinéraire d’un homme du Nord : Commynes, des Flandres à l’Italie (2002)
Commynes, l’Italie et la ligue antifrançaise (1994)
Commynes : « Environ ce temps je vins au service du roi » (1996)
Louis XI vu par Commynes (2008)
L’autoportrait de Commynes dans ses Mémoires (2010)
Au cœur des Mémoires de Commynes : l’affaire Saint‑Pol, un cas exemplaire (2006)
De François de Paule à Savonarole : Commynes entre deux saints italiens (2001)
Reines, princesses et dames dans les Mémoires de Philippe de Commynes (2000)
Les Mémoires de Commynes, ou comment remédier à la faiblesse des princes (1999)
Philippe de Commynes et le juste milieu (2005)
Philippe de Commynes et l’historiographie bourguignonne (1958)
De George Chastelain à Philippe de Commynes (quelques remarques préliminaires) (sans date)
Philippe de Commynes, lecteur et correcteur de Molinet (2009)
Les Mémoires de Commynes, best-seller de l’époque classique (2011)
Le séjour de Deul ou le premier hommage à Philippe de Commynes (2004)
Denis Sauvage et Commynes. La première édition critique des Mémoires (2000)
Un interlocuteur privilégié des princes, Philippe de Commynes, de Fénelon à Vauvenargues (1997)
Michelet et Commynes (1995)
Sainte-Beuve et les historiens du Moyen Âge (2009)
Commynes sous le regard de Faguet et de Lanson (1994)
Philippe de Commynes, personnage de fiction : le regard de Paul Fort (2002).
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