Octave Mirbeau, autrement
1La réception des œuvres de Mirbeau, malgré quelques sympathies nuancées, est, comme le souligne Pierre Glaudes dans la présentation de ce numéro de Littératures, « […] à l’image des engagements de cet écrivain : passionnée, elle est rarement marquée par la tiédeur, a fortiori par l’indifférence. » (p. 5) Un bref état des lieux de la réception de l’œuvre mirbellienne suffit, en effet, à ne laisser aucun doute sur le caractère enflammé de sa fortune critique.
2Pourtant, c’est à rebours de ces critiques passionnées que Pierre Glaudes place ce numéro de Littératures. Il est donc question d’aborder l’œuvre de Mirbeau avec distance. Force est de constater que certains de ces articles écrits par des spécialistes du xixe siècle et non de l’œuvre mirbellienne n’apportent malheureusement guère d’éléments nouveaux sur sa poétique, se contentant souvent de rappeler, même si c’est avec justesse, les grandes lignes analytiques déjà esquissées, depuis de nombreuses années, par les spécialistes de Mirbeau, qu’il s’agisse de Célestine la scandaleuse, de l’écriture de la neurasthénie dans Dans le Ciel ou du rapport de Mirbeau avec la presse. Réelle fut donc notre déception à la lecture des premiers articles de ce numéro dont le séduisant programme établi par P. Glaudes avait pourtant attisé notre curiosité critique.
3Mais fort heureusement, un certain nombre d’articles de ce numéro ont su poser un regard neuf et différent sur l’œuvre mirbellienne, réussissant ainsi le pari de l’absence de militantisme. Et, pour ce faire, ils sont partis « de leur connaissance du roman, du théâtre, des arts graphiques et de la presse de la Belle Époque » (p. 10), afin d’aborder, de manière détournée, la poétique de Mirbeau, à travers, par exemple, sa pratique du recueil ou son rapport à la notion d’illustration. Dans son article « Le dernier mot de l’arlequin : de l’effet‑journal à l’objet‑recueil » (p. 111‑127), Marie‑Ève Thérenty démontre ainsi que le recueil fait l’objet chez Mirbeau d’expérimentations poétiques, et considère, de ce fait, Les Vingt‑et‑un jours d’un neurasthénique, non comme un roman‑compilation, comme le font généralement les critiques mirbelliens, mais comme un nouvel essai de recueil fondé sur « la temporalité quotidienne qui fonde le fonctionnement du journal » (p. 126). De même, Clément Siberchicot, dans « Les œuvres d’Octave Mirbeau illustrées par Raffaëlli, Rodin et Bonnard » (p. 155‑165), étudie les goûts artistiques et poétiques de l’écrivain, certes déjà connus, mais à travers sa collaboration avec trois illustrateurs, Raffaëlli, Rodin et Bonnard.
4De plus, ces auteurs ont su replacer, avec pertinence, le romancier, le dramaturge mais aussi le critique qu’est Octave Mirbeau dans le contexte littéraire de son époque. Ils ont réfléchi aux liens que Mirbeau pouvait entretenir avec les différents mouvements littéraires, les écrivains et les pratiques de son temps. Guy Ducrey1 et Jean-Marie Seillan2 situent, de façon éclairante, l’œuvre mirbellienne dans le plus large contexte d’une réflexion sur un thème d’époque, la charité ou l’anticolonialisme, tandis que Bertrand Vibert élabore une brève étude comparative de nouvelles de Maupassant et de Mirbeau afin de montrer ce qui fait la signature de ce dernier : selon lui, la cruauté de ses personnages « [...] tire sa force d’une forme de gratuité incompréhensible » qui concilie « jouissance et bêtise » (p. 78) ; sa violence est une réponse douloureuse à la violence de la vie et de la société, contrairement à Maupassant pour qui la violence répond à « une volonté d’explorer une des singularités du réel » (ibid.). Et dans cette perspective, certains auteurs, proposent une étude comparatiste qui a le mérite, soit d’aborder des œuvres mirbelliennes méconnues, comme le fait G Ducrey avec Le Foyer, dans « Le Théâtre contre la charité. Octave Mirbeau, Eugène Brieux, Bernard Shaw » (p. 167‑184), soit de mettre en perspective les œuvres de Mirbeau avec des œuvres étrangères contemporaines, comme le fait P. Glaudes avec celle de Dickens qui usait du même procédé que Mirbeau, l’adoption d’une persona, « ce masque énonciatif qui leur permet de porter un regard aigu sur la réalité contemporaine qu’ils embrassent au jour le jour sous tous ses aspects » (p. 99).
5Cette démarche distanciée permet enfin aux auteurs de ces articles un certain recul critique que n’ont pas toujours, avouons-le, les fervents défenseurs d’Octave Mirbeau. Ces auteurs s’écartent donc clairement du sillon tracé par Pierre Michel et Jean‑François Nivet qui, avec leur admirable biographie richement documentée3, ont amorcé le processus de réhabilitation de l’écrivain engagé — démarche que poursuit d’ailleurs la Société Octave Mirbeau depuis 1993. Dans leur volonté de ne pas se satisfaire des évidences, quelques auteurs questionnent les liens peut‑être trop facilement établis entre Mirbeau et ses contemporains, et notamment Villiers de l’Isle‑Adam : B. Vibert redéfinit ainsi la spécificité de la cruauté chez Mirbeau qui serait à chercher, selon lui, « dans le positionnement de la voix narrative », dans « l’instabilité ou l’indécidabilité de son éthos4 ». Certains vont même plus loin, en commettant une manière de crime de lèse‑majesté, en osant évoquer les limites de l’art mirbellien. Leur regard critique à l’égard de l’écrivain permet au lecteur d’en avoir une image plus nuancée : ainsi de P. Glaudes, dans son article, qui rappelle qu’à la fin du xixe siècle, Mirbeau n’est pas le seul à transgresser les codes du roman, et met donc en perspective ses innovations romanesques fondées sur la « compénétration des genres » (p. 96) en les inscrivant dans un ensemble d’expérimentations contemporaines. De même, d’autres auteurs questionnent la pertinence des procédés employés par l’écrivain engagé, à l’instar de J.‑M. Seillan qui critique, par exemple, le procédé de l’interview imaginaire alors qu’il est considéré par Claude Herzfeld comme « l’une des inventions les plus efficaces de l’écrivain polémiste5 ».
6En définitive, deux articles nous semblent offrir de nouvelles et réelles perspectives critiques : ceux de B. Vibert et de P. Glaudes qui questionnent l’œuvre mirbellienne respectivement sous l’angle du cynisme et de l’essai, donnant ainsi au lecteur et critique matière à réflexion, notamment à propos de l’éthique et de l’engagement de l’écrivain. Pour B. Vibert, qui ne se contente pas de la définition antique du cynisme mirbellien établie par P. Michel6, Mirbeau, sa lucidité mise à part, n’a aucunement les traits d’un cynique moderne, détaché et indifférent :
[c]’est pourquoi, l’affectation de cynisme chez Mirbeau est bien plutôt le fait d’une conscience mélancolique, tout à la fois hyperlucide et hypersensible, qui y trouve un moyen de défense, quitte à se défendre en attaquant7.
7Peut‑être pouvons‑nous nous permettre d’apporter un prolongement à cette réflexion sur le cynisme mirbellien, en nous appuyant, nous aussi, sur l’excellent ouvrage de Jean‑François Louette, Chiens de plume8. Mirbeau « tient de [sa] mélancolie une lucidité suprême, métaphysique9 », lui permettant, il est vrai, d’accéder à la vérité de l’homme et du monde. Il n’est certes pas un cynique moderne, mais il nous semble intéressant de réfléchir à une autre dimension possible du cynisme mirbellien qui s’apparenterait davantage à un principe littéraire aux fondements antiques : Mirbeau serait cynique car il chercherait notamment à décaper, avec désinvolture, le réel et la littérature, préférant, par exemple, l’inachevé et l’informe à la forme codifiée du roman.
8Quant à P. Glaudes, il prend appui sur l’intuition de Valery Larbaud qui, en rapprochant Mirbeau de H. D. Thoreau, a pu voir « non sans clairvoyance l’évolution de Mirbeau vers une forme inédite de roman‑essai » (p. 103). Partant de cette dénomination d’essayiste, P. Glaudes s’interroge sur les éléments formels qui peuvent apparenter les œuvres mirbelliennes au genre de l’essai : selon lui, Mirbeau « infléchit dans le sens de la satire la forme lâche du roman‑chronique […]10 », ce que confirme l’étude des Vingt‑et‑un Jours d’un neurasthénique, de La 628-E8 et de Dingo. Par conséquent, le critique en vient à redéfinir l’œuvre de Mirbeau, traditionnellement placée sous le signe de l’antiroman :
[l]a forme adoptée par l’écrivain […] est en réalité celle d’un moraliste dont l’éthique paradoxale se constitue dans le refus de toute normativité. (p. 109)
9Ce numéro de Littératures aborde donc bel et bien Octave Mirbeau sans militantisme. Ce dernier y est présenté comme un écrivain qui, à l’instar de certains de ses contemporains, a cherché à renouveler les genres littéraires, usant parfois des mêmes procédés, auxquels il a cependant apporté une touche personnelle. Face à un tel écrivain, il est malgré tout difficile de ne pas être enthousiasmé par cette volonté de mettre « un coup de pied au derrière11 »des conventions littéraires.