La critique génétique existe-t-elle ?
Cet article a d’abord paru dans Critique (n° 778, mars 2012 : « Situation critique »). Il est ici reproduit avec l’aimable autorisation de la revue et de son auteur.
1On s’est souvent interrogé sur les raisons pour lesquelles Malraux avait délaissé le genre romanesque après la guerre. La défaite de juin 1940, puis l’expérience des camps de prisonnier allemands avaient pourtant trouvé place dans Les Noyers de l’Altenburg, publiés en Suisse dès 1943 et présentés comme le début d’un cycle intitulé : La Lutte avec l’ange. Parmi les commentaires acerbes que son ralliement au général de Gaulle valut à l’écrivain, cet abandon du roman lui fut souvent reproché. Même ceux qui lui étaient favorables y virent une énigme propre à remettre en cause le statut central que l’auteur de La Condition humaine occupait avant guerre : l’écrasement des révolutions chinoise ou espagnole importaient‑elles donc plus à Malraux que les douleurs de ses compatriotes1 ? Étrangement, Malraux annonça la rédaction de ce roman longtemps attendu dans les dernières années de sa vie, en particulier lors d’une rencontre en avril 1972 avec Marc Chagall, auquel il répondit, lorsque ce dernier lui demanda ce qu’il écrivait : « Un livre important. C’est une épopée qui sera à la Résistance française ce que L’Espoir fut à la guerre d’Espagne2. » Mais en dehors de mentions discrètes à quelques interlocuteurs et de pages qu’il dicta à sa dernière compagne, Sophie de Vilmorin, ce projet, dont le titre envisagé était « Non », se volatilisa et il n’en fut, depuis lors, plus question.
2Or les pages manuscrites de « Non » viennent récemment d’être retrouvés, classées, pour une large partie d’entre elles parmi les avant‑textes de Lazare, ce journal d’hospitalisation rédigé entre 1972 et 1974 sur lequel Malraux avait clos le cycle mémorial du Miroir des limbes. Certes, il existait déjà, répertorié dans le fonds « Malraux » de la bibliothèque littéraire Jacques Doucet, un dossier intitulé « Non, 1971 », jusqu’alors inexploité — seul Olivier Todd en avaient commenté (de manière fautive) quelques passages dans sa biographie parue en 2001. Mais c’est en étudiant les brouillons de Lazare qu’est soudain apparu que la fameuse scène où Berger (nom de guerre de l’écrivain durant la Résistance) assiste impuissant à l’arrestation de son agent de liaison puis à la crise de folie de Camaret (chef national des Groupes francs), provenait du projet « Non », dont différentes scènes se trouvent rangées à l’écart, parmi les cartons de Lazare, dans une chemise intitulée : « Anti II — en cours, Morceaux Maquis3 ». Désireux d’employer certains passages de son projet de roman sur la Résistance dans le récit de son hospitalisation, Malraux avait extrait de son projet de roman en cours la première version des principales scènes écrites pour « Non » afin de les réemployer dans ses Mémoires — ce qu’il ne fit en réalité que pour cette scène avec Camaret. La réunion des deux chemises, qui se complètent parfaitement, nous donne ainsi à lire une œuvre longtemps désirée et mais que l’on croyait inexistante ou disparue. Celle-ci se compose d’une dizaine de scènes, plusieurs d’entre elles présentes en deux ou trois versions (manuscrites ou dactylographiées, avec de nombreuses corrections), et complétées par d’importantes notes dispersées.
3Un doute persiste néanmoins. Les documents ainsi rassemblés sont‑ils réellement le roman annoncé ? Le simple fait d’avoir identifié l’existence de scènes fragmentaires et de notes consignées en vue d’un roman finalement abandonné par l’écrivain suffit‑il pour ajouter un titre à la liste de ses œuvres complètes ? Le cas s’est plusieurs fois présenté : on sait que les tomes II et III de la collection « Pléiade » recueillent à titre d’œuvres posthumes Le Démon de l’absolu et Le Règne du Malin, auxquels l’écrivain a beaucoup travaillé durant la guerre mais qu’il a abandonnés par la suite. Reste que « Non » offre l’exemple d’un texte bien trop embryonnaire pour jouir d’un statut équivalent et intégrer la liste de ses œuvres complètes, son caractère d’ébauche le situant à un état intermédiaire entre le simple brouillon (pâture du chercheur) et l’œuvre posthume. Trois questions sont soulevées par l’existence de tels fragments manuscrits. La première touche, nous venons de le voir, à l’identité textuelle des fragments retrouvés : valent‑ils comme l’œuvre que Malraux annonçait à Marc Chagall en 1972 ? La deuxième tient au geste qu’engage leur publication : peut‑on aller à l’encontre de la volonté de l’auteur, alors même que celui‑ci n’a pas jugé bon d’en poursuivre la rédaction, et courir dès lors le risque de donner à lire des brouillons restés imparfaits ? Reste un dernier enjeu, plus radical encore, concernant la réception de ces manuscrits : qu’apporte, en effet, la lecture de ce que Jean Bellemin‑Noël a nommé en 1972 les « avant‑textes », à savoir l’ensemble des documents qui précèdent puis accompagnent la publication d’une œuvre, depuis les premières notes ou plans jusqu’aux mises au net finales et aux jeux d’épreuves corrigés, voire même aux rééditions du vivant de l’auteur ? S’ils ne sont destinés qu’à satisfaire la curiosité des spécialistes, il n’est pas sûr que nous ayons réellement gagné à lire les manuscrits d’écrivains, autrement dit à passer de la philologie, dont ne nous étaient livrés que les résultats d’un travail de sélection et de correction, à la critique génétique, qui s’attache au contraire à restituer toutes les étapes d’un processus créateur, que celui‑ci ait abouti ou non à une publication.
4Logiques du brouillon de Daniel Ferrer offre le cadre théorique pour juger de l’intérêt que nous aurions à lire un texte qui ne nous était pas destiné mais qui n’a, néanmoins, pas été détruit par l’auteur lui‑même, subsistant dès lors dans les limbes de sa création. Certes, en privilégiant l’exemple d’avant‑textes sans texte publié, j’ai conscience de m’attacher à un cas limite, auquel D. Ferrer ne fait référence qu’à deux reprises seulement dans Logiques du brouillon, où il souligne, étant acquis qu’un manuscrit se lit moins comme un texte littéraire que comme un protocole opératoire en vue d’une œuvre à venir, qu’on est parfois obligé de lire certains brouillons comme un mélomane le ferait d’une partition afin d’y entendre l’œuvre à défaut de son exécution, chaque fois que le travail est resté inachevé et qu’on ne dispose pas d’une version définitive :
De l’Énéide à la Recherche du temps perdu en passant par Lucien Leuwen et tant d’autres, la littérature serait beaucoup plus pauvre si elle disposait pas de ces ersatz merveilleux, mais ces « textes » n’en sont pas moins le produit d’un détournement de manuscrits, symétrique en quelque sorte de celui qu’opère la critique génétique […]. (p. 45)
5Le cas de « Non » a beau paraître extrême, il manifeste de manière évidente un phénomène qui concerne la critique génétique en son entier, phénomène que D. Ferrer résume en écrivant qu’un « brouillon n’est pas une œuvre ». La remarque peut paraître de simple bon sens ; elle n’en va toutefois pas moins à l’encontre de l’impression puissante, ressentie par tout chercheur mis en contact avec des manuscrits, d’accéder à la vérité même d’un texte. Bien plus, elle inverse l’orientation théorique de la discipline elle‑même, dont le célèbre article publié par Louis Hay en 1985 dans Poétique (n° 62), « “Le texte n’existe pas” : réflexions sur la critique génétique », peut servir de pierre de touche. Le fondateur du Centre d’analyse des manuscrits (devenu l’ITEM, Institut des textes et manuscrits modernes en 1982) y démontrait que dans la dialectique entre le texte et ses avant‑textes, le premier se voyait dépouillé de prérogatives fort anciennes, que la théorie structuraliste n’avait fait que renforcer, comme l’unité, la cohérence ou l’intention de l’auteur : ainsi confrontée au processus même de l’écriture tels que les avant‑textes en conservent la trace, c’est la notion même de texte qui se voyait remise en cause dans ses certitudes, au point pour L. Hay de s’interroger sur son existence. Tout en s’inscrivant dans la continuité de son prédécesseur, c’est à un mouvement inverse que procède ici D. Ferrer en s’attachant au statut singulier de cette masse extraordinaire d’écrits que sont les brouillons4.
6Cet émerveillement une fois passé, la découverte de manuscrits ne suffit toutefois pas à combler l’absence d’une œuvre annoncée mais restée jusqu’alors inaccessible. Même s’il est rare, le cas de brouillons « orphelins » rend parfaitement compte du statut fragile et complexe des avant‑textes, dont l’ambiguïté fait précisément la valeur. Contraint d’imaginer une poétique souple, adaptée à la nature évanescente de son objet, D. Ferrer apporte un nouvel éclairage sur l’idée que nous pouvons nous faire aujourd’hui de la création littéraire.
Une théorie en quête d’elle-même
7Aucune théorie unificatrice n’est ici à attendre, mais bien plutôt une série de modèles, « simples analogies ou schématisations plus élaborées », qui rendent compte toutes de manière imparfaite mais néanmoins éclairante des opérations effectuées par le généticien. D. Ferrer ne nie pas le caractère empirique de tels modèles : chacun d’entre eux porte trace de « l’expérience qu’a représentée pour [lui] la plongée dans les manuscrits d’écrivains (à la fois expérience vécue, dont on ressort avec un regard transformé, et pratique expérimentale d’une discipline encore neuve) » (p. 13). Une telle prudence méthodologique étonnera peut‑être. Après tout, la théorie génétique est officiellement pratiquée depuis 1974 dans le cadre d’un laboratoire constitué à présent en Unité mixte de recherche CNRS située à l’ENS et rassemblant de nombreuses équipes, monographiques (Flaubert, Zola, Proust, Joyce, Sartre…) ou thématiques (Manuscrits-linguistique-cognition, Genèse et autobiographie, Génétique des arts visuels…). Les signes de vigueur ne manquent pas : la publication de la revue Genesis et de vastes chantiers collectifs (parmi lesquels notamment les 75 Cahiers de Marcel Proust, sous forme, pour chacun des cahiers, d’un fac-simile et d’une transcription diplomatique), l’essaimage progressif à l’étranger (dont témoigne, entre autres, les actes du colloque organisé par Paul Gifford et Marion Schmid à Londres en 2003 : La Création en acte), la rédaction en équipe d’un dictionnaire historique et théorique des termes employés par les généticiens, les perspectives ouvertes par la publication de manuscrits sur internet (à laquelle s’attache notamment Paolo d’Ioro)… Malgré tout, la génétique semble toujours œuvrer à asseoir sa légitimité.
8Plusieurs raisons à cela. Prise entre la tradition philologique et la révolution structuraliste dont elle peut à bon droit se réclamer, la génétique, qui offre de droit une solution de compromis idéale, souffre de fait du poids que font peser sur elle ces deux héritages. De la première, elle traîne le soupçon de masquer sous des dehors attrayants un positivisme atavique ; la seconde la contraint à sans cesse justifier son apport à la poétique — la collection du même nom aux Éditions du Seuil aura attendu 2011 pour accueillir un essai consacré à cette discipline ; du moins la publication de Logiques du brouillon vaut‑elle comme un signe essentiel de reconnaissance. À cela s’ajoute l’écart entre les ambitions méthodologiques de la génétique, dont les applications s’étendent désormais aux arts plastiques, au cinéma, aux spectacles vivants, mais également à des disciplines connexes comme l’histoire, la philosophie ou les écrits de scientifiques, et son ancrage historique dans le domaine privilégié des manuscrits d’écrivains, le plus souvent des romanciers, du xixe et du xxe siècles (plus précisément entre le legs fait par Victor Hugo à la Bibliothèque nationale de Paris en 1881 et la disparition programmée des manuscrits papiers au profit du numérique). Reste enfin qu’en dépit des programmes et des effets d’annonce qui témoignent d’une vitalité théorique indéniable, la génétique est handicapée par la difficile accessibilité de ses résultats : la complexité de chaque dossier est telle que sa découverte suppose une certaine familiarité avec l’œuvre, cela d’autant plus que les transcriptions font souvent appel à des codes propres aux habitudes de composition de l’écrivain concerné. Il en résulte une impression d’hermétisme pour les lecteurs qui ne sont pas spécialistes de l’écrivain concerné. La masse des corpus envisagés est parfois telle — « des dizaines de milliers [de pages] dans le cas de la Recherche du temps perdu ou de Finnegans Wake », et pour chacun des feuillets, « de très nombreuses marques, lettres, lignes, ratures, potentiellement pertinentes et impossibles à résumer en quelques phrases » (p. 87) —, qu’on juge souvent disproportionnés l’investissement que supposent l’accès aux brouillons et les interprétations qu’il est possible d’en tirer. Péguy parlait en son temps de la « méthode de la grande ceinture » pour décrire l’attention aigue que les disciples de Lanson portaient aux conditions de possibilité d’un texte, au point d’en oublier de lire le texte lui‑même…
Fables génétiques
9On aurait toutefois beau jeu d’ironiser. À une époque où les innovations théoriques se font, dans le domaine littéraire, fort rares, la génétique représente l’un des rares domaines où les conditions d’exercice de la méthode sont soumises à un examen constant. Les modélisations aussi variées que séduisantes proposées par D. Ferrer offrent un exemple parfait de ce dynamisme. Chacune des analogies comporte certes des limites, mais apporte un éclairage sur les procédés de composition des auteurs étudiés.
10Ainsi des chronophotographies grâce auxquelles Étienne-Jules Marey décomposaient le mouvement, montées en courtes séquences animées lors d’une exposition, et qui offrent ainsi un modèle des efforts que déploie le généticien pour reconstituer le déroulement de la genèse à partir des différents états d’un texte juxtaposés comme autant de plans fixes, de la première mention jusqu’à la version publiée. Mais là où la « reconstitution cinématographique du mouvement implique que l’intervalle [séparant] les images soit assez faible pour qu’il ne se reproduise rien de significatif dans cet intervalle, rien que l’interpolation produite automatiquement par le phénomène de persistance rétinienne ne vienne suppléer » (p. 15), l’examen des avant‑textes suppose à l’inverse qu’entre chaque intervalle (qu’il s’agisse de quelques corrections de style ou d’ajouts et de coupes qui peuvent être considérables) s’est produit une modification significative, parfois une bifurcation changeant radicalement l’orientation donnée à une œuvre5. Autre modèle disponible, plus radical : celui qu’offrent ce que nous nommerons les « fables génétiques », dont les plus célèbres sont précisément « Fable » de Francis Ponge (« Par le mot par commence donc ce texte/ Dont la première ligne dit la vérité… ») ou « La genèse d’un poème » (« The Philosophy of Composition ») où Edgar Allan Poe s’était employé à reconstituer de manière parfaitement déductive la création de son poème, « Le Corbeau ». Révélations trompeuses sur les origines de la création, de telles fables ont pour effet de laisser croire en la possibilité d’une genèse pure, entièrement restituable, par une coïncidence idéale (dans le cas de Ponge) entre le commencement et sa désignation ou par une reconstitution « purement mentale, sans brouillon, qui se voudrait sans restes » (p. 26) dans le cas de Poe. Plus euphorique encore serait l’identification du généticien au Jupiter qu’invoque Leibniz dans ses Essais de Théodicée, ayant fait le choix parmi tous les « mondes possibles » du meilleurs d’entre eux et capable de tenir sous son regard tous ces possibles afin de savourer la justesse de son choix. Ce Jupiter « autogénéticien » (p. 142) est loin d’offrir une version crédible du travail effectué par un spécialiste des manuscrits, le propre de la création « jupitéro-leibnizienne » étant, en effet, qu’elle « a toujours déjà eu lieu » ; « ramassée en un point d’origine », disponible en une « simultanéité idéale », elle est en quelque sorte privée de ce qui est l’essentiel pour le généticien : le temps, au cœur du processus même d’écriture.
11Plus encore, c’est l’accident lui‑même qui est nié par les modèles supposant une reconstitution parfaite. À ce titre, le « modèle indiciaire » identifié par Carlo Ginzburg semble plus approprié. Comme Zadig, capable de déchiffrer des traces restées imperceptibles aux autres personnages, le généticien doit non seulement reconstituer l’ordre de composition des folios disponibles mais également examiner pour chaque folio (tel le « chasseur examinant les déjections d’une harde de chevreuils ») les ajouts, les ratures ou les éléments matériels susceptibles de lui fournir des indices sur le processus en cours.
Le généticien est par essence un fouilleur de détritus (ses détracteurs, voire les auteurs eux‑mêmes ne se privent pas de le lui reprocher, souvent en termes plus malsonnants). (p. 22)
12Son objet privilégié : ces rebuts que sont les brouillons, où il s’attache en priorité à ce qu’au fil de la composition, l’auteur a choisi d’écarter — geste fort, qui n’est pas sans soulever des difficultés d’ordre axiologique, nous y reviendrons. William Legrand, le protagoniste du « Scarabée d’or », découvrant un trésor grâce à la seule analyse d’un vieux parchemin laissé par un pirate, le capitaine Kidd, offre un modèle alternatif où la codicologie se marie à la cryptologie. L’analogie ne se révèle pas moins contestable : aussi attentif soit‑il aux traces, le héros de la nouvelle de Poe parvient, par tâtonnements successifs, jusqu’au trésor, comme si l’examen d’un manuscrit permettait de parcourir, par une réversibilité totale, le processus supposé de l’écriture jusqu’à aboutir à l’origine même du texte, encryptée en son centre. Les plans ou scénarios que recèlent les dossiers génétiques pousseraient aisément le généticien à se prendre pour William Legrand. Mais la fréquentation des manuscrits lui rappelle bien vite que le capitaine Kidd lui‑même a échoué à récupérer son trésor en dépit du parchemin qui aurait dû le ramener sur ses traces :
Ce qui est un grave échec pour un pirate est une fatalité pour les écrivains : leurs plans n’aboutissent jamais totalement, même dans les genèses les mieux assurées — faute de quoi, le plan se confondrait parfaitement avec l’œuvre, comme une carte coïncidant avec le territoire, sans décalage, sans reliquat ; la genèse pourrait être parfaitement déductive, comme le rêvait Poe, et la génétique n’aurait littéralement plus lieu d’être. (p. 53)
13D. Ferrer énumère bien d’autres modèles. Tous ont pour point commun d’assimiler la logique des brouillons à celle du rebut, de l’imprévu ou de l’écart. Étrangement, l’une des très rares disciplines littéraires à se préoccuper aujourd’hui de méthode et à déployer des protocoles d’analyses aussi rigoureux que possibles a pour fondement l’accidentel. « L’effet Clementis » (du nom de ce camarade, au début du Livre du rire et de l’oubli, disparu des photographies officielles d’un discours de Gottwald en 1948, mais dont subsiste la toque qu’il avait prêtée ce jour‑là au dirigeant tchèque) en offre un bon exemple : D. Ferrer nomme ainsi la rémanence des états passés dans les versions ultérieures d’un texte. Car la genèse d’une œuvre est le résultat « de pertes inévitables, de coûteux sacrifices, de compromis, de rééquilibrages et de transactions compensatoires » (p. 102) dont ils subsistent des cicatrices ou des indices fantomatiques, tel le chapeau de Clementis. Pas d’autre moyen que de s’appuyer sur cette « accidentalité génétique » (p. 62) pour en tirer une logique adaptée aux processus de création.
L’avant-texte n’existe pas
14Il est une méthode dont la génétique s’avère à la fois la plus proche et la plus éloignée : la philologie. L’une et l’autre porte sur chacune des étapes ayant conduit à la publication d’un texte, mais alors que cette auguste ancêtre s’attache à corriger les erreurs de transcription afin de retrouver un texte originel, pur de toute scorie, autrement dit « s’intéresse à la répétition du texte » afin d’en traquer les écarts ou les imperfections (p. 30), sa cadette s’attache à l’invention et prend pour acquis que l’espace ouvert par « l’innovation que dessinent les brouillons est un espace ouvert », non « circonscrit par le “répétez”, commandement unique qui circonscrit l’espace textuel » (p. 41). En sorte que l’impératif que respecte scrupuleusement le philologue, se voit sans cesse déjoué par les aléas de la création, dont le généticien entend pour sa part suivre le parcours sinueux et parfois confus. Car si chaque manuscrit doit être lu comme on le ferait d’une partition valant comme une succession d’instructions, ces dernières, loin d’obéir à une continuité et à une linéarité rigoureuses, donnent à voir un foisonnement d’injonctions diverses et souvent contradictoires. Il s’agit de tirer profit de ces obscurités ou de ces incohérences locales, ce qui revient à reconnaître dans l’échec des procédures des victoires de l’invention littéraire.
15C’est toutefois l’ensemble de la procédure génétique qui se voit ici frappée d’un certain relativisme. Revenons un instant sur le cas de « Non ». En l’absence d’une œuvre offrant le point auquel auraient abouti les efforts de Malraux, comment est‑il possible de lire les manuscrits subsistants ? Il s’avère, en effet, impossible de fixer des limites précises, en amont aussi bien qu’en aval, à un projet dont l’identité n’est pas fixée par un texte publié par l’auteur. Faute qu’une dynamique ait été poussée jusqu’à son terme, le titre : « Non » ne renvoie à rien de précis, et s’étend à quantité d’éléments dispersés ou de fragments transposés dans d’autres projets, telle la rencontre avec Camaret devenue une scène centrale de Lazare. Or le cas de « Non » n’est aucune exceptionnel : il ne fait que souligner l’une des difficultés qu’affronte tout généticien lorsqu’il fait d’une masse informe de brouillons un véritable « dossier de genèse ». Afin d’éclairer ce point, Daniel Ferrer emprunte à la philosophie du langage la thèse « antidescriptiviste », selon laquelle un nom n’est pas la description sous une forme abrégée de ce qu’il désigne, mais un « désignateur rigide » indépendant des occurrences de l’objet visé. D’une certaine manière, le texte fonctionne, aux yeux du généticien, de la même manière qu’un nom, dont la portée référentielle est déterminée par un « baptême initial », puis reste fixe quoi qu’il advienne. Sauf que le baptême en question s’avère être, en grande partie, rétrospectif. Une telle interprétation rend compte du fait qu’un dossier de genèse est toujours le résultat d’une construction. Quand bien même il existe un texte publié par Joyce sous le titre Ulysse, cette œuvre a d’abord été conçue comme une nouvelle de Gens de Dublin, mais s’est écrite comme une suite du Portrait de l’artiste en jeune homme, « lui‑même issu d’une arborescence complexe de projets autobiographiques très anciens » (p. 82). D. Ferrer en tire une loi essentielle à sa « logique du brouillon » : « ce n’est pas la genèse qui détermine le texte, mais le texte qui détermine sa genèse » (p. 83). Aucun généticien ne peut prétendre fixer une origine certaine aux textes étudiés : le baptême fixant la référence n’est ici jamais « initial » et tout avant‑texte (L. Hay l’avait déjà pressenti) n’est qu’une construction relative, par conséquent contestable. Mais là où l’auteur de « Le texte n’existe pas » tirait argument de cette relativité pour contester l’unicité et la stabilité que l’on attribuait alors au « Texte », traité comme un objet autonome, D. Ferrer en déduit que l’« Avant‑Texte » n’existe pas à titre d’« origine » ou de « vérité » du texte, mais simplement comme reconstitution possible de sa genèse, parmi une pluralité d’options existantes.
16Le cas de manuscrits orphelins souligne de manière encore plus frappante la dimension axiologique inhérente à toute étude de genèse. En effet, s’attacher à un échec contraint inévitablement à s’interroger sur la valeur des textes abandonnés par l’écrivain lui‑même — question d’ordinaire soigneusement neutralisée par les approches textuelles ou historiques, jugeant d’emblée, comme le Jupiter de Leibniz, que le texte considéré est le meilleur possible. À l’inverse, le généticien a pour objet constant les choix continuels d’un écrivain s’auto‑évaluant par ses corrections, ses ratures ou ses ajouts, pouvant, à chacune des étapes, revenir en arrière, supprimer ce qu’il venait juste de corriger, ou hésiter entre deux possibilités dont aucune ne le satisfait pleinement. Aux programmes et notes originelles qui donnent parfois la sensation d’atteindre aux origines d’une création, il faut opposer cet aléatoire, ces bifurcations incessantes, cette auto-évaluation faite par l’auteur au coup par coup mais dont le généticien ne détient jamais entièrement les clés.
17Logiques du brouillon ne vise pas à fragiliser cet avant‑texte auquel la génétique s’attache mais à en souligner la part d’élaboration voulue, assumée. L’étude des manuscrits a un coût, à la fois pour le spécialiste qui s’y adonne et pour le lecteur qui bénéficie de ses apports — un coût qui pourrait sembler exorbitant au regard de la complexité des patientes et minutieuses reconstitutions qu’elle suppose. L’ouvrage de Daniel Ferrer prouve néanmoins que le lecteur « génétiquement informé » (p. 137) en tire un gain considérable. Si la lecture de « Non » ne remplace aucunement l’œuvre à jamais absente, du moins permet‑elle de suivre, des Noyers de l’Altenburg rédigés durant la guerre jusqu’à Lazare au début des années 1970 le fil rouge d’un désir lancinant de fiction. À travers tout le second demi‑siècle de Malraux apparaît, comme à l’encre sympathique, une mémoire douloureuse de la Résistance longtemps instrumentalisée sous forme de discours au service du RPF mais réactivée sous forme fictionnelle au début des années 1970, en vain car les contemporains de l’écrivains s’attachent alors au réexamen des faces sombres de la guerre plus qu’à la célébration des hauts faits de la Résistance. Apparaît ainsi ce que D. Ferrer nomme une « cicatrice », restée longtemps pratiquement invisible, mais non moins présente et dont il s’agit de suivre le dessin secret.