Littérature & aliénisme au XIXe siècle : de la nécessité de la critique historienne à la critique psychanalytique
Position du problème aujourd’hui
1Maintes façons ont cours d’aborder le thème de la relation entre la folie et la littérature. Depuis quelques années, en particulier du fait de l’approche effectuée par les Gender Studies, ce thème est devenu un cheval de bataille pour dénoncer les méfaits de l’aliénisme comme l’un des appareils répressifs relais d’une société sans aucun doute sexiste à l’endroit des femmes. Cela fait incontestablement émerger des écrits psychiatriques du xixe siècle leurs insuffisances et le point de vue idéologique qui les domine et qui régit la société occidentale d’alors, quand bien même l’intention de comprendre mieux la folie s’y ferait jour.
2Très certainement, ces études au regard rétrospectif ont une utilité politique et doivent‑elles servir de leçon épistémologique au lecteur éventuel qui s’inquièterait du domaine. Certainement l’approche psychanalytique des textes littéraires a‑t‑elle aussi son utilité pour laisser apparaître combien l’inconscient, c’est‑à‑dire ce qui s’est tramé lors de l’enfance parmi les relations familiales, est susceptible de laisser des traces et des empreintes dans la façon même de s’exprimer, voire pour parler littéraire dans ce qui ferait le « style » d’un auteur, tics compulsifs qui échapperaient (ou pas) à son auteur.
3Mais les tentatives réunies autour du colloque Paradigmes de l’âme. Littérature et aliénisme au xixe siècle partent d’une gageure qui serait la possibilité d’évaluer aujourd’hui l’apport tout au long du xixe siècle de l’aliénisme dans la vision littéraire de la folie. La focale de ce livre est donc essentiellement celle de la critique historienne. Le parti pris est de s’afficher le moins rétrospectif possible. Il s’agit de s’abstraire de l’ici‑maintenant de l’écriture et des théories considérées aujourd’hui comme en usage dominant, pour tenter d’évaluer à quelles théories les écrivains du xixe siècle ont été nourris, preuves parfois à l’appui (lorsque c’est possible et qu’on dispose par exemple de dossiers préparatoires ou d’une bibliothèque en supposant que les livres aient été lus), ou par connaissance supposée diffuse (il appartient alors au démonstrateur de livrer des indices pour souligner la proximité des approches).
4La tentative viendrait en somme corriger l’actuelle hégémonie supposée du point de vue psychanalytique. Elle viendrait s’en affranchir pour proposer d’apprécier la position exacte, par exemple, d’un Maupassant lorsqu’il écrit. De quels auteurs et de quelle sémiologie est redevable la mise en scène qu’il accorde à la folie ? Qu’a‑t‑il lu ? Quelle position, notamment au regard des écrits aliénistes – qui tentent d’établir une nosologie de la folie, du normal et du pathologique – adopte‑t‑il ? A‑t‑il parcouru ou que sait‑il des essais philosophiques et psychologiques qui traitent de la question, ou encore des théoriciens du rêve et de l’imagination ? Autre exemple encore, quel impact la notion de monomanie, tirée de la clinique d’Esquirol, a‑t‑elle sur des auteurs tels que Charles Nodier, Balzac et d’autres ?
5Il s’agit en somme de restituer le cadre de pensée, certes dynamique, du xixe siècle français, archéologie en ce sens foucaldienne. Il s’agit de fixer les différents « paradigmes » dans lesquels les écrivains évoluent, cadres qui fixent les tensions dans lesquelles oscille leur pratique.
Description de l’ensemble
6L’entreprise est ambitieuse, puisqu’elle s’ouvre sur un champ bien vaste, celui de la culture du temps autour de la folie, dans un certain nombre de ses aspects et un certain nombre de ses représentations. C’est tenter de restituer le cadre du discours social et savant ambiant, plus spécialisé, qui, dans son dynamisme, répétons‑le, agite aussi la façon dont les écrivains s’approprient et mettent en scène ces tendances. Une introduction présente l’ensemble, à savoir quatorze articles qui vont tenter de circonscrire ce territoire en abordant des points divers.
7Ainsi Jacqueline Carroy et Régine Plas relisent-elles la notion d’automatisme telle qu’elle est développée dans les écrits de Maine de Biran, d’Alfred Maury (qu’a par ailleurs étudiés J. Carroy), Baillarger, Hervey de Saint‑Denis, Théodule Ribot, Taine, Pierre Janet... Ainsi Nicole Edelman s’attaque‑t‑elle à la notion de somnambulisme magnétique, entre Mesmer et Puységur, dans le cadre de la phrénologie. Sophie Hondard, elle, se préoccupe de « penser l’extase » du xvii au xixe siècle et Nathalie Richard de montrer comment ces débats, qui s’articulent autour des notions du corps et de l’âme, sont au xixe siècle agités par les combats idéologiques et politiques du temps, l’anticléricalisme et, dit‑elle, la laïcisation des mœurs. Roselyne de Villeneuve examine l’histoire de la notion de monomanie, de son apparition vers 1808 à la fortune du terme. Celle‑ci advient vers 1820 par les écrits d’Esquirol et elle devient un élément de création lexicale autorisé (avec un nombre d’occurrences croissant), avant d’être remplacée par la notion de délire partiel et les théories de la dégénérescence. Le terme de monomanie croise, notamment chez Nodier, la littérature. Il revient à Roselyne de Villeneuve encore d’en recenser maints emplois, qu’elle classe. Déjà à l’œuvre chez des bibliographes encyclopédiques comme Gabriel Peignot, Nodier et d’autres, Jean‑Louis Cabanès situe lui l’attrait pour les cas et les curiosités dans le cadre de la littérature « fantaisiste », c’est‑à‑dire selon ce qui a été défini pour les années 1845‑1860 lors d’un colloque précédent qu’il a organisé sur la Fantaisie post‑romantique (2003). De Champfleury à Zola, comment produire des effets, du grotesque à plus d’analyse ? La caricature croise le réalisme. S’ensuit une étude de Bertrand Marquer sur la décapitation dans tous ses états, appréciée d’un point de vue esthétique, éthique et cognitif. Il s’agit d’étudier le passage de l’apparition de la guillotine comme mission philanthropique aux observations médicales entre vivisection et autopsie et à la littérature fantastique et macabre. Martine Lavaud dépouille la presse française de 1885 à 1914 (19 périodiques, 528 articles). Cela force l’admiration. Martine Lavaud ne lit là que les nécrologies, dits discours funèbres, consacrés plus spécialement aux hommes (et femmes ?) de lettres. Elle y remarque la modification progressive des modalités qui organisent ce type discursif : l’implantation et la vulgarisation des paradigmes cliniques s’y font jour. L’agonie de Tolstoï en est un des temps forts, mais encore les décès de Renan, Maupassant, Daudet, Zola… Juliette Azoulai analyse la vision que Flaubert développe autour du « débordement d’âme », imaginaire certainement nourri de la théorie des humeurs, de la crise nerveuse conçue comme abondance néfaste de sang. Ce qui vous fait « déborder », vous fait sentir autre. Désir bovaryque ? Cette sensation d’exotisme, provoquée par la maladie, serait pour le cas Flaubert l’expérience et l’épreuve d’un enrichissement incontestable et comme la possibilité pour lui du surgissement de la littérature. Pour suivre grosso modo la chronologie, le livre, avec la contribution de Sandra Janssen, montre ce que Maupassant doit à la lecture de Taine et de Théodule Ribot (très influent en son temps et toujours un peu méconnu). L’idée de parasite mental, d’idées qui forcent, véritable « phylloxéra des âmes », paraît coller à la description objectivée par l’auteur du Horla. Zola s’impose ensuite. Sophie Ménard dresse l’inventaire des aliénistes lus ou susceptibles de l’avoir été. Esquirol, Baillarger, Jules Séglas, Moreau (de Tours), Trélat… les mentors de la psychologie expérimentale. Taine et Ribot encore. Pierre Janet. Quel effet ces lectures eurent‑elles sur la fiction zolienne ? Comment Zola s’y prend‑il pour décrire l’involontaire, l’automatisme, les actes malgré soi, les réminiscences, toutes questions romanesques qui se posent nécessairement à lui et qu’il faut bien résoudre. Pierluigi Pellini entreprend d’établir comment la question de l’étiologie génitale de l’hystérie fait débat, dès 1859 et surtout en 1880, après la publication d’un article fameux de Charles Richet, le physiologiste, dans le discours social et littéraire et d’apprécier ce que Zola en fait dans son œuvre romanesque (il se rallie aux hypothèses de la Salpêtrière). Proust enfin. Dans la suite des travaux d’Edward Bizub (2006) et de Donald Wright (2007), Mireille Naturel discute des ouvrages lus par Proust, notamment sur le rêve ; elle évoque aussi cette possibilité qu’il ait pu, à la fin de sa vie, prendre connaissance (ou pas) des ouvrages de Freud. Paolo Tortonese conclut. Le xixe siècle siècle serait « le siècle de la continuité », si l’on s’accorde sur le fait que les aliénistes ont sur cette période surtout tenté de penser et de classer les phénomènes, mouvement qui va de la nosologie à la nosographie. Continuité encore, qui va du normal au pathologique jusqu’à faire bientôt du vivant un être à la fois maladif et normal. Continuité de l’âme et du corps...
Ne jamais conclure mais tout de même
8On a donc affaire ici à un livre de nécessaire critique historienne. Il est en effet nécessaire de préciser la situation de tout discours produit (date et lieu). Il est efficient que les concepts, les croyances, les savoirs, les connaissances, les idées qui circulent, anciennes et nouvelles, modèlent la mise en scène romanesque et que celle‑ci se modifie au gré des théories nouvelles élaborées, tant du côté de la médecine que de la psychologie/philosophie. Ce livre a donc le mérite de faire apparaître combien ce siècle fut dynamique (même s’il aborde peut‑être moins l’un des grands débats qui agita une bonne partie du siècle, celui du « génie » et de la « folie » dans le cadre des théories de la dégénérescence). Il montre aussi l’utilité publique d’une telle approche historienne comme préalable à toute approche psychanalytique. Celle‑ci, pour fonctionner, se doit impérativement de procéder à une exacte évaluation de la situation discursive dans laquelle s’élabore un discours pris comme cible interprétative. Les circonstances historico‑culturelles sont déterminantes pour le façonnage et celles‑ci s’articulent avec les affects. Je prendrai un exemple. Il faut la thèse de Patrick Demougin (Étude sur l’œuvre démonologique de Pierre Le Loyer (1550‑1634), soutenue en 1994) pour établir les conditions de possibilité d’un discours diagnostiqué rétroactivement comme « fou » par Nodier (1829). Peut‑être Pierre Le Loyer, « Angevin, Gaulois d’Huillé », était‑il fou pour démontrer que ses compatriotes tiraient leur nom d’Ésaü et qu’ils provenaient de Palestine. Mais les conditions d’émergence de son œuvre démonologique ne sauraient néanmoins être comprises que parmi les enjeux littéraire, idéologique (théologique) et épistémologique qui se posent pendant la Contre‑Réforme.
9Et, comme il s’agit de littérature, on pourrait se demander de quelles sortes ces « paradigmes » conditionnent l’écriture même, le « style » si l’on veut, ou la façon de faire pour de bon discourir les fous : probablement l’objet d’un colloque futur ?