À la recherche des maisons perdues
1Nathalie Heinich vient de faire paraître aux Éditions Thierry Marchaisse, Maisons perdues, un ouvrage à part dans son œuvre et tout à fait singulier. Sociologue de l’art et des valeurs, elle est connue pour de nombreux travaux de première importance, dans la grande tradition bourdieusienne. Or, comme elle le souligne elle‑même dans une note liminaire, « ce livre n’est pas un livre de sociologie, même si le lecteur attentif pourra, probablement, y trouver quelques traces d’une sensibilité sociologique » (p. 8). Avec Maisons perdues, elle publie pour la première fois sous son nom un ouvrage dans un autre registre, un texte littéraire, personnel, qui ne répond pas spontanément à un genre littéraire bien déterminé : est‑ce une autobiographie, un essai, un récit ou bien toutes ces choses à la fois ? Il appartient, toujours est‑il, au vaste domaine de la littérature du moi, parce qu’on peut y suivre l’histoire de sa vie et celle de sa famille, histoire de sa mère protestante et de son père d’origine juive ainsi que celle de leur famille respective. Mais le livre est aussi l’histoire de sa génération, voire d’une époque, celle des « Trente Glorieuses ».
Les deux côtés
2Maisons perdues peut ainsi être lu comme une autobiographie, mais une autobiographie d’un type à part, « une autobiographie par les toits » car, bien que N. Heinich suive un ordre chronologique qui nous amène de l’enfance à l’âge adulte, explorant les différents âges de la vie, à travers les générations successives, elle le fait en partant des maisons qu’elle a habitées et de celles où elle a passé ses vacances. Ces maisons concentrent, autour d’elles, comme dans un halo, une époque de la vie, un moment de bonheur perdu et qu’on ne peut retrouver qu’à travers l’écriture. Elles sont un peu comme les chambres d’été et d’hiver dans À la recherche du temps perdu :
Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres que j’avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil [...]1.
3Ces « maisons perdues » font renaître une tranche de sa vie, une partie de l’histoire de sa famille, le souvenir de ses amis et de ses relations amoureuses.
4Si le Narrateur de la Recherche revoit une pluralité de chambres, N. Heinich se rappelle une pluralité de maisons : maisons des grands‑parents, d’un cousin, d’une amie, d’un amoureux. Tout comme les chambres proustiennes, chaque maison a ici une odeur, une atmosphère qui lui est propre et qui lui confère son cachet particulier. Chacune est décrite de façon minutieuse avec toutes ses pièces et son jardin. À chaque lieu est associé un moment : celui des jeux d’enfance, celui de la bonne chère, celui de la lecture, celui de l’écriture.
5Il y a d’abord les maisons de l’enfance qui se répartissent entre deux côtés, le côté de la mère et le côté du père. Du côté protestant de sa mère, il y a la maison boulevard Piot, la maison de la petite enfance ; Les Paroyes, la maison du cousin Lolo qui est le fils d’un oncle maternel où pendant une quinzaine d’années se rassemble toute la famille pour les déjeuners du dimanche ; Chante-Alouette, la maison de Tatie Micheline, une tante maternelle ; La Chaumette, une ferme qui était la maison de campagne d’une sœur de sa mère et de son mari, les Rouveyran, qui habitaient à Madagascar. Du côté de la famille juive de son père, il y a Saint‑Jérôme, maison dont la plupart des habitants ont été déportés et qui est devenue la maison de Julot, le cousin germain de Stacia, la grand‑mère paternelle, ainsi que Le Monteillet, une pension près de Saint‑Agrève — village où s’est réfugiée la famille de son père —, qui fut le paradis des grandes vacances pendant une dizaine d’années.
6Bien que La Chaumette se situe uniquement à vingt kilomètres du Monteillet, le chemin qui permet de s’y rendre ne passe pas par Le Monteillet : entre les deux se trouve la ligne de partage des eaux. Les deux côtés, celui de sa mère et celui de son père ne se rencontrent pas et cette séparation est marquée par le passage d’une région à une autre, ainsi que par le changement de paysage :
Soudain, tout s’éclaira : ce n’était pas seulement qu’entre Saint‑Agrève et le Chambon, on passait de l’ouest de l’Ardèche à l’est de la Haute‑Loire, de la région Rhône‑Alpes à la région Auvergne et des eaux de la Méditerranée aux eaux de l’Atlantique, en même temps qu’on changeait de paysage, de végétation (du châtaignier au sapin) de couleurs (du clair au plus sombre), de luminosité... C’était surtout qu’on passait du côté de mon père au côté de ma mère, du côté juif au côté protestant : du Monteillet, qui me venait de la famille Heinich, grâce à la guerre, à la Chaumette, qui me venait de la famille Creuset, grâce à la fidélité de ma grand‑mère à la foi réformée. (p. 74‑75)
7Cette ligne de partage est aussi le symbole du passage de l’enfance à l’adolescence. La Chaumette comme la maison de Mine‑et‑Philippe à Montmachoux sont des maisons de l’enfance, mais la narratrice continuera à s’y rendre à l’âge adulte. C’est à ce titre qu’elle en fait des « maisons de transition ». Viennent enfin les maisons de l’âge adulte comme les maisons de Bretagne de Catherine ou bien la maison de l’homme de Saint‑Jeannet, surplombant la Côte d’Azur, où la narratrice se sent comme une prisonnière.
8Ce parcours dans le temps à travers les différents âges de la vie, dans lequel nous voyons la narratrice se métamorphoser d’un petit enfant en femme adulte, se superpose à une topographie. C’est donc aussi dans un parcours géographique que nous entraîne le livre, comme si, tel le héros de la Recherche et Albertine dans leurs promenades en automobile, nous suivions les routes à travers la campagne française, comme embarqués dans la petite Coccinelle de la famille qui, en suivant des trajets bien précis, poursuit sa route vers Monteillet ou vers d’autres maisons.
9Ce cheminement nous amène du Sud de la France, et plus précisément du boulevard Piot de Marseille et ses environs, dans le Massif Central, à côté de Saint‑Agrève, dans la région parisienne, en Bretagne et puis de nouveau vers le Sud à Saint‑Jeannet, près de Saint‑Paul de Vence et, enfin, dans la région des Cévennes, au Chambon‑sur‑Lignon. La vie elle‑même devient un paysage ou une succession de paysages : paysages du Sud, d’où l’on aperçoit la mer, paysages de montagne avec les forêts de pins et les toits de lauzes du Massif Central, paysage des environs de l’Île‑de‑France, paysage breton avec des jardins remplis de roses, non loin de la mer. La carte de la France qui se trouve à la fin du livre où le trajet d’une maison à l’autre est indiqué par des numéros de un à dix nous suggère que la lecture de Maisons perdues s’apparente à un voyage. Les titres de deux chapitres de la fin indiquent d’ailleurs des trajets : Du Mont‑Dol à Plougasnou et Du Chambon‑sur‑Lignon à Saint‑Martin‑Vésubie, regroupant deux maisons dans le même chapitre.
Les paradis perdus
10Mais, comme le souligne le Narrateur de la Recherche, « les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité », car « le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas comme les années »2. Le livre est aussi et surtout « un récit de pertes, un éventail des différentes façons d’avoir eu, connu, aimé une maison, et de l’avoir perdue » (p. 8). C’est un voyage à rebours dans le temps, à la recherche du passé. Toutes ces maisons sont aujourd’hui perdues, elles deviennent des lieux de mémoire qui contiennent le souvenir d’êtres chers, disparus souvent, et le souvenir du bonheur qu’on a connu auprès d’eux.
11Les maisons s’imposent comme des univers particuliers, des lieux intimes, personnels, dans lesquels nous entrons un moment, pour les quitter par la suite. Elles semblent plutôt des maisons de rêve, des décors imaginaires pouvant figurer dans les romans ou les contes, car, à peine nous pénétrons dans l’un de ces univers — dans lequel nous sommes immédiatement happés —, que, à la fin du chapitre, ce décor s’écroule comme un château de cartes.
Les maisons, quand elles sont là, nous paraissent insubmersibles — jusqu’au jour où, d’un coup, elles s’enfoncent dans le néant. Tel le Titanic au milieu des icebergs, Chante‑Alouette, à son tour, a sombré dans le passé. Elle n’a que ces souvenirs pour mémoire. (p. 41)
12De ces maisons, il ne reste le plus souvent que des photos (photo de la petite fille avançant boulevard Piot, photo la montrant penchée sur le berceau du cousin Lolo, photos données par l’oncle Julot où apparaissent dans le jardin de leur maison, les membres de la famille qui sont morts déportés), qui déclenchent le souvenir et attestent leur existence, ou bien des rêves, comme celui de la maison de Monteillet, paradis de l’enfance à jamais révolu. Ce qui était une réalité palpable n’est plus qu’un souvenir évanescent, un fantôme du passé.
13Il y a des maisons que l’on ne peut plus retrouver, comme celle du boulevard Piot que l’auteur cherche mais qu’elle n’arrive plus à identifier puisque les lieux ont changé et que la maison a peut‑être été détruite. D’autres maisons sont perdues parce que les êtres qui y habitaient sont morts ou parce que la maison a été vendue, d’autres parce que, pour une raison ou une autre, les relations avec certaines personnes ont été interrompues, que ces personnes sont sorties de la vie de l’auteur et que toute une période de la vie est ainsi révolue.
14Mais même lorsqu’on peut encore y retourner à l’âge adulte, comme au Monteillet, où la narratrice se rend avec l’homme aimé — auquel elle souhaite faire découvrir ce paradis de l’enfance —, elle ne retrouve plus le même sentiment de bonheur qu’autrefois. Elle se rend compte que le temps perdu ne peut plus être retrouvé dans la réalité mais uniquement dans le souvenir et que « les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus3 ». À ce moment‑là, elle constate qu’elle‑aussi a changé, qu’elle n’est plus la petite fille qu’elle a été et qu’on aperçoit de dos, avançant sur le boulevard Piot sur la photo qui se trouve sur la couverture du livre, cette petite fille qui voyait la vie comme pour la première fois et qui portait un regard nouveau sur chaque chose. Elle est devenue adulte et « l’âge des noms » est à jamais révolu :
[...] la petite fille qui a tant joui de cet endroit a cessé d’exister, parce que la femme qu’elle est devenue n’est plus capable de sentir, de regarder, d’écouter, de respirer, de goûter, d’éprouver, de courir, de chanter avec l’intensité d’alors ; c’est que le ciel pour elle ne sera plus jamais aussi bleu, la lumière aussi pure, la trille du pinson aussi vif, le goût des myrtilles sauvages aussi fort, l’odeur de la bouse aussi suave, comme celles des genêts au soleil et du foin dans la grange ; parce que ses sens, avec les années, se sont irrémédiablement émoussés ; et que ce qu’elle sait faire de mieux, désormais, c’est se souvenir : se souvenir du temps où sentir, regarder, écouter, respirer, goûter, éprouver, courir, chanter, cela s’appelait le bonheur. Et que c’était au Monteillet. (p. 69)
15Comme chez Proust, la vie est constituée de temps successifs, de vies successives auxquelles correspondent des moi successifs, qui sont remplacés les uns par les autres. Mais reste‑t‑il autre chose de ce passé perdu qu’une simple ruine, telle la maison des grands‑parents de son mari ? Sur le terrain où se trouvait la maison, il n’y a plus qu’un jardin en friche. La narratrice et son mari s’y rendent tous les jours et se transforment tour à tour en jardiniers qui enlèvent les mauvaises herbes et en archéologues qui exhument les fondations de la maison abandonnée. Mais à part les ruines, seule subsiste du passé l’histoire de la maison, que la narratrice parvient à reconstituer grâce aux récits des gens du village. Faute de pouvoir construire une nouvelle maison à la place de l’ancienne, le terrain étant devenu inconstructible, il ne reste plus qu’à refaire le jardin, à lui redonner vie. Jardiner devient alors une métaphore de l’acte d’écriture qui seule permet de « faire revivre le passé tout en créant l’avenir » (p. 123).
Les exilés de l’histoire
16Maisons perdues est aussi un essai, une méditation sur le désir d’avoir une maison, c’est‑à‑dire un lieu de stabilité, un lieu à soi, où vivre avec l’homme aimé et sur l’impossibilité d’en trouver ou d’en garder une. Cette recherche permanente d’une maison est, dans le cas de N. Heinich, aussi une figure de son identité juive, d’un destin qui la lie à celui de sa famille et qui est celui de toujours devoir se tenir prêt pour s’enfuir, de ne jamais pouvoir trouver d’abri sûr, d’endroit stable où pouvoir s’établir, où vivre sans toujours avoir peur, comme la grand‑mère Stacia qui, lors de ces crises d’angoisse, descend en chemise de nuit dans la rue un sac de bijoux sous le bras, de peur d’être déportée. C’est l’histoire de ses ancêtres, les Benyoumoff, « une fratrie d’une douzaine de garçons et une seule sœur, nés entre l’Ukraine, Oran et Marseille, au hasard de leur fuite loin des pogroms au début des années 1880, par la mer Noire, Istanbul, la Méditerranée » (p. 44) ; de ses arrière‑grands‑parents, Benzi, l’aîné de la fratrie, et de Jeanne Benyoumoff, née Polski, disparus, elle dans le train pour le camp de Compiègne, lui à Sobibor ; l’histoire de ses grands‑parents Stacia et Lazare Heinich qui doivent se cacher dans un ferme de la campagne aixoise, puis s’enfuir à Monaco et ensuite à Saint-André-les-Alpes, pour échapper à la déportation. Eux n’ont finalement jamais pu trouver de maison, de lieu stable où vivre. Les maisons perdues font donc référence aux disparus de sa famille, mais aussi aux disparus de l’histoire, à tous les exilés et déportés.
17Cependant, si toutes les maisons évoquées sont définitivement perdues, à la fin du livre, N. Heinich dit avoir enfin trouvé sa maison. Mais de cette maison elle ne parle pas. Seule une indication paratextuelle finale, « Le Chambon-sur-Lignon (« La Retrouvée »), été 2012 » (p. 123), nous apprend où elle a « retrouvé » la maison ou plutôt les maisons perdues. Le livre se clôt ainsi sur un double écho proustien, non seulement à cause du nom de la maison, évidente allusion à l’épiphanie finale de l’œuvre de Proust, mais aussi parce que, en ce lieu, le côté de sa mère et le côté de son père se rencontrent, tout comme à la fin de la Recherche, le côté de chez Swann rencontre le côté de Guermantes. C’est au Chambon‑sur‑Lignon que se trouve le Collège Cévenol, institution célèbre dans le monde protestant où se sont rencontrés une tante et un oncle du côté de sa mère, mais le Chambon‑sur‑Lignon est aussi le village des « Justes », et ce n’est pas loin de ce village, à Saint‑Agrève, que ce sont réfugiées les familles du côté de son père, les Heinich, Tamarkin et Salomon. Ce qui était séparé par la ligne de partage des eaux, se trouve ainsi réuni.
18Les deux côtés se rejoignent et les maisons perdues sont retrouvées. La narratrice a enfin trouvé une maison au sens propre du terme, c’est‑à‑dire la stabilité, la sécurité, mais de plus, elle a trouvé « une chambre à soi », car à travers l’écriture, elle s’est trouvée elle‑même.