Un certain art de la liste
1Sur la couverture de l’album qu’Umberto Eco a récemment consacré à la liste pour accompagner la manifestation éponyme « Vertige de la liste » organisée sous sa direction au Musée du Louvre, on peut voir une théorie de jeunes filles, descendant l’« escalier d’or » peint, en 1880, par Edward Burne‑Jones.
2Le choix iconographique est excellent — à l’unisson, du reste, du « beau livre » qui s’ouvre — en même temps qu’il énonce implicitement une fausse promesse : de théorie de la liste, le lecteur n’en trouvera point dans les pages richement illustrées de cette anthologie littéraire succinctement commentée.
Le « vertige » contre la théorie
3De ce point de vue, le titre même de l’ouvrage est significatif. Le « vertige », ainsi affiché, dispense d’emblée de toute réflexion véritable, qu’elle soit théorique ou historique — et la liste, de fait, se trouve bientôt dissoute dans le fourre‑tout de l’indicibilité1 — en désignant d’ailleurs l’une des inconséquences majeures du propos : si U. Eco prend soin de rappeler, très vite, la double polarité qui commande l’écriture de la liste — les « deux tentations contradictoires » de « toute énumération » naguère distinguées par Georges Perec2 — c’est pour ne retenir, en fait, que sa seconde postulation :
L’infini de l’esthétique est un sentiment qui découle de la plénitude finie et parfaite de la chose que l’on admire, tandis que l’autre forme de représentation dont nous parlons suggère presque physiquement l’infini, car, de fait, il ne finit pas, il ne se conclut pas dans une forme. Nous appellerons cette modalité de représentation liste, ou énumération, ou catalogue. (p. 17)
4La liste disparaît dès lors du discours qui escorte les belles images proposées à notre contemplation, pour faire place à l’accumulation — ce qui n’est pas la même chose — et à son supposé « vertige ». C’est dire en particulier que l’œuvre de Perec, auteur de listes s’il en fut, se trouve constamment citée à contresens, et son désir de totalité, d’exhaustivité (c’est‑à‑dire d’épuisement, pour user d’un mot perecquien) complètement manqué. De fait, Perec avait également écrit :
[…] rien ne semble plus simple que de dresser une liste, en fait c’est beaucoup plus compliqué que ça n’en a l’air : on oublie toujours quelque chose, on est tenté d’écrire etc., mais justement, un inventaire, c’est quand on n’écrit pas etc.3
5La citation est bien entendu absente du livre.
6Demeure un éloge athéorique — mais aussi largement anhistorique malgré l’ancrage médiéval (en l’occurrence attendu s’agissant d’U. Eco) de certains chapitres — de la copia, immédiatement illustré par une abondance visuelle de fort belle facture (puisque nous avons affaire à ce qu’il est convenu d’appeler un « beau livre ») sans que la très riche histoire culturelle et critique de la notion ne soit jamais explicitement interrogée. L’ouvrage adopte ainsi mimétiquement la forme du catalogue — le commentaire de celui du livre II de l’Iliade ouvre d’ailleurs son deuxième chapitre, après l’évocation inaugurale du bouclier d’Achille —pour proposer une agréable déambulation sur des terrains déjà bien arpentés : la quatrième de couverture a beau présenter la liste comme « une forme littéraire rarement analysée », il s’agit là d’une contre‑vérité manifeste dont il faut comprendre qu’elle ne vaut qu’en regard de la bibliographie, de fait extraordinairement lacunaire, du livre d’U. Eco.
7Ce mimétisme accumulatif pose, en l’occurrence, la question du statut de l’iconographie : la collection d’U. Eco mêle textes et images sans en énoncer le principe d’articulation, laissant finalement à penser que le genre du « beau livre », imposé par la commande muséale (et sa logique commerciale), ne constitue ici qu’une forme creuse. L’idée, certes paradoxale, de liste plastique — magnifiquement incarnée par l’image choisie pour illustrer la couverture —semblait cependant féconde mais, contrairement à ce qu’affirme un peu vite le prière d’insérer
[ce volume] nous montre aussi combien les arts figuratifs savent suggérer des énumérations infinies, même lorsque la représentation semble contrainte par l’encadrement d’un tableau,
8elle reste, au terme du livre, totalement à penser. On regrette d’autant plus l’absence, particulièrement étonnante, des travaux de Jack Goody, qui proposaient, entre autres, une définition d’emblée « spatiale », autrement dit plastique, de la liste écrite, en effet conçue comme « un dispositif spatial de triage de l’information4 ».
La liste, symptôme contemporain
9Outre le plaisir, réel, de la flânerie dans une collection de belles images (l’érudition de l’anthologie demeurant, quant à elle, très convenue), il reste à lire comme un symptôme la constitution d’un tel catalogue, curieux avatar contemporain du cabinet de curiosités. C’est d’ailleurs une proposition du livre, implicitement formulée au sujet de la « définition par propriétés », ainsi opposée à la « définition par essence » :
La définition par propriétés est celle qu’on utilise quand on ne possède pas de définition par essence ou que la définition par essence n’est pas satisfaisante. Donc elle est le propre soit d’une culture qui n’a pas encore réussi à constituer des hiérarchies de genres et d’espèces, soit d’une culture d’une grande maturité (et peut‑être en crise) qui entend mettre en doute toutes les définitions précédentes. (p. 218)
10De fait, si la liste sollicite aujourd’hui l’attention des historiens de l’art et de la littérature, c’est probablement dans la mesure où elle constitue dans la culture contemporaine (conçue de la façon la plus générale) une technique cognitive privilégiée, par conséquent capable de définir aussi, le cas échéant, une forme esthétique. On songe ici, bien sûr, à l’infini catalogage, constitutivement multimodal, permis par les ressources documentaires d’Internet ; dans les termes d’U. Eco :
Enfin, voici pour finir la « Mère suprême de toutes les listes », infinie par définition car en continuelle évolution, le World Wide Web, toile d’araignée et labyrinthe, et non pas arbre ordonné, qui, de tous les vertiges, nous promet le plus mystique, le plus totalement virtuel, et nous offre un catalogue d’informations qui nous fait nous sentir riches et tout‑puissants, au prix de ne plus savoir lequel de ses éléments se réfère à des données du monde réel et lequel non, sans aucune distinction désormais entre vérité et erreur. (p. 360)
***
11Sur cette question, que tout le livre d’U. Eco implique sans jamais vraiment la poser, on relira plutôt un livre sans images, l’essai du critique rock Simon Reynolds5 qui, au sujet de la musique pop, propose une archéologie stimulante (et notamment technologique) de la compulsion archivistique, prenant volontiers la forme obsessionnelle d’une passion de la collection, qui caractérise toute une part de la culture contemporaine.