L’art contemporain à l’épreuve du sensible
1Ce qu’on appelle communément l’art contemporain, sans même plus trop prêter attention à la singularité de cette appellation, recouvre un champ d’activités artistiques, de pratiques institutionnelles et d’usages assez vastes. Tout le monde ou presque a un jour ou l’autre entendu parler d’art contemporain ; certains se présentent volontiers comme des thuriféraires de cette façon de faire de l’art, d’autres prennent la posture souvent jugée réactionnaire des contempteurs de cette malédiction culturelle représentée par l’art dit contemporain, d’autres encore se disent indifférents à ce que, dans le meilleur des cas, ils jugent être une suite plus ou moins divertissante de curiosités qu’il faut aller voir le dimanche après‑midi quand on n’a rien d’autre à faire, et dans le pire des cas ces spectateurs, ou plutôt consommateurs, occasionnels du contemporain en art fustigent le grand n’importe quoi pour lequel il faut en sus payer son octroi. En forçant à peine le trait, on peut avancer que finalement personne n’échappe bon gré mal gré à « l’art contemporain », à tel point qu’il n’est pas rare d'entendre au détour d’une sortie de musée ou de galerie tel quidam s’étonner de ce qu’il vient de « visiter » avant d’être rassuré quand on lui rappelle que ce qu’il vient de voir ou d’entendre ou encore de respirer, en un mot que ce qu’il vient de percevoir était de « l’art contemporain ». On ne sait pas mieux ce que c’est, mais on sait tout de même que c’est contemporain ; que cela rassure ou inquiète il reste que cela semble mettre sur un même pied d’égalité toutes les réactions, du soupir blasé au silence pseudo‑mystique supposé en dire long, en passant bien sûr par tous les commentaires plus ou moins bien informés. À propos de commentaires, on notera en passant qu’on en vient parfois à se dire que l’art contemporain est ce genre de chose faite pour qu’on en parle, dans tous les endroits où il est valorisant de s'entendre parler beaucoup pour ne pas dire grand chose. L’art contemporain ne serait jamais autant lui‑même que lorsqu’il produit à satiété des effets de discours.
2Quoi qu’il en soit, ce qui demeure à peu près certain est que l’art contemporain est un vaste continent en forme d’archipel ou de nébuleuse, une contrée aux contours assez flous dans laquelle évolue des artistes et des « œuvres » (œuvre avec guillemets, parce que on peut parfois avoir l’impression que précisément, avec l’art contemporain, c’est la réalité même de la chose œuvre qui tend à disparaître), donc un continent aux frontières indécises dans lequel on trouve des êtres et des choses aussi différents que disparates : qu’y a‑t‑il de commun a priori entre des photographies de Nan Goldin, un « livre » de Sophie Calle, une exposition de l’artiste italien Claudio Parmiggiani au Collège des Bernardins à Paris et une installation de Ann Veronica Janssens ? — pour ne prendre que quatre exemples qu’on trouve analysés dans le livre Marianne Massin. Livre qui ne porte pas uniquement sur l’art contemporain mais sur le rapport problématique entretenu par l’art contemporain et l’expérience esthétique. Car non seulement l’art contemporain, l’expression même d’« art contemporain », fait pour ainsi dire d’elle‑même problème mais il est un problème mieux circonscrit posé par cet art, problème qui fait le cœur du travail de Marianne Massin dans son dernier opus, et qui est justement celui de l’expérience esthétique.
3On peut à cet égard faire un double constat : le premier prend acte du fait que l’expérience esthétique a mauvaise presse philosophique, dans la mesure où elle inviterait à se laisser aller à une sorte de paresse du jugement pour se contenter au fond de se vautrer dans l'émotion purement subjective, en délaissant l’effort discursif au bénéfice de la pâmoison et du goût douteux pour l’ineffable. Le second constat tient davantage au statut de bon nombre de productions contemporaines en matière d’art dans la mesure où ces œuvres, de par leur nature dématérialisée (tout au moins qui tend à l’être) ou bien à l’inverse de par leur nature propice à la « surexcitation sensorielle », couperaient court à toute expérience digne de ce nom. Or, l’auteure soutient précisément l’inverse puisque, d’une part, tout son travail s’emploie à réhabiliter le concept et la conduite dite de « l'expérience esthétique » ; d’autre part, de façon complémentaire, son enquête montre en quoi, à l’intérieur du champ de l’art contemporain, il est possible et même souhaitable de réévaluer l’expérience en question. Ce travail de conceptualisation qui oblige à un effort endurant de clarification sémantique, principalement engagé dans la première partie du livre, ne vise pas seulement à redonner à ce type d’expérience un crédit non usurpé, il vise aussi et surtout à permettre un renouveau de l’expérience esthétique1.
4Ce concept central de renouveau, qui court tout le livre, doit être envisagé avec toute l’exigence requise dans la mesure où il s’agit d’une expérience singulière non réductible au seul plaisir esthétique. On ne trouvera dans le livre de Marianne Massin aucun plaidoyer démagogique en faveur de l’hédonisme esthétique « qui conduit au relativisme des positions singulières et à la privatisation de l’expérience » (p. 53), non pas parce qu’il faudrait s’en tenir à un rapport austère voire tendanciellement ascétique ou cérébral avec les productions contemporaines mais parce que ce qui est recherché a plutôt à voir avec ce qui constitue les conditions de possibilité d’un enrichissement, d’un approfondissement de l’esthésie, quelque chose qui arrive au sujet et qui se situe par‑delà le plaisir et le déplaisir, aux confins de la sensibilité moyenne des citoyens‑consommateurs que nous sommes, constamment sollicités par des stimuli qui, à force de griser notre sensibilité, finissent par l’anesthésier. Si ce qui se fait de plus intéressant en art contemporain permet qu’on parle à son sujet d’un renouveau, il faut entendre celui‑ci au moins en deux sens. D’abord au sens où certes ce type d’art varie les approches, les propositions, les méthodes ou les matériaux mais aussi au sens où sa fréquentation peut renouveler notre propre vie perceptive et esthésique, la relancer dans toute sa vigueur en nous faisant, par exemple, prendre vraiment conscience des virtualités insoupçonnées de notre être incarné, en nous faisant passer du simple stade de la perception au stade réfléchi de l’aperception, bref en nous donnant les moyens de ne pas nous amputer des ressources du corps et de l’esprit. D’où le thème, lui aussi central, de « l’attention » analysé de façon circonstanciée par l’auteure2, avant d’être testé avec bonheur sur l’exemple de la « mer de verre » réalisée par Claudio Parmiggiani dans « la sobre et lumineuse nef cistercienne du Collège des bernardins à Paris ».
5S’il ne fallait retenir que deux mérites notables au livre qui nous occupe, livre dont le principal enjeu est « de contribuer à désenclaver à la fois l’art contemporain et l’émotion esthétique » (p. 143), le premier serait la clarté du propos, son caractère à la fois pédagogique et inspiré, pour un sujet qui invite si souvent à la glose jargonnante. Le second mérite à souligner serait que les analyses menées dans le cadre de ce travail sont étayées par des exemples concrets et précis sur lesquels l’auteure s’arrête le temps qu’il faut, c’est‑à‑dire si trop ni trop peu. On nous dira que c’est là un minimum quand on s’intéresse à un domaine particulier, à quoi on fera remarquer qu’il n’est finalement pas si fréquent qu’un philosophe prenne le plaisir et la peine d’appliquer sa pensée aux choses du monde. On l’évoquait plus haut, on sera à cet égard particulièrement sensible aux belles et justes pages consacrées à Claudio Parmiggiani dont l’œuvre, qui convoque la sensibilité dans ce qu’elle peut avoir de plus aiguisé tout en sollicitant aussi « notre capacité imaginaire, notre puissance de remémoration » (p. 115), est un exemple quasi paradigmatique de ce que peut être un « renouveau de l’expérience esthétique » dans sa capacité à inviter l’aisthesis à faire un pas de côté salvateur et régénérant3.
6Outre l’artiste italien, d’autres figures de l’art contemporain sont interrogées. Le judicieux ici tient à l'éclectisme non exhaustif des choix qui président à la démonstration, laquelle s’arrête avec une égale attention et probité sur des médiums qui dans leur irréductible différence se retrouvent tous dans leur puissance, leur vertu à « créer les conditions d’une aisthesis réfléchie » (p. 99). Ce qu’on vient de rappeler au sujet des exemples qui font — il convient d’y insister — de la pensée de l’auteure une pensée appliquée, on pourrait mutatis mutandis le dire concernant ses influences ou ses références. On reste en effet positivement étonné de voir avec quelle liberté et quelle aisance Marianne Massin utilise, quand la chose le requiert, des auteurs venant aussi bien de la tradition continentale que des écoles anglo‑saxonnes. Ses renvois, essentiels pour sa démarche, à Richard Shusterman et à John Dewey côtoient sans jurer le recours à Hegel, à Husserl, ou encore à Paul Valéry (qui fait souvent figure de visionnaire), pour le plus grand plaisir du lecteur. Si le mot n’était pas désormais si surdéterminé, on oserait parler, à propos de cette façon d’user savamment de sources hétéroclites, d’un rapport « décomplexé » aux traditions philosophiques ; ce pragmatisme bien tempéré, indifférent à la stérilité des querelles de chapelles, donne des résultats convaincants, tant sur le plan de la réflexion théorique que sur celui de la réflexion proprement esthétique.
7Enfin, ressortent principalement de cette enquête sur l’expérience esthétique à l’épreuve de l’art contemporain deux bénéfices autant théoriques que pratiques, que nous séparons ici mais qui en réalité doivent être compris et vécus ensemble. Le premier concerne la clarification et l'enrichissement du concept d’expérience et non seulement d'expérience esthétique. Au lecteur qui se demande ce qu’est un travail de conceptualisation4, on ne peut que conseiller de se reporter à la première partie du livre, dans laquelle ce mot si courant d’« expérience » est soumis à un travail d’accouchement sémantique qui lui fait rendre à la fois ses significations, ses charmes et son caractère exquis quelque peu inquiétant. Le lecteur y apprendra notamment que l’expérience, au sens fort et entier, est chose rare, qu’elle relève de l’événement, avec tout ce que ce dernier terme suppose de radicalité dans le bouleversement qu’il implique. Faire une expérience, et ce notamment avec l’art contemporain, c’est toujours être mis en jeu dans une provocation aux limites, par laquelle chacun est invité à construire son expérience et à « régler son vertige » (p. 103), ce qui peut être une chance pour le sujet d’entamer un autre rapport à soi, aux autres et au monde.Le second bénéfice, qui a à voir avec ce qui vient d’être avancé, nous permet d’abord de mieux comprendre ce qu’est ou ce que peut être l’art contemporain ; il nous permet en outre de mieux entendre en quel sens certaines œuvres d’art contemporain donnent « à l’art la force d’une question » (p. 126). Dans cette perspective, Expérience esthétique et art contemporain montre en quoi la rencontre avec certaines productions contemporaines dépasse ce cadre très spécifique et vient nourrir nos existences hors les cimaises des musées, au‑delà des espaces estampillés « art contemporain » ; et à cette façon de penser une continuité fertile de l’expérience, sans hypostasier l’expérience ordinaire ou, à l’inverse, faire de l’art un absolu, on aura là encore reconnu le bon usage fait du meilleur de la philosophie dite « analytique ». Non pas que Marianne Massin ait la candeur facile de celles ou ce ceux qui pensent que l’art et la vie sont une seule et même chose mais, plus subtilement, son travail nous invite à interroger les articulations possibles et prometteuses qui existent entre la découverte d’une œuvre et la poursuite de la vie comme elle va, à tel point que « l’expérience esthétique peut transformer notre écoute et notre vision, et plus généralement nos valeurs » (p. 53).
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8En accostant en philosophe sur le continent pourtant déjà bien arpenté de l’art contemporain, Marianne Massin dégage l’espace conceptuel favorable au dialogue — c’est‑à‑dire à la discussion raisonnée, bienveillante et cependant sans concession — entre philosophes et plasticiens, à moins que cette distinction ne soit trop commode et qu’il faille en revenir au point où, en chacun de nous, se noue et se dénoue l’intelligence et la sensibilité5.