Du combat sexué au sexe combattu…
1Cet ouvrage, de moins de deux cents pages, a la portée émotionnelle des livres posthumes, il n’est que le dernier élément de toute une recherche sur les grandes évolutions sociétales et doit donc être saisi au sein de la richesse informative de l’œuvre complète d’Alain Testart. Accessible aux lecteurs curieux des questions basiques de l’anthropologie, ce petit livre du chercheur en anthropologie sociale Alain Testart (1945-2013), intéressera ceux qui se sentent concernés par les débats actuels et polémiques sur la théorie du genre et luttent contre les divisions gendrées du travail.
Femmes & métiers
2C’est un livre structuré en vingt‑et‑un chapitres, comptant pour chacun cinq à huit pages. Chacun de leurs titres sont précis et programmatiques, tracent l’itinéraire parfaitement balisé de cette recherche et cherchent à comprendre pourquoi, dans toutes les cultures, les femmes ont des domaines réservés d’action, comme la cueillette, le tissage ou la cuisine, et pourquoi elles subissent des exclusions strictes par rapport à d’autres domaines qui leur sont quasiment interdits, comme par exemple la chasse, la guerre, la pêche, la métallurgie ou le travail de la vigne.
3Dans les dix premiers chapitres de la réflexion d’A. Testart, la construction sociale du genre débute par « D’étonnantes constantes » ; l’anthropologue effectue un relevé précis des invariants transhistoriques pour mieux constater leurs limites par la « Faillite des explications naturalistes », en particulier pour celles qui se basent sur les principes de force physique ou de mobilité spatiale. Le chercheur nous soumet alors une hypothèse de travail, celle « Du sang des animaux et du sang des femmes », la division sexuée du travail se nourrirait du tabou du sang versé et du pouvoir symbolique maléfique des menstrues. A. Testart resserre ainsi son étude sur l’analyse des tâches précises confiées aux femmes, « Équarissage, tannage » avec une ouverture sur le religieux « Le sang du Christ, et autour ». Il poursuit avec une division sexuée du suicide, sans oublier de mettre à nu tous les clichés sociétaux attachés aux menstrues dans l’étude des comportements au niveau des matières (matières dures : pierre, os, corne, coquille, fer et bois pour l’homme ; matières tendres, molles ou flexibles : filage, poterie, tissage, fabrication de paniers, travail des peaux pour la femme), au niveau des actions (chasse par armes à feux pour les hommes, chasse au gourdin et aux rets pour la femme) ou des interdits alimentaires (la femme indisposée aigrit le vin ou la bière et ne permet pas au sel de faire son office de conservateur pour la viande ou le lard ).
Si le lecteur nous a suivi jusqu’ici, il a vu que les croyances jouaient chaque fois sur une analogie, analogie entre le corps de la femme et ce avec quoi on le met en rapport, élément naturel ou tâche humaine, peu importe. […] Que, parce qu’en la femme, il serait question de son ventre, elle ne pourrait aller dans le ventre de la mer. (p. 67 et p.72)
4Il y a donc une répartition traditionnelle des activités qui se caractérise par sa constance due à la force sociale de l’inertie et le poids des préjugés. Et si le changement est probable, et déjà semble‑t‑il amorcé, la permanence des statistiques contraires ne cesse de nous étonner.
Des champs d’action rigoureusement différenciés
5L’essai se poursuit par l’analyse des gestes techniques féminins. Trois chapitres y sont consacrés : « Creuser », « Couper », « Moudre, pilonner, écraser » pour répondre au constat, un peu trivial, que la femme aurait un réel problème avec les trous ou les creux. Pour le geste de creuser, la femme ne descend pas au fond de la mine, il faut se référer ici à l’analogie qui suscite l’interdit ; c’est bien l’analogie entre le ventre de la femme et celui de la terre assimilée à une mère qui est en cause puisque les femmes impubères ou ménopausées peuvent creuser.
6Pour le geste de couper, c’est encore la thématique du jaillissement du sang qui intervient, la femme ne peut couper sans quoi elle perturberait la matière ou se mettrait en contact avec un élément perturbé. L’équation qui guide A. Testart tient à ce constat :
La femme ne peut faire jaillir le sang parce qu’il est question d’un tel jaillissement en son corps. La femme ne peut couper les corps parce qu’il semble être question de coupures en son corps. La femme ne peut perturber de façon soudaine les corps en leurs intérieurs parce qu’elle est sujette à de telles perturbations en son intérieur. (p. 80)
7Et si les ciseaux sont typiquement un outil associé à la femme, c’est parce qu’ils coupent en position posée et n’affectent en rien l’intérieur des corps découpés.
8En revanche, moudre, pilonner, écraser sont autant de gestes techniques considérés comme totalement féminins car ils imposent des actions douces, émoussées et répétitives qui requièrent soin et application.
L’agriculture aux mains des femmes
9Selon les pays, l’agriculture est d’emblée confiée aux mains des femmes : A. Testart dénonce les spéculations scientifiques hâtives qui n’y voient qu’un rapport féminin au secret de la germination ou l’exploitation primitive des femmes dans les travaux durs par les hommes. Considérées plutôt comme des aides en Europe, en Inde et en Extrême-Orient, œuvrant plus d’égal à égal avec les hommes en Afrique de l’Ouest, et totalement responsables des travaux agricoles chez les Amérindiens des États‑Unis ou du Canada, il existe de fait une sorte d’équilibre entre les tâches.
10Si la houe est maniée par les femmes, la bêche et la charrue le sont le plus souvent par les hommes, l’homme creuse puis la femme dépose les graines. Et si la femme laboure parfois, elle est nue pour obéir à un rituel de superstition et assurerait ainsi une bonne récolte. Les hommes s’occupent, en général, du bétail et les femmes des végétaux. À ce propos, la femme laisse la grande faux et son mouvement tournoyant qui tranche les tiges au ras du sol à son mari et préfère la petite faucille dentée et le sciage des végétaux réunis d’abord en poignées, puis en javelles et enfin en gerbes. La femme rassemble donc et fait glisser la lame en percussion posée, contrairement à la faux, virile, qui tranche d’un coup sec en percussion lancée. C’est la même symbolique du geste qui attribue le vannage bucolique des femmes en été, travail léger et plaisant qui inspire nombre de poètes et de peintres, opposé au travail au fléau, long et harassant des hommes, figurant sur quantité de cartes postales anciennes. « Plus l’agriculture s’intensifie, plus se renforce le rôle des hommes ; et plus elle apparaît primitive, plus s’affirme l’emprise des femmes sur elle » (p. 114), loin de la conclusion historique qui veut que le caractère féminin de l’agriculture soit un trait féminin.
11A. Testart s’efforce de comprendre ces modes de fonctionnement sociaux et gendrées associant l’ethnologie à l’archéologie sans oublier de mettre en doute certaines théories plus attendues, démontrant ainsi toute la fragilité de raisonnements qui s’appuient sur les théories considérées comme classiques.
Le féminin de la poterie & du tissage
12La femme est potière lorsque la poterie se fait à mains nues. Avec l’invention du tour, le potier supplante la potière. « Faut‑il alors imaginer qu’une invention technique, si elle touche une activité qui était auparavant féminine la rend masculine ? » (p. 119) L’invention de la meule tournante, les performances dues à l’énergie hydraulique et à l’énergie éolienne tentent à prouver que le progrès technique est défavorable aux femmes. Pour qu’il garde sa valeur féminine, le travail doit s’exercer dans la sphère domestique, devenu métier, l’activité tend invariablement à se masculiniser, comme c’est le cas également de la panification ou du tissage. La complexité des métiers à tisser redonne ainsi cette activité aux hommes, et A. Testart de constater alors dans une formule percutante : « L’homme est maître de son outil, la femme servante de sa machine » (p. 125).
Partout où l’émergence d’un pouvoir économique, même limité, d’une classe d’artisans est envisageable, les outils et le travail ont été accaparés par les hommes ; partout où l’émergence d’un tel pouvoir est impensable, outils et travaux ont été laissés aux mains des femmes. (p. 130)
Pourquoi ?
13Le livre d’A. Testartse termine par cette ultime question « pourquoi ? » qui se présente certes comme la conclusion du fruit de ses recherches mais également comme une forme de radicalisation du propos qui appelle la discussion :
La femme s’est vue écartée de la chasse sanglante parce qu’elle‑même saigne périodiquement, écartée de l’abattage du bétail et de la boucherie pour la même raison, écartée de la guerre et de prêtrise dans toutes les religions qui mettent en jeu un sacrifice sanglant, écartée du four de fonderie parce que celui‑ci semble être une femme qui laisse échapper sous son ventre une masse rougeoyante analogue à des menstrues ou à du placenta, écartée de la marine, des navires qui voguent sur les océans et de la pêche en haute mer parce que la mer est susceptible de violentes perturbations tout comme l’est le corps de la femme, écartée de tous les travaux et outils qui, par des chocs répétés, font éclater la matière travaillée et révèlent son intérieur parce qu’il est question de l’intérieur lors de ses indispositions périodiques, etc. (p. 133)
14A. Testart insiste ainsi sur la continuité et même la contiguïté des croyances, rappelant que le cadre de son ouvrage était de mettre en évidence un ensemble de faits convergents et une tendance générale et universelle à diviser sexuellement le travail depuis les origines. L’objectif de ce travail est un constat de quasi-universalité d’états de fait concernant la division sexuée du travail mais l’étude s’affine constamment vers une explication qui combine motifs symboliques et contraintes économiques. Le champ de recherche s’attache ainsi à informer et expliquer les structures sociales de l'humanité et s'appuie in fine sur une anthropologie évolutionniste qui éclaire les moments fondateurs de l'évolution sociétale.
15Ce livre a, en outre, la clarté d’un ouvrage méthodologique et didactique. Les informations sont précises : références bibliographiques et tableaux récapitulatifs en annexes. L’argumentaire est solide, étayé par des exemples variés et érudits : données statistiques, chiffres et pourcentages.
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16L’essai se veut concis et efficace, la division sexuelle du travail pouvant s’expliquer bien mieux par la mise en évidence d’une croyance que par des causes matérielles a priori plus convaincantes. Cependant comme les explications naturalistes se révèlent inopérantes, c’est donc du côté de l’explication symbolique qu’il importe de se tourner. Ce récent ouvrage des gender studies est en fait une dénonciation des idées ancrées dans la mentalité contemporaine et une réfutation argumentées des idées les plus répandues sur l’histoire du travail des femmes sans parti pris idéologique, avec une grande finesse d’interprétation jubilatoire de la part de son auteur. La démonstration n’est jamais parasitée par le désir de convaincre mais animée par le désir de comprendre en dehors de tout jugement de valeur.
17On ne peut cependant que regretter que l’ouvrage n’accorde pas une place plus importante à la maternité. La symbolique du ventre matriciel est certes présente tout au long des raisonnements explicatifs par la symbolique attachée aux menstrues mais on attendrait que l’éclairage s’ouvre à cette aptitude unique des femmes à se reproduire et à ce pouvoir de pérenniser le masculin, avec la conséquence prévisible de répercussions importantes dans la division sexuelle du travail, de même que les accès aux savoirs ou aux transmissions traditionnelles par les femmes pour les jeunes filles ne sont pas vraiment envisagés comme significatifs de cette division imposée ou parfois recherchée. Néanmoins en cette époque de turbulences des théories du genre, ce livre est bienvenu pour troubler les mirages des certitudes, et salvateur, ou du moins salutaire, pour relancer les débats en toute sérénité intellectuelle.