L’invention du solitaire
1Voici un exemple parfait de ce qu’un vrai travail d’équipe universitaire peut produire de meilleur. Le volume que nous propose Dominique Rabaté, fruit de la collaboration active entre l’équipe « Modernités » de l’université de Bordeaux 3 et l’équipe « Littérature & sublime » de Toulouse 2, s’impose à l’attention d’abord par l’importance de son sujet. « L’invention du solitaire » : il s’agit, on le comprend tout de suite, d’histoire, histoire littéraire, histoire des sensibilités, histoire des idées, histoire des représentations. Dominique Rabaté ouvre d’ailleurs l’ouvrage par une introduction critique, extrêmement développée et documentée, en précisant explicitement cette dimension : « Comment et pourquoi le solitaire s’invente-t-il à une période de l’histoire […] et qu’invente-t-il ? À la première question, il faudra répondre en périodisant l’histoire des rapports entre écrivain et solitaire. À la deuxième, on peut plus brutalement répondre […] : ce que le solitaire invente, c’est la littérature — dans son sens moderne » (p. 8). Ce livre vient donc rappeler opportunément que la « littérature » est une institution culturelle relativement récente, dont la naissance peut se situer à peu près entre 1760 (Lessing commence à publier sa revue Briefe die neueste Literatur betreffend) et 1800 (Mme de Staël, De la littérature). Tel est le paradoxe : la « littérature » se déploie sur et dans une scène sociale fortement élargie par l’histoire politique, tout en étant le fruit d’une activité d’écriture irrémédiablement solitaire. Et c’est aussi « la naissance de l’écrivain ». Il y a eu, à la fin du XVIIIe siècle, une modification radicale des identités, avec une valorisation, qui est presque une invention, de l’individu, devenant bientôt sujet démocratique votant, donc actif — une modification que l’on a pris l’habitude d’appeler « modernité ». Dominique Rabaté poursuit son raisonnement, tout en expliquant la problématique qui a conduit ce travail collectif : « Si l’invention du solitaire relève de la modernité, c’est parce qu’elle relève au premier chef d’une histoire de l’individu moderne. Et si nous l’abordons par la littérature, c’est bien sûr parce que la question de l’individu touche principalement à son rapport au langage. L’antinomie première que nous ne cesserons de voir à l’œuvre dans les textes modernes est la suivante : comment être et se sentir seul, alors que cette pensée se dit par les mots, c’est-à-dire par ce qui est social en soi ? » (p. 9). L’ouvrage envisage l’histoire de cette invention, à travers une véritable généalogie de la référence — il poursuit ainsi, très utilement, le livre de P. Naudin, très souvent cité ici : L’Expérience et le sentiment de solitude dans la littérature française de l’aube des Lumières à la Révolution (Klincksieck, 1995). Et, précisément, c’est l’organisation générale de cette démarche généalogique qui fait tout le prix de cet excellent ouvrage, encore plus que la qualité individuelle de chacun des articles qu’il rassemble.
2En effet, Dominique Rabaté a choisi de privilégier trois étapes, complémentaires et évolutives. La première partie du volume (« Seul sur terre ? ») respecte résolument la diachronie chronologique, et se présente comme un parfait ensemble d’histoire littéraire, au vrai sens du mot (voir la mise au point de la RHLF, n° 3, 2003). C’est, comme il se doit, Rousseau qui ouvre l’étude : Brigitte Louichon développe une analyse de la scénographie mondaine critique et irrémédiablement perverse qu’est le discours autobiographique rousseauiste, coincé entre nécessité de l’autre et impossible amour de soi. Caroline Jacot-Grapa propose ensuite rien de moins qu’une « histoire de la solitude », de Rousseau à Baudelaire, en insistant sur les textes du médecin suisse Zimmermann et de Bernardin de Saint-Pierre. Selon elle, cette génération interroge « la tension entre la déprise du solitaire et l’emprise de l’Histoire, la retraite légitimant par hypothèse un discours de vérité » (p. 41).
3Les études qui suivent se consacrent à quelques très grandes figures du romantisme français, mouvement de valorisation de la pose solitaire, autant que d’interrogation du langage lyrique : Patrick Marot a le mérite d’étudier l’ensemble de l’œuvre de Senancour, et pas seulement Oberman ; il insiste sur la dialectique de la fiction du solitaire et de la solitude comme langage original. Fabienne Bercegol voit en Chateaubriand un solitaire chrétien, Laurence Tibi relève les différentes figures de solitaire chez Lamartine, gentilhomme cultivé, prophétesse ou autres, quand Marie-Catherine Huet-Brichard relit Stello de Vigny, et sa fiction du poète maudit. Deux dernières études concluent ce premier ensemble dix-neuviémiste, de portée historique, en se consacrant à des auteurs nettement moins familiers : Jean-Pierre Saïdah fait d’Alphonse Rabbe le portrait d’un écrivain pré-baudelairien ; Didier Coste présente l’œuvre du philosophe et poète américain Thoreau, mort en 1862, qui laissa quantités de fragments de son journal intime. L’insistance sur l’écriture diariste fournit la transition idéale avec la deuxième partie de l’ouvrage (« Multitude, solitude »).
4Celle-ci privilégie, en effet, moins l’histoire des sensibilités et des représentations, que l’histoire des formes : il s’agit d’insister sur les pratiques d’écriture qui sont fondamentalement celles de l’écrivain-solitaire. À commencer, donc, par l’écriture du journal intime. À cet égard, rien de plus radical que la position d’Amiel, qui choisit d’écrire en maniaque obsessionnel pour déplacer les repères de sensibilité du vécu, et pousser la pratique de rédaction à un point de souffrance (et donc de jouissance) totalement impensable jusque-là — mais ce corpus stupéfiant mérite tout autre chose que la plate paraphrase thématique de Michel Braud. Francis Lacoste s’intéresse ensuite à un autre grand solitaire et maniaque du XIXe siècle, Flaubert, sans vraiment renouveler le sujet. Valéry Hugotte analyse l’hermétisme de Lautréamont comme le durcissement affectif d’une agressivité qui n’est pas que poétique, Jérôme Solal explique le repli solitaire du héros de Huysmans par le vécu d’un secret traumatisant, et Pierre Glaudes montre fort bien que la parole pamphlétaire de Léon Bloy, toute sa violence et sa provocation, est un apprentissage de l’ascèse qui, seule, peut conduire au grand solitaire par excellence qu’est Dieu. Le discours du solitaire, c’est d’abord un monologue, dont la modernité n’a cessé d’explorer l’infini : Isabelle Poulin propose une étude comparée des énonciations monodiques chez Dostoïevski bien sûr, et son sous-sol, Nabokov et des Forêts. On pense également à Beckett, et c’est précisément une étude sur cet auteur de la souffrance, s’il en est, due à Dominique Rabaté, qui conclut l’ensemble, lisant Compagnie comme la quête d’une voix perdue.
5Tout ce travail montre fort bien comment et en quoi l’énonciation moderne est irréductiblement une pratique du ressassement, dans la souffrance, le plus souvent, parfois dans la jubilation provocatrice, parfois encore dans la complaisance — autre réussite des efforts de l’équipe de Dominique Rabaté : le présent volume complète donc très utilement, parce qu’en insistant sur la dimension historique de ce phénomène, Modernités 15 : Écritures du ressassement, ainsi que Modernités 14 : Dire le secret, puisque tout secret isole.
6La troisième et dernière partie (« Monades en série ») est le pendant de la première, par son inscription entière dans le XXe siècle : elle montre parfaitement « l’accentuation solipsiste de la conscience subjective — qui relève soit du projet maniaque […], soit d’une impossibilité à pouvoir (se) vivre autrement » (Rabaté, p. 18).
7Serge Canadas étudie la figuration du solitaire dans La Nausée et L’Étranger. Laurent Dubreuil donne une remarquable contribution, intitulée « Monade et principe de solitude dans Journal du voleur de Genet » : il montre comment le voleur, l’homosexuel, le maudit, oppose aux valeurs du monde « un Je monadique qui contient la totalité inhumaine et se confond avec elle » (p. 299). Jérôme Cabot explique les innovations stylistiques d’Albert Cohen par cette expérience de la solitude, vécue dans une certaine forme d’excitation amoureuse. Pour Jean-Pierre Zubiate, Saint-John Perse articule la condition de la solitude à une interrogation sur la portée éthique et politique de l’imaginaire. Julien Roumette établit beaucoup de rapprochements entre la grande figure du solitaire au XXe siècle qu’est Kafka et Un homme qui dort, le très beau récit de Perec. Lydie Parisse étudie le riche intertexte mystique et mythique du livre de Sylvie Germain, La Pleurante des rues de Prague, vaste poème politique sur la barbarie. Et Andrea Del Lungo s’interroge sur la mise en fiction de la postmoderne « mort de l’auteur » dans l’ensemble de l’œuvre d’Antonio Tabucchi. Sa réflexion est importante en ce qu’elle montre très bien comment la dimension ludique, volontiers narcissique, de la littérature contemporaine, qui ne cesse de parler d’elle-même et de sa production, est invention des disponibilités poétiques de cette solitude à laquelle elle ne peut échapper et qu’elle se doit d’assumer, non sans mélancolie.
8Enfin, un autre article de Dominique Rabaté clôt cette partie et le volume, avec un « portrait du solitaire en serial killer ». Il est incontestable que la figure du serial killer est une des projections fantasmatiques les plus fortes, et les plus récurrentes, de notre imaginaire : elle pousse jusqu’au monstrueux cette radicalisation de l’incommunicabilité, faisant du crime un discours limite, un discours ultime. À travers des lectures de James Ellroy, de Robin Cook, de Bret Easton Ellis et d’Antonio Munoz-Molina, Dominique Rabaté nous donne là un étonnant et terrible aperçu de notre quotidien et d’une de ses mythologies, montrant la fragilité absolue des repères entre le vécu et le sensible. On aura compris l’intérêt de l’ensemble de ce volume, fruit d’un véritable travail de groupe, qui est un modèle idéal de ce à quoi doivent et peuvent tendre les études littéraires soucieuses de problématiques contextualisées.