L’histoire européenne à la lumière de l’épopée alexandrine
1L’Alexandre des Lumières de Pierre Briant est une somme visant à couvrir les mentions d’Alexandre le Grand dans les écrits de l’Europe des Lumières. L’auteur choisit d’adopter une vision très large de cette époque et couvre la période de 1670 à 1830, un vaste panorama qui commence avec les Ottomans sous les murs de Vienne pour finir avec l’indépendance de la Grèce, avec en toile de fond pour cette période l’antagonisme franco‑anglais. En termes de sources, l’Europe est moins largement couverte. Les ouvrages de référence sont majoritairement français et anglais (et écossais), avec quelques auteurs allemands évoqués au moment de la période napoléonienne et des réformes prussiennes. L’ambition est vaste : l’auteur a compulsé plus de 600 titres, abordant les domaines de l’astronomie, de la géographie, de la navigation, du commerce... Les textes analysés sont historiques, didactiques et philosophiques. A contrario, on recense peu de sources littéraires, Alexandre étant négligé par la littérature de l’époque. Les thèmes évoqués — commerce, découvertes géographiques (le voyage de Néarque sur les côtes indiennes a notamment intéressé les Anglais), colonies, empires, conquêtes — sont révélateurs de l’Europe des Lumières tant pour son contexte historique que pour ses inclinations intellectuelles : regain d’intérêt pour l’Antiquité, courant encyclopédique, réflexion sur le rôle et la valeur des sources.... On retrouve la volonté d’ouverture caractéristique de l’ouvrage dans le choix d’inclure des écrits issus autant des milieux érudits que d’un corpus plus profane.
2La première partie de l’ouvrage (« Genèse et affirmation d’une histoire critique ») propose une réflexion sur les sources, avec un intérêt particulier pour la démarche de Sainte Croix, nourrie de comparaisons avec d’autres ouvrages. La deuxième (« Mort du héros, naissance d’un conquérant‑philosophe ») confronte les écrits de l’Antiquité aux relectures philosophiques modernes ; l’éclairage est mis sur la différenciation entre « lecture des érudits » et « lecture du vulgaire ». Voltaire est particulièrement présent dans ce segment. La troisième et la quatrième parties sont plus interprétatives. « Empires » propose une réflexion sur la notion d’empire à la lumière des événements contemporains, et « Sens de l’histoire » met en relief les préoccupations de l’époque pour la politique européenne, à un moment où l’Europe, après avoir pris le contrôle des mers, entreprend le contrôle des terres (début de la colonisation de l’Inde par les Anglais...). Alexandre, en tant que conquérant de l’Asie — et de l’Inde selon certaines sources romancées —, s’impose comme référence. Au moment où des empires politiques et commerciaux se constituent, où l’Empire ottoman est sur le déclin, où les Russes ont des visées sur Constantinople, le personnage de Darius, la chute de l’Empire perse, suscitent des débats : qu’est‑ce qui fait que l’Empire a chu, comment fait‑on pour préserver ses conquêtes ? Comment gérer un empire ? La période de règne d’Alexandre ayant été brève, la question se pose de savoir si ses choix pour administrer son empire (comme le fait de s’appuyer sur des élites locales, et de mélanger les populations) auraient été bons. La façon dont le corpus alexandrin permet de susciter des débats et d’y proposer des réponses, parfois antagonistes, est excellemment démontrée par P. Briant : le personnage d’Alexandre fait l’objet d’une relecture en fonction des préoccupations de l’époque, des contextes, et des partis considérés.
L’épopée alexandrine comme argument rhétorique
3P. Briant propose donc l’étude de la genèse de l’historiographie d’Alexandre au xviiie siècle. Mais le grand intérêt de l’ouvrage est de montrer le paradoxe d’une époque qui recherche dans ses sources la vérité factuelle et qui pourtant les instrumentalise, voire les manipule, à des fins rhétoriques et argumentatives. L’auteur s’arrête sur deux épisodes de l’histoire d’Alexandre abondamment commentés. Au retour de l’expédition de Néarque, Alexandre a détruit des cataractes installées sur l’Euphrate. Les sources n’en précisent pas la raison. Deux camps s’affrontent pour offrir des interprétations à cette action : les opposants au protectionnisme voient en Alexandre un partisan de la libre circulation des échanges (et pourquoi pas du Commonwealth par anticipation), d’autres, qui s’appuient sur des sources affirmant que ces cataractes ne barraient pas vraiment le fleuve et qu’elles avaient vocation à alimenter un complexe réseau d’irrigation mettant en valeur l’intérieur des terres, voient en Alexandre un tyran opposé à la valorisation agricole des terres. Le second épisode concerne l’arrivée d’Alexandre en Judée et sa rencontre avec le grand prêtre. Certains ont vu dans cette reconnaissance du monothéisme par Alexandre une preuve qu’il aurait été chrétien s’il avait vécu à une autre époque, et ont donc proposé une lecture chrétienne de son épopée. D’autres réaffirment le paganisme du personnage et refusent de voir en lui une figure providentielle. Certains, comme Sainte Croix, passent de la seconde à la première interprétation. La restitution de ces débats au sein de l’ouvrage illustre bien l’instrumentalisation rhétorique et la récupération dont Alexandre a pu faire l’objet par des partis antagonistes.
4Parce qu’il est intégré dans des discours philosophiques, Alexandre a alimenté la littérature didactique dite de « miroirs de prince » (Bossuet, Mably, Montesquieu...). Même si la notion n’est pas longuement abordée en tant que telle, on trouve de nombreuses comparaisons entre Alexandre et d’autres souverains : Pierre le Grand, Charles xii de Suède, Bonaparte et Georges iii d’Angleterre notamment. Ce qui ressort de cette littérature didactique est aussi la dualité du personnage d’Alexandre. L’ambivalence du héros est une constante de l’ouvrage. Aucun auteur n’est complètement partisan d’Alexandre car il est difficile de saisir dans une même vision ses accomplissements en tant que chef de guerre, son projet politique, sa personnalité complexe et colérique. L’ambivalence du personnage qui ressort de ces lignes est la même que celle que l’on discerne chez les auteurs antiques et médiévaux, même si P. Briant n’aborde pas ces derniers. L’ouvrage de George Cary1, daté de 1956, mais encore utile aujourd’hui, montre à travers une série d’exemples la façon dont Alexandre était utilisé au Moyen Âge dans les textes littéraires, historiques, dans les écrits des théologiens et des mystiques ainsi que dans les prêches. Le lecteur en ressort avec l’impression d’une figure malléable et susceptible d’être utilisée successivement comme argument pro et comme argument contra. L’une des raisons de cette ambivalence, mise à part la personnalité d’Alexandre lui‑même, est la disparité des sources relatives à son histoire, entre la célébration par Quinte Curce et le portrait à charge d’Orose, sources antagonistes que leurs successeurs ont tenté de concilier, avec des succès mitigés. Au Moyen Âge, Alexandre était un personnage controversé, à tel point qu’on lui attribuait, dans l’Historia de Preliis, un physique hybride, mi‑homme, mi‑animal2. P. Briant semble faire remonter le maintien de l’ambivalence sur Alexandre à l’Histoire ancienne de Rollin (1730‑1738), compilation de sources agencées sans esprit critique qui se termine, pour la partie sur Alexandre, par une présentation sur deux colonnes des bilans positif et négatif du héros. Son écriture assez narrative et dramatisée ainsi que ses récits moralisés lui ont assuré un immense succès pendant toute la période des Lumières et ont contribué à véhiculer nombre de clichés sur le jeune conquérant colérique. En regard de cette source, aussi prédominante pour les auteurs au xviiie siècle que dans l’ouvrage de P. Briant, où elle est régulièrement mise à distance, l’auteur de l’Alexandre des Lumières laisse une large place à la pensée philosophique de Montesquieu et à son Esprit des Lois. Son souci d’analyse critique comme sa justesse de jugement sont mis en valeur. Entre ces deux auteurs, dont P. Briant rappelle le rôle prépondérant, la place d’honneur est laissée au baron de Sainte Croix qui se place en défenseur de l’érudition et dont une partie de l’Alexandre des Lumières fait en quelque sorte la monographie.
5La rhétorique utilisant Alexandre comme argument n’est donc pas une nouveauté de l’époque des Lumières. Si P. Briant ne développe pas cet aspect, c’est parce qu’il étudie brillamment des exemples précis de polémiques, par exemple celles qui s’appuient sur la pratique, héritée de Plutarque, de proposer des portraits en parallèle. Il montre également qu’au sein de l’Europe des pays peuvent s’opposer sur la conception qu’ils ont du jeune conquérant. Cette mise en contexte géographique de la polémique est une approche originale permise par la perspective délibérément totalisante de l’ouvrage.
6Le livre de P. Briant est très documentaire, mais il contient aussi des éléments de réflexion méthodologique. L’utilisation de la vie d’Alexandre à des fins argumentatives repose sur une approche analogique, tour à tour ponctuelle et globale, déjà étudiée dans l’Allemagne du xixe siècle. C’est donc une historiographie de cette méthode qui est proposée par le biais de l’étude de la comparaison récurrente entre l’empire perse et l’empire ottoman, de ses présupposés et de ses finalités. Dans la sous‑partie « L’homme malade de l’Asie », P. Briant s’intéresse aux métaphores de l’Empire, comme celle de l’arbre à la ramure trop étendue et à l’enracinement superficiel ou celle du colosse aux pieds d’argile.
Des sources originales
7Les littéraires qui consulteront ce livre apprécieront donc sa déconstruction de la rhétorique d’une époque, mais aussi l’intérêt que porte P. Briant à des sources souvent négligées par la « grande histoire ».
8L’article « Alexandre » du Nouveau dictionnaire historique portatif, étant principalement constitué d’un collage d’opinions et d’interprétations antérieures, perpétue de fait l’ambiguïté du personnage. L’analyse comparative des différentes éditions du dictionnaire amène à constater que les seules modifications portent sur la véracité des événements. Le jugement n’est pas moral mais historique. Dans l’Encyclopédie, P. Briant ne s’intéresse pas seulement à l’entrée « Alexandre », tardive et quelconque, mais à toutes les entrées mentionnant le conquérant, pour la plupart rédigées par le Chevalier de Jaucourt. Il en ressort une vision sédimentée d’Alexandre, toute imprégnée de lectures de Montesquieu.
9La sous‑partie « Notes de lecture et paroles de lecteurs » confronte moins des notes de lecture à proprement parler que des textes personnels imprégnés de récits historiques et philosophiques. P. Briant a l’idée de comparer des textes peu connus de Valentin Jamerey‑Duval, fils de paysans misérables devenu professeur spécialiste de l’Antiquité, et de Bonaparte. Quoique d’origines différentes, ces deux auteurs ont lu les mêmes livres et, pour des raisons divergentes, partagent la même condamnation d’Alexandre. Le lecteur découvre un essai présenté par le jeune Bonaparte à un concours d’écriture. Ce document, confronté à d’autres écrits qu’on lui prête, pendant la conquête ou l’exil, montre que l’ambitieux militaire utilisait la figure d’Alexandre de façon contrastée, entre analogie utile, condamnation morale et comparaison envieuse.
10Dans la même optique, P. Briant cite Daniel Defoe, qui a écrit sur Alexandre dans une suite d’articles plus tard publiée sous le nom de A plan for the English Commerce (1728) et restée quasiment méconnue depuis. Connu comme romancier et journaliste, Daniel Defoe était aussi un polémiste, fervent partisan du commerce et de l’épanouissement des arts. Il fait de la ruine de Tyr la source de nombreux maux, la civilisation phénicienne offrant la possibilité de la cohabitation heureuse entre plusieurs peuples dans le cadre d’un commerce fructueux et d’échanges intellectuels intenses.
11Tous ces documents assez rares sont rassemblés dans la deuxième partie et témoignent bien de la vision de l’histoire de P. Briant, qui est de donner la voix à différentes strates de la société, à différents pays, à différents domaines de la connaissance, dans la lignée de la micro‑histoire. C’est par ce seul biais que l’on peut avoir accès à la subjectivité des lecteurs, dans toute leur complexité.
12Quoiqu’il exprime ses regrets à ne pouvoir développer cette sous‑partie, P. Briant s’intéresse aussi aux liens entre texte et image, « plume et pinceau ». Bien documentée, cette partie compare les sources et les mises en scènes choisies par Gamelin et par Le Brun pour en conclure que la vision d’Alexandre donnée par les tableaux est plus uniformément positive que celle des textes qui les ont inspirés. Même si le lien texte‑image n’est pas un fil conducteur de l’ouvrage de P. Briant, on le retrouve vers la fin, pour une fine analyse d’utilisation d’une image d’Alexandre dans le cas de propagande anti‑Turc en Grèce. Rigas Vélestinis a répandu en grec les idées des Lumières et de l’Encyclopédie. Le portrait d’Alexandre, prétendument inspiré d’une monnaie antique, mais plus sûrement copié sur des tableaux de Le Brun, développe dans ses marges un véritable programme politique iconographique.
13De manière plus générale, P. Briant appuie son propos sur quelques documents iconographiques (20 reproductions en noir et blanc et un cahier de 13 illustrations en couleur) : cartes, huiles, gravures, qui viennent enrichir l’ouvrage.
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14L’Alexandre des lumières est un ouvrage dont il faut mériter la lecture. Le propos est riche, mais dense. L’auteur propose des références particulièrement nombreuses et fournies. Le souci d’exhaustivité peut faire perdre le fil de la démonstration. Mais l’ouvrage résulte d’un travail de recherche considérable et Pierre Briant porte à notre connaissance — par le biais de citations multiples et bien choisies — beaucoup d’auteurs méconnus et un vaste corpus de réflexion sur Alexandre qui sera utile aux chercheurs, tant en histoire qu’en sciences politiques et en philosophie. Pour qu’il puisse saisir les enjeux du propos, il est attendu du lecteur d’être bien au fait de l’histoire politique de la fin du xviie siècle au début du xixe siècle car, dans cet ouvrage déjà vaste, P. Briant ne peut pas rappeler les tenants et les aboutissants des décisions politiques et des débats philosophiques qui animent le siècle des Lumières. Le spécialiste du xviiie siècle trouvera dans cet ouvrage un éclairage précis et spécifique et sans doute des références inconnues. Le lecteur moins averti pourra commencer par l’épilogue, particulièrement utile et synthétique, avant de se lancer dans la lecture de l’ouvrage, sans se laisser décourager par les chapitres initiaux sur Alexandre à l’Académie. Notons que les notes particulièrement détaillées et savantes, l’index des noms propres, la brieveté des sous‑chapitres et les nombreux sous‑titres, parfois sous forme de question, donnent une respiration à l’ouvrage et permettent au lecteur de bien se repérer dans le livre, qui, de consultation facile, peut être utilisé comme un ouvrage de référence, ce qu’il est assurément.