Parole tenue : cours & discours de Barthes & Foucault au Collège de France
1Ce qui rapproche d’emblée Barthes et Foucault dans l’essai de Guillaume Bellon, ce qui semble même en motiver le travail tout entier, c’est cette commune méfiance qu’ils entretenaient l’un et l’autre à l’égard du discours, et qui se formalisa, notamment, à l’orée même de leur discours par excellence, celui de la leçon inaugurale au Collège de France : Barthes y dénonçant le « fascisme de la langue » et Foucault, dans L’Ordre du discours, se méfiant de la « police discursive » à l’œuvre dans tout discours (p. 8).
2Cette commune méfiance est à l’aune d’un souci et d’une tentative de répondre à la question de Foucault : « Que faire du discours après en avoir démontré autant que démonté l’ordre ? », comment « tenir un discours » sans pour autant en imposer sa violence inhérente ? Il s’agira ainsi d’interroger la position du professeur travaillant « à l’exposition d’une parole libre, à même d’accueillir l’autre sans le contraindre » (p. 8), et ce, au sein d’une institution — le Collège de France — peut‑être plus à même de susciter cette question, depuis sa fondation, jusqu’à ces années 1970, « moment singulier dans l’histoire intellectuelle de désaveu du savoir et de ses prestiges » (p. 9). La question que posent Barthes et Foucault dans leur cours au Collège de France pourrait dès lors se lire, non pas comme une énième origine de la « crise des valeurs » ou de la « crise de l’autorité », mais comme une tentative pour poser les fondations d’un discours conscient de son pouvoir et dès lors à même d’en déjouer en partie les effets d’assujettissement.
3Pour G. Bellon, il faudrait ainsi entendre dans cette « pratique constamment inquiète d’elle‑même » (p. 10) la clé de voûte pour comprendre l’œuvre que vont déployer au sein du Collège de France Barthes et Foucault. Repérer ces parentés de méthode ne signifie pas pour autant forcer les rapprochements entre deux pensées évidemment bien différentes : G. Bellon entend bien ne pas être dans « l’illusion de faire émerger un objet commun, à même de confondre les deux enseignements » (p. 13). Il s’agit avant tout de comprendre deux positionnements face à la prise de parole, à la tenue du discours.
Comment donner à lire les cours ?
4Le problème tient pourtant en ce que le questionnement qui était celui de Barthes et de Foucault ne saurait être redoublé par la démarche de G. Bellon, puisque nous nous trouvons d’emblée face à une autre parole, à un autre discours que celui qui fut proféré dans les années 1970 au Collège de France. Nous ne sommes plus en effet face à une parole tenue, mais face à un objet étrange : celui de livres qui se donnent comme des transcriptions des cours, et qui relèvent désormais du domaine de l’écrit. L’essai de G. Bellon a alors comme premier mérite de nous permettre de comprendre, à nous autres lecteurs, que faire ou comment faire face à ces objets hybrides, face à une parole qui fut vivante puis fixée à partir des notes de certains élèves, d’enregistrements, de brouillons, etc. C’est d’ailleurs à ce statut complexe qu’est consacrée la première partie du premier chapitre « Vers le livre ». On voit mieux grâce à lui comme il n’y a nulle évidence à lire un cours, et que tout, dans l’édition des cours, pose problème et oblige à interroger les notions mêmes d’ « auteur », de « texte », de « livre » et de « discours » (p. 29 sq.), ce que fait G. Bellon avec une extrême rigueur et sans jamais se dérober aux problèmes conceptuels posés.
5Mais au‑delà du statut complexe de l’objet sur lequel G. Bellon a choisi de travailler, c’est plus généralement selon deux axes que s’articule son livre : d’abord le fait que cette étude voudrait aussi nous donner à entendre une époque, un moment théorique singulier (p. 17) duquel la parole magistrale sortira bien entamée ; ensuite la recherche d’une méthode dont les cours porteraient l’interrogation et la trace tout à la fois.
6L’essai de G. Bellon commence ainsi véritablement avec « L’ordre de l’écrit » consacré à Foucault et à la question de la « mise en jeu » de sa parole enseignante, de sa recevabilité, sa circulation et sa diffusion (p. 35). On entre plus avant ici dans la question de la transcription des cours, de la façon dont elle gomme les hésitations et les répétitions de la langue orale, et dont les éditeurs de Foucault ou de Barthes ont choisi de s’y prendre, soit en « littérarisant » la parole (de Foucault dans l’édition de Il faut défendre la société par exemple), soit au contraire en « mimant » à l’excès la parole prononcée, comme dans l’édition de la Règle du jeu par Dispot (p. 41 sq.). G. Bellon étudie alors minutieusement tous les effets de lissage de la langue orale, voire de polissage, au nom de lois tacites du bien écrire, qui viennent singulièrement modifier la parole prononcée et affecter un certain dérèglement inhérent à la parole proférée, et surtout toute l’organisation d’une pensée en mouvement qui hésite dans sa recherche de précision et de vérité au profit d’une finalité, d’un résultat (p. 49 sq.). Autrement dit une forme de « neutralisation » du discours, visible dans les exemples que nous en donne l’auteur.
7Dans le cas des cours de Barthes, les choses sont un peu différentes, puisque Barthes aura laissé des « Notes de cours » et sans cesse questionné directement le statut de sa parole enseignante, en la définissant ainsi à l’orée de La Préparation du roman : « Ni tout à fait parole, ni tout à fait écriture » (p. 60). Cet « infratexte » (selon la formule d’Éric Marty) est saturé sur le papier de signes algébriques, et propose une forme du « scriptible » qui montre Barthes « en état d’énonciation » selon ses propres termes rappelés par G. Bellon (p. 62). Le problème est alors autre que celui posé par les transcriptions des cours de Foucault : les notes du cours « écrit‑pour‑soi » semblent ne requérir nul lecteur (p. 63), mais le travail même de l’édition vient en faciliter la lecture et apporter, selon G. Bellon, une solution optimale à toutes les difficultés de ce type de transcription (p. 64 sq.). Celui‑ci n’en recueille pas moins patiemment tout ce qui échappe à la transcription : certains mots soulignés dans les manuscrits mais qui ne figurent plus en italique dans la version éditée, ajouts ou ratures qui sont tus. Tous ces manquements à la forme même des brouillons pourraient révéler chez l’auteur un respect scrupuleux frisant « le fétichisme de l’idolâtrie » (p. 67) s’il ne reconnaissait lui‑même qu’il s’agit surtout de « permettre au lecteur d’habiter une écriture qui ne lui était pas destinée ».
8C’est peut‑être dans les sites internet dédiés aux cours de Barthes ou de Foucault qu’on trouverait alors la solution la plus satisfaisante, ou plutôt la plus complète, puisqu’elle permet à celui qui s’y rend de circuler entre les manuscrits, les fac‑similés, les enregistrements.
Le cours/l’œuvre
9Après avoir examiné minutieusement tous les problèmes posés par l’édition des cours, G. Bellon entreprend dans la deuxième partie de son essai de mettre en regard ces deux pratiques conjointes et pourtant si dissemblables — et dont on comprend d’autant mieux les écarts que la première partie nous a montré à quel point il n’était pas question de considérer comme « livre » ces éditions si complexes des cours — celle de l’auteur et celle du professeur. Le cours serait‑il l’ébauche d’une pensée à venir dans l’écriture, quand on en voit des fragments transplantés dans certains articles publiés ? Cette question est patiemment analysée par G. Bellon, notamment par exemple pour ce qui est des liens complexes qui existent entre le cours de Foucault de 1975 (les Anormaux) et la parution de La Volonté de savoir en 1976 : ces analyses ont surtout le mérite, moins de nous faire entrer dans le laboratoire de la pensée ou de l’écriture, ou encore de nous faire apercevoir le cours comme une forme de « brouillon » du livre, que de nous montrer combien les lieux (la salle de cours, le livre) sont propices à des phénomènes d’amplification (le cours) ou de synthétisation théorique (le livre) qui leur sont propres et qui donnent leur allure singulière à l’un et à l’autre.
10C’est ainsi que l’on pourra même, pour citer le titre d’un chapitre, faire du cours le « lieu de la différence » (p. 101 sq.), et d’abord d’une différence avec l’œuvre antérieure : lieu où retoucher, s’amender, se critiquer, le cours permet alors aussi de faire échapper le livre à la monumentalité à laquelle on le réduira nécessairement. Mais le cours doit aussi s’envisager hors ses rapports avec l’œuvre écrite, comme matière excédentaire, faisant davantage signe vers une pratique que vers le livre (p. 108 sq.), ce qu’elle peut devenir aussi chez Barthes, comme le montre l’analyse du séminaire « Comment vivre ensemble » de 1977 (p. 112 sq.). Mais c’est plus à une forme de glissando qu’on assiste dans le cas des rapports cours/œuvre chez Barthes, comme dans celui où une analyse du haïku dans La Préparation du roman ouvre sur une analyse de la photographie qui se prolongera dans La Chambre claire.
11C’est ce qui conduit alors G. Bellon à analyser plus précisément la parole même du cours et la « méthode » qui s’y déploie, et à se détourner des rapports aux livres et au Livre. Qu’il s’agisse de Barthes ou de Foucault, il est évident que ce n’est pas à proprement parler à une « pédagogie » qu’on aura à faire, d’autant que le cadre même des cours au Collège de France est singulier : « Une fois au Collège, pour nos deux auteurs, ce sont les conditions matérielles qui auront raison de toute relation pédagogique » (p. 129), puisque le nombre des « auditeurs » est tel qu’aucun dialogue n’est réellement possible et que seul l’espace d’un séminaire restreint permet de contrer. Au point qu’on pourrait réduire au conflit <Cours = parole magistrale vs Séminaire = dialogue et collaboration> la question même de l’enseignement ici posée. Foucault tentera bien, mais en vain, de dépasser cette stricte opposition dans son cours de 1982 sur L’Herméneutique du sujet, en instaurant un partage des deux heures entre cours et explication de texte. Car c’est bien une méthode que Foucault, comme Barthes, recherchent. Leur commune référence dans ce « semblant méthodologique » sera Nietzsche. On comprend vite par là qu’aucune « méthode » n’est vraiment tenable, comme si c’était « une fatalité du discours enseignant [que] de reposer sur des distinctions instables, [que] de mettre en œuvre des systèmes insuffisamment affermis et toujours propres à se retourner ou s’annuler » (p. 146). En ce cas, il ne reste plus alors à la parole enseignante qu’à faire le récit « d’une recherche devenue fable » (p. 148). Chez Barthes, ce récit est avant tout celui, a‑dogmatique, qui vient refuser tout ordre, déjouer toute production d’un sens univoque, toute organisation qui en donnerait l’apparence, au profit du hasard et de l’aléatoire (pour Le Neutre), de la fiction (pour La Préparation du roman). C’est encore ce terme que revendiquera Foucault après la sortie des Mots et les choses : fiction d’abord engendrée par les titres de cours proposés, auxquels il faut sans cesse revenir après avoir dérivé. Fiction, voire roman‑feuilleton dans la tension qui court d’une semaine l’autre (pour Les Anormaux notamment). Car c’est l’univers de la fiction, et notamment du conte, qui vient souvent donner une sorte de modèle aux histoires et à l’histoire que Foucault entend mettre en place. Pour G. Bellon, « ce discours enseignant [qui] privilégie le récit à la démonstration [est] un autre symptôme de cette ‘‘désinvolture’’ » déjà relevée, qui imprime son caractère à la pensée autant qu’à la conduite du cours » (p. 191). Si la démonstration est pertinente, on pourra regretter d’y retrouver des éléments que l’on pouvait déjà connaître par ailleurs et qui gomment en partie la différence qu’on pourrait faire entre les livres et les cours.
Entrer dans la fabrique de la pensée ?
12Car il est bien difficile d’approcher la singularité de la pratique enseignante. Méfiant à l’égard de l’écriture, des postures d’écrivain, d’intellectuel, tout en étant un « malade du langage » (p. 208), Foucault voit ainsi son rapport au langage se modifier à la fin des années 1960 et au début des années 1970 : tout en même temps Foucault entre au Collège de France (1971), cofonde le Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) et accorde des entretiens comme jamais il ne l’avait fait jusqu’à présent, comme autant d’interventions publiques qui échappent à l’œuvre, la décentrent, mais au milieu desquels c’est la parole enseignante qui restera la plus problématique, jusque dans les interrogations que lui adresse Le Courage de la vérité de 1984. Ce qu’aura néanmoins tenté Foucault, c’est une utopie, nous dit G. Bellon, celle d’une « parole enseignante responsable autant qu’efficace » (p. 218).
13L’utopie de Barthes, elle, prendrait la forme de la Phrase, comme « la plus juste unité d’un langage sans intimidation ni contrainte » (p. 219), comme la meilleure façon d’échapper à la violence de la langue. C’est l’occasion pour G. Bellon d’entrer plus avant, et plus facilement qu’avec Foucault — car Barthes a davantage noté et développé les infimes moments de la construction de sa pensée — dans l’atelier de pensée proprement dit. Pour ce faire, G. Bellon rouvre le « dossier génétique du cours » (p. 221), qu’on peut lire comme un ruban enregistrant les hésitations, le cheminement de la phrase, les refus, et dont le cours porte encore le tracé plus que la trace (p. 227). Mais ce dossier achoppe finalement sur « la difficulté ou la réticence à énoncer un intime, voué — sinon condamné — au silence » (p. 229), sorte d’irréductible qu’il est impossible de transplanter dans les cours.
***
14Quoiqu’il en aura été, « la parole n’est en aucun cas l’espace édénique d’une sortie du pouvoir, de ses effets sur l’autre » (p. 242), quand bien même elle est source d’inconfort, de trac et d’inquiétude pour ceux qui ont le privilège de la prendre. Et quoiqu’il en aura été, nous rappelle G. Bellon, les cours sont restés, pour Barthes et Foucault, cette « part nécessaire du Monument Refusé » (p. 243) qui n’avait pas vocation à être publié. S’il en est ainsi, publiés malgré tout, les cours appellent alors à une figure de « lecteur modèle » nous dit Guillaume Bellon, que son ouvrage entend bien forger et former, pleinement « conscient de l’aporie d’un cours publié » et capable d’organiser « peut‑être sa lecture autour de cette ‘‘angoisse’’ » (p. 245).
15Car c’est bien à cela que semble aspirer le texte si rigoureux de G. Bellon : être à même de lire, pleinement conscient de toutes les difficultés de lecture que posent de telles éditions, ces textes, d’en être le « lecteur modèle ». Mais ce terme, emprunté sans doute à U. Eco et plus généralement aux théories de la lecture fondée sur un couple antinomique de lecteur, vient signaler ici une des limites de L’Inquiétude du discours : c’est que s’il est possible au lecteur curieux des cours de Barthes et de Foucault, ou d’autres, d’être conscient du matériau instable qu’il a face à lui, s’il lui est possible d’imaginer tout ce qui est perdu dans la fixation de cette parole, il ne saurait refaire le chemin parcouru par G. Bellon, aller à la traque des manuscrits et des enregistrements pour approcher au plus près d’une sorte de « vérité » (même s’il faut rendre justice à l’auteur de ne jamais viser cela) du cours tel qu’il fut prononcé. Il ne saurait être vraiment lecteur modèle, puisqu’ainsi que l’a rappelé plusieurs fois l’essayiste, ces cours, qui peinaient tant à savoir à qui ils s’adressaient (tant le public s’anonymait dans la foule), n’étaient destinés à nul lecteur. Le lecteur modèle ne pourrait être qu’un lecteur finalement primesautier, ne cherchant pas dans ces éditions une parole fixée, construite ou dogmatique, mais glanant de‑ci de‑là les traces d’une pensée en cours d’élaboration, pour en faire son propre miel, sans souci d’ordre ou de cohérence.
16C’est là sans doute l’aporie de tout travail sur une telle matière : c’est qu’elle se dérobe sans cesse et qu’on ne saurait l’approcher autrement que de biais ; on ne pourra jamais remplacer la présence effective à un cours de Barthes ou de Foucault au Collège de France par quelque édition que ce soit. Et ce deuil porté par les éditions critiques, si complètes qu’elles tentent d’être, affleure souvent à la lecture de l’essai de G. Bellon ; malgré tout l’effort de son travail, les années 1970 où se tinrent ces cours semblent très loin de la docte parole universitaire de l’essayiste. Cette aporie en touche une autre : malgré tout le talent généticien de G. Bellon — lequel parvient à s’adresser à qui ne partage pas sa spécialité et à en faire comprendre l’intérêt — le lecteur pas si modèle ne peut s’empêcher de se sentir frustré, sans bien voir comment il eût pu en être autrement, de ce que tente de cerner encore L’Inquiétude du discours : à savoir l’atelier de pensée, de création, l’atelier de l’enseignant. Aussi loin qu’on aille dans l’analyse des brouillons, des notes, il reste un irréductible de la création qui se dérobe sans cesse, lequel devient ici palpable, sans qu’on sache bien si c’est là une perte ou une question qui ne devrait peut‑être même pas se poser.
17Reste néanmoins que ce texte, qui s’adresse à la fois aux lecteurs des cours et à leurs éditeurs, permet de mieux comprendre ce qui se passe quand on transcrit et lit des transcriptions d’une parole, et ce dans un travail scrupuleux. Reste surtout que ce travail permet paradoxalement de redonner à la parole enseignante, au discours du professeur, une importance perdue en grande partie : non pas pour redonner à la parole enseignante sa dignité de parole magistrale, de discours autoritaire et violent — en cela, le travail de Barthes et de Foucault poursuit sans doute encore son œuvre. Mais une parole enseignante repensée, réinterrogée dans son rapport inquiet à l’écriture (verba volent scripta manent ?), où il est bien possible aussi que quelque chose de la parole vive, de l’improvisation, ne puisse trouver sa forme dans l’écriture, laquelle sera toujours aussi deuil de ce qui s’est perdu en chemin. Reste enfin que L’Inquiétude du discours peut se lire comme une invitation à relire Barthes et Foucault, à lire indifféremment les cours et les livres, à circuler librement entre eux, à inventer un discours libre, une parole sans autorité. En cela, le projet de G. Bellon est réussi. Parole tenue.