« Qui es-tu ? » : discours personnels & subjectivité au XVIIe siècle
1Dans une des études réunies par Olivier Pot dans Émergence du sujet. De l’Amant vert au Misanthrope1, Michel Jeanneret commente l’importance grandissante du lecteur à partir de la Renaissance. Il y voit la trace d’un mouvement plus global, touchant les mutations de l’épistémologie.
On assiste en effet à un déplacement du foyer de la connaissance, dans la mesure où on s’intéresse moins, désormais, à l’assise métaphysique de la vérité qu’à la nécessaire intervention de l’homme dans le processus cognitif. Le point de vue humain, avec ses éventuelles déformations, devient partie intégrante de l’expérience philosophique et esthétique. C’est Nicolas de Cuse qui, selon Cassirer, aurait le premier déplacé l’objet de la réflexion sur la possibilité même de la connaissance et sur les modes de saisie que la pensée exerce sur le réel. Pour connaître Dieu ou le monde, il faut commencer par connaître le sujet connaissant et tenir compte de la perspective qui est la sienne. Les philosophes intègrent cette inévitable médiation, tandis que les peintres, au même moment, inventent la perspective, c’est-à-dire organisent la représentation dans sa relation au sujet regardant, qui en est la source. (p. 157‑158)
2Judith Sribnai, dans Récit et relation de soi au xviie siècle, prend en quelque sorte le relais de cette réflexion. Sa proposition se construit en effet autour de l’idée que la connaissance de soi est intimement liée à la connaissance du monde et à la position du sujet regardant, en quête de savoir. Elle propose de penser de façon solidaire le plan de l’élaboration du « je » qui écrit et celui du « je » qui lit. Plus précisément, elle élargit les figures de ces deux « je », en faisant du moment d’élaboration de soi un moment nécessairement dialogué, fondé sur la rencontre, la confrontation et l’accueil de l’altérité. Interroger la construction de la subjectivité requiert donc d’une part de croiser les perspectives : les enjeux énonciatifs rencontrent des questions philosophiques et éthiques ; d’autre part cette construction se pense dans un double-mouvement, à la fois « récit de soi » et « relation à autrui ».
« Lire ensemble »
3Explorer les modalités de l’élaboration du sujet à partir de l’étude de récits à la première personne pose d’emblée un problème méthodologique — le xviie siècle autorise-t-il une telle méthode d’investigation ? — que J. Sribnai affronte sans détour. Elle prend soin dans son étude d’éviter cet écueil en refusant de réduire la question du sujet à la représentation de l’individualité – représentation de la singularité et de l’intériorité. Le choix de la notion du « sujet » rappelle à chaque ligne cette attention : ne jamais réduire la définition du sujet à ce qui pourrait nous paraître familier et utiliser la dimension englobante de la notion sans jamais écraser les problèmes de référence et le caractère dialogique et polyphonique d’une telle instance. Dans cette perspective, la définition du corpus est une prise de position épistémologique très forte. Le choix de la mixité ou plutôt de l’indéfinition générique — romans personnels et textes philosophiques — place l’étude sous le signe de l’interdisciplinarité, exigée par le caractère mouvant et dynamique de l’identité qui s’offre au regard de la critique. Le corpus proposé par J. Sribnai est d’abord né du constat de la concordance chronologique entre l’émergence de ce qu’on appelle traditionnellement le « sujet moderne » et le développement des récits à la première personne qui, dans leur version romanesque, constituent encore une forme rare au xviie siècle. On comprend immédiatement qu’interroger « l’émergence du sujet moderne » dans des champs divers — épistémologique, éthique, énonciatif, politique — peut conduire à bien des paradoxes, le premier d’entre eux étant de rapprocher les textes cartésiens et les romans libertins. La critique revendique ce paradoxe et prône la nécessité de « lire ensemble ces ouvrages » (p. 14), de décloisonner l’approche, d’assumer l’hybridité du corpus. J. Sribnai utilise même cette hybridité comme le garant d’une certaine humilité face à des champs, littéraire et philosophique, qui ne ressemblent en rien à ceux que l’on connaît aujourd’hui. En somme, « lire ensemble ces ouvrages » revient à reconnaître qu’il n’y a point encore de textes littéraires mais plutôt un espace institutionnel englobant en général et un espace de littérarisation encore en mouvement en particulier : « […] les romanciers sont philosophes, leurs romans parlent de science, tandis que les philosophes racontent des “fables” » (p. 15‑16). Rassembler dans un même ensemble romans personnels et textes philosophiques n’est pas en soi une nouveauté ; en revanche, l’étude innove en faisant le choix de ne jamais confronter, mettre en miroir ces textes– œuvres romanesques contre œuvres philosophiques – ce qui l’amènerait à y percevoir des allers-retours ou des zones perméables. La ligne de partage est déplacée : il s’agit de privilégier la parenté des réflexions dans l’ensemble de ces textes et d’en interroger la fertilité quant à la définition du sujet. L’unité du corpus est donc une unité foncièrement thématique : les textes retenus2 mettent en branle un sujet « à la fois itinérant et savant » : « […] tous racontent la conquête d’un espace de parole, d’une autorité nouvelle, la nécessité d’énoncer à la première personne une expérience particulière du monde qui fasse vérité ou qui soit recevable par tous » (p. 18) reliant ainsi « savoir et représentation de soi », « connaissance et narration », « publication de soi et fiction ». L’unité est également formelle : pour chacun de ces textes, le « je » prend en charge l’ensemble de l’énoncé. J. Sribnai n’est pas sans ignorer que l’esthétique libertine qui caractérise son corpus romanesque implique, comme l’ont montré de nombreux travaux récents, un lien fort entre brouillages énonciatifs, figuration du sujet et contraintes de dissimulation et de prudence. Sans contrecarrer cette lecture, elle propose d’y adjoindre une autre perspective, qui verrait dans ces stratégies des « élaborations positives » (p. 24).
Cartographier le sujet
4La métaphore du lieu est chez J. Sribnai une image obsédante et une méthode d’investigation. Il ne s’agit pas de cartographier l’anatomie de l’âme comme le feraient les moralistes, rapportant le sujet à la liste des vices et des vertus. Il s’agit bien plutôt de penser la situation du sujet. Le « je » à l’initiative des textes du corpus est celui d’un sujet en quête, en mouvement, dans un espace qu’il recompose. Les bouleversements épistémologiques dont les prémices sont évoquées par Michel Jeanneret et dont la critique donne quelques développements ultérieurs — le bouleversement dans la représentation du cosmos redéfinit nécessairement l’espace originel de la parole du sujet de même qu’il invite le sujet à repenser son rapport au savoir — se répercutent dans les récits personnels en même temps que ceux-ci les « imaginent » ou les « suscitent ». L’étirement de l’espace à connaître, l’infinité de l’horizon sont corollaires d’un décentrement du sujet vis-à-vis du monde dont il n’est plus ni le centre ni la fin. Parallèlement, la connaissance du sujet et son point de vue deviennent des éléments essentiels du savoir, ce dont se saisissent les récits du corpus. Affirmer la singularité d’un regard revient alors à trouver un nouveau lieu d’énonciation ou du moins à en dessiner les contours, puisque ce lieu est souvent un espace en itinérance. « Espace » et « lieu de circulation », le sujet se définit désormais à la mesure d’une réalité physique désormais mieux connue, et dont la pensée cartésienne se fait l’écho. Les auteurs voyagent donc entre deux sortes de cartographie : une cartographie morale héritée de la physiognomonie et de la caractérologie, qui suggère un sujet immuable et ordonné par l’arbitraire — ce qui permet parfois aux auteurs libertins de relativiser leur responsabilité — et une cartographie nouvelle, en mouvement.
5L’étude propose d’explorer cette cartographie, insistant sur le lien entre cette nouvelle façon de se définir et les inventions esthétiques et philosophiques qui s’y rapportent. En somme c’est une réflexion sur la frontière à laquelle nous invite J. Sribnai : celle‑ci n’est plus ligne de partage mais espace de coexistence ou de réversibilité. Vrai et faux ou « véritable » et « affabulation », romanesque et historique, le sujet des récits personnels du corpus explore ces limites, non seulement en ne choisissant jamais mais encore en en questionnant le statut frontalier donc distinguant, discriminant. Dès lors la fiction, utilisée par les romanciers comme par les philosophes, permet de proposer une ontologie et une éthique nouvelles du sujet. Elle mêle exigence de vérité et nécessité de métamorphose de la vérité. Se raconter sous les yeux d’un public appelle la fiction sans que la vérité de l’histoire soit remise en cause. Bientôt, c’est le partage épistémologique et politique des champs du savoir qui s’en trouve réévalué :
Il se peut, enfin, que réside dans cette anamorphose la possibilité d’un savoir qui n’appartienne plus seulement au monde savant et sérieux des doctes mais aussi à une sociabilité mondaine du divertissement. (p. 192‑193)
6L’indécision ontologique produit une indécision formelle qui tend à dessiner une carte des genres « en bordure », aussi bien dans la carrière des auteurs que dans le champ institutionnel des formes. Ces formes en marge, que J. Sribnai appelle « écritures limitrophes » (p. 204), parce qu’elles ne disposent pas véritablement de modélisation ni de généalogie générique, sont donc mises en œuvre dans une stratégie positive de flou destinée à représenter l’indécision du sujet. Associant sociologie littéraire — avec les enjeux liés à la publication de soi — et histoire des formes, en particulier romanesques, l’analyse en vient à montrer que le statut périphérique du roman à la première personne n’est pas seulement une ressource éthique pour faire œuvre du flou du sujet, il est aussi un moyen de renouveler les « liaisons » entre « emploi de la première personne et représentation de soi » (p. 207), ce qui est pour les auteurs une façon originale de se défendre et de se justifier dans le champ politico-social. De même il n’y a pas seulement chez les romanciers du corpus adoption d’une forme en mal de filiation mais actualisation de ce mal, accentuation de la rupture, réaménagement de ces liens. La « généricité composite du récit à la première personne » (p. 263) converge vers un sujet qui intègre l’écart et la différence à tous les niveaux. Chez les philosophes, même pratique de la limite, de la frontière : parce qu’ils n’entendent pas délivrer un savoir mais en indiquer le chemin, ils se placent délibérément en marge du discours théologique et scientifique traditionnel auquel ils sont habituellement associés. Il y a donc chez J. Sribnai une pensée positive de la marge, de l’excentrique.
Stratégies de légitimation
7Dans cet univers en recomposition, le sujet revendiquant sa singularité est-il condamné à se construire contre le monde ? La conquête de soi n’est pas un strict repli sur soi : elle est aussi exposition de soi et articulation du particulier et du général, du singulier et de l’universel. Ainsi Malebranche explique que ce n’est pas soi que l’on découvre en soi mais une vérité plus grande. Dès lors la condamnation de la vanité de l’introspection est consubstantielle aux discours qui prônent l’exploration de soi. Les textes du corpus « échapperont, notamment, à la déperdition du “moi” pascalien en s’imposant comme le “référent”, quoique fragile et incertain, d’un récit d’aventures » (p. 98). Le récit à la première personne invente donc bien une autre forme de réflexivité. Tandis qu’ils mettent en place des garde-fous contre le piège du narcissisme — rappel de leur destinée misérable, brouillage énonciatif, distance du regard narratorial — « les romanciers se refusent, précisément, à penser un “moi” qui, de particulier, s’étendrait jusqu’à pouvoir contenir tous et chacun » (p. 113). Explorant les repères formels et génériques liés à la justification de l’exposition de soi — le modèle du pénitent, le modèle du mémorialiste —, l’étude ne peut relever que des bribes, des traces, signe que les récits du corpus inventent un nouveau mode d’articulation entre passé et présent, entre Histoire et récit, entre mémoire et narration. L’originalité de ces récits réside dans l’absence de garant ou d’intérêt collectif, ce qui pousse le sujet à « imaginer des stratégies de légitimation nouvelles » (p. 126), stratégies d’ordre dramatique. L’équivocité de l’instance auctoriale et par suite éventuellement narratoriale dit bien le problème de légitimité que pose le fait de publier un récit à la première personne : mais elle exprime aussi une tentative pour trouver une solution originale à ce problème de légitimité et ainsi « [initie] une représentation nouvelle du sujet » (p. 141). La légitimation du sujet en quête de reconnaissance s’appuie également chez les romanciers sur une gestion du corps. Ceux d’entre eux qui racontent l’emprisonnement reprennent possession du corps dont ils ont été spoliés. Proposer le récit de cette dépossession constitue un moyen de la retourner, tout en en constatant l’irréversibilité3. Le corps est alors intégré dans une histoire qui devient l’histoire du sujet : autrement dit c’est la mémoire du corps qui construit la subjectivité.
Démêler le vrai du faux ?
8La « réflexion du sujet sur la relation de son histoire » entre de plain-pied dans les transformations de la mimesis au xviie siècle. Retraçant l’histoire du genre romanesque et de ses liens avec la représentation du réel, l’étude propose de lire les romans personnels du corpus comme un moment d’hésitation et de réflexion vis-à-vis de ces modèles. Ces romans oscillent par exemple entre rejet du modèle héroïque, au nom de la vraisemblance et de la sincérité, et une forme d’idéalisation du héros moqué. Plus largement, les difficultés soulevées par la confrontation entre vérité et imagination, entre monde et imitation du monde, se déplacent : elles ne concernent plus l’histoire elle‑même mais le sujet, car la réalité telle qu’elle apparaît dans les romans n’est qu’une réalité en tant qu’elle est vue par le sujet.
9Les catégories du vrai et du faux, de l’expérience sensorielle et de la raison sont discutées par les auteurs du corpus : est notamment interrogée la possibilité d’utiliser ces catégories pour faire le partage du réel et ainsi se penser comme sujet. Ainsi le partage entre « monde réel et imaginaire » est bien souvent « indécidable ». La personne empirique de l’auteur disparaît derrière ce « je » auteur, celui des préfaces et de diverses interventions auctoriales ; mais elle ne disparaît pas complètement, suggérant parfois une lecture autobiographique. Non seulement il semble y avoir diverses instances mais en outre il y a confusion entre ces instances : convergent-elles vers un sujet unique ou vers des sujets distincts ? Le rapport à l’exemple, à l’exemplaire constitue en cela une entrée particulièrement fructueuse : « échantillon signifiant » ou « spécimen remarquable » (p. 187), le sujet se présente en regard des modèles, qu’ils soient historiques, mythiques ou moraux, et discute leur héritage.
Le récit de soi répète un savoir anthropologique déjà ancien et plusieurs fois vérifié, manifestant par-là cette capacité de généralisation qu’Aristote attribuait à la poésie. Le procédé atténue l’audace du geste de la publication en dé-singularisant le sujet, témoin ou incarnation d’un fait inhérent à la nature humaine. (p. 183)
10Mais cela n’écrase jamais la singularité d’un destin dont le récit met en exergue la capacité à surprendre, à dérouter. La folie ou l’extravagance, telle qu’elle est thématisée dans les romans, n’est presque jamais réductible à une leçon générale, nuançant la capacité du narrateur, placé à distance, à interpréter.
11Cet enjeu est également porté par l’imaginaire procédural qui hante les œuvres du corpus. La possibilité de l’accusation ou de la polémique relève de la permanence, de la contiguïté du sujet à travers le temps, prérequis qui permet au « je » des romans et des œuvres philosophiques de valoriser la coïncidence de soi à soi et ainsi de dénoncer la mystification des discours qui porte atteinte à cette coïncidence. En valorisant la scène du procès, « les auteurs, et surtout les romanciers, ménagent de nouveaux régimes de vérités » (p. 400). Ainsi la fiction peut être un recours contre la calomnie. Produire une fiction de soi peut être une façon de se connaître. À la vérité ou la vraisemblance se substitue la valeur épistémique du possible.
Devenir soi
12Si le sujet se définit en mouvement, il s’agit d’un mouvement aussi bien spatial que temporel. La mise en récit problématise la cohérence temporelle du sujet en ce qu’elle dissocie sujet passé et sujet présent. Le décalage temporel est donc également un décalage intellectuel et éthique. Cette distance crée la possibilité d’une réintégration du sujet en marge comme sujet politique, en tant qu’il produit une histoire. Mais le questionnement de l’origine se fait dans tous les textes sous le signe de la séparation originelle et de son assimilation : « cela ne signifie pas que le sujet sort de l’histoire ou de la tradition mais qu’il déplace l’attention sur sa capacité à se définir malgré elles » (p. 319). Ainsi, à la permanence de l’origine, les auteurs substituent la contingence, la circonstance, l’histoire en train de s’inventer. C’est le sens de la remarque de Gassendi lorsqu’il refuse à Descartes l’évidence immédiate de l’idée, expliquant que la connaissance de soi « ne peut s’établir que dans la durée d’une lecture historique, saisie réfléchie de soi » (p. 324).
13L’étude développe avec profit les procédés de la narration, redéployant de surcroît dans une nouvelle perspective l’imaginaire du cheminement, de l’errance. Ainsi l’événement devient une forme de consécration de la singularité du sujet ; J. Sribnai lui attribue même un « pouvoir de saillance » (p. 335). C’est la singularité d’un point de vue qui se dessine : l’événement isolé et réitéré permet à la voix de distinguer, hiérarchiser, d’organiser la mise en récit.
14Ce « devenir soi » est également un mouvement continué vers l’autre. Le rôle prépondérant des passions dans la destinée du sujet permet au « je » d’adresser sa parole, de provoquer l’empathie, d’« insérer l’expérience singulière dans un intérêt commun » (p. 335) autour d’une pratique du partage. Ainsi susciter la sympathie ou la pitié par le récit de la douleur permet au sujet exclu et malmené par ses semblables d’être réintégré dans un système d’échange amical et bienveillant. L’expérience de la douleur, toute intérieure qu’elle soit, devient un point de rencontre, de convergence avec le lecteur. Si la différence avec l’autre n’est pas pour autant annulée, le sujet s’individualise tout en s’offrant à l’autre comme accessible. La thématique du corps, relativement isolée en fin d’étude, constitue pourtant un point de réflexion central : par le corps, le singulier s’articule à l’autre. C’est par exemple le cas en contexte épicurien chez Théophile dont le récit « associe une certaine gestion des plaisirs à l’authenticité des relations amicales » (p. 530).
15Plus largement, la diffraction du « je » invite à repenser les liaisons entre le « je » et la communauté des lecteurs. Devant cette disparité inhérente au « je » locuteur, la nécessité de trouver lecteurs et semblables invite le sujet à se rendre accessible, lisible, notamment en donnant à sa représentation une valeur générale. Ainsi chez Malebranche, le « nous » précède le « je » et ce dernier n’est qu’un essai, « source d’une pensée que chacun peut reconduire en lui-même » (p. 167). Chez Gassendi, la première personne se justifie par le cadre de l’échange, qu’il soit amical ou polémique. Créer un espace mouvant revient donc pour le sujet à permettre l’erreur, le doute et la contradiction, c’est-à-dire l’altérité, l’envers. La référence constante à la scène procédurale place de fait le « je » dans un tissu de relations — relation de justification ; communauté politique que lient des lois —, que la fiction ne fausse pas. Au contraire celle-ci « crée un univers de croyance commun avec le lecteur » (p. 416). Les différents états du « je » avec lesquels jouent les romans personnels — narrateur, auteur, philosophe, sujet biographique, empirique, expérimental — définissent une nouvelle éthique : le sujet ne peut se dire et se penser que comme une « constellation de visages et de rôles disparates » (p. 46). Cette disparité fondamentale légitime le lien entre singularisation et relation à l’autre : se singulariser dans une part d’étrangeté à soi-même, c’est envisager l’altérité comme partie prenante de soi.