Genèse d’une révolution culturelle ou chronique d’une attente ?
1Dans Oui/Non, un essai au titre aussi laconique que son contenu est ambitieux, Frédérique Toudoire‑Surlapierre cherche à mettre en évidence le bouleversement des principes esthétiques — et d’une certaine manière, éthiques — qui ont longtemps constitué le fondement de la production littéraire ; ce faisant, elle propose, en quelque sorte, un voyage dans l’histoire des mentalités. Riche en références et nourri d’analyses solides, l’ouvrage postule une longue « prévalence européenne du non » (p. 12) à la fois comme dynamique de la pensée et comme critère de littérarité : le littéraire naît du refus de la doxa et d’une opposition à la facilité associée à un oui qui ne serait que consentement au pré‑pensé, « capitulation […] au profit du sens commun » (p. 74) et, comme tel, non susceptible d’engendrer du nouveau. La négativité multiforme se voit donc paradoxalement pourvue d’une connotation positive, en tant qu’elle est féconde. Mais la Seconde Guerre Mondiale donne un coup d’arrêt à cette valorisation esthétique et philosophique du non. Le refus du bonheur simple, suspect de niaiserie, le rejet de la simplicité, de l’évidence et de la révérence envers les héritages ont permis l’avènement du nihilisme, ce monstre de négativité absolue qui préconise un « acquiescement à l’anéantissement1 », le oui de la violence immoraliste « se constitu[ant] par la négativité » (p. 133). Avec le séisme historique de 1939‑1945, « le non littéraire devient un syndrome culturel et philosophique » (p. 97) hyperbolique ; dans la mesure où « la négation extrémisée se confond avec la mort » (p. 123), on peut considérer qu’il s’agit là, en quelque sorte, du suicide de toute une civilisation. Dès lors, dans une ère culturelle où « penser, c’est dire non2 », dans un monde où l’on a longtemps considéré que « la grande littérature était celle du non » (p. 17) se pose la question des conditions de possibilité de l’écriture — on se souvient du mot célèbre d’Adorno sur la poésie qui ne serait « plus possible après Auschwitz » — d’autant que le non, un temps mot d’ordre de la Résistance, devient modalité de perpétuation de l’anéantissement civilisationnel à travers l’émergence de la posture négationniste. Devenu le symptôme sombre de l’état d’esprit d’une société entière terrassée par l’horreur, le non perd son potentiel dynamique et apparaît comme une impasse. C’est de cette impasse que F. Toudoire‑Surlapierre espère montrer l’issue en prônant, autant qu’elle pense l’entrevoir, la réhabilitation du oui comme moteur créatif et comme valeur éthique. Stimulant à bien des points de vue, ce cheminement analytique et chronologique, qui permet d’appréhender sous un jour nouveau le génie européen, ouvre des perspectives de réflexion sur l’ancrage temporel de la négativité comme principe d’engendrement, en même temps qu’il incite, pour peu qu’on s’en rende capable, à un sursaut de positivité créatrice.
L’ampleur d’une omni‑négativité
2On l’a compris, F. Toudoire‑Surlapierre entreprend de retracer l’évolution et les transformations de la négativité. Concentrée sur la littérature et la critique des xixe et xxe siècles, son domaine de prédilection, l’auteur ouvre néanmoins des pistes de réflexion aux enjeux bien plus vastes, dans des domaines disciplinaires variés.
La très polymorphe philosophie du non
3Dans son ouvrage, l’auteur consacre une place privilégiée à Bachelard, lui qui appelle à concevoir le non comme un « processus dynamique » (p. 83) à la fois anti‑affirmationniste et anti‑nihiliste, rejetant tout système de pensée fermé. Selon F. Toudoire‑Surlapierre, cette étude majeure qu’est la Philosophie du non naîtrait dans une situation radicalement différente des Carnets de la drôle de guerre (1939‑1940) de Sartre (qui écrit à l’heure du choix, alors que Bachelard arriverait après le temps des engagements), mais dans un contexte déjà comparable à celui qui verra la publication par Camus de L’Homme révolté (1951). Toutefois, il faut nuancer la pertinence de cette chaîne de comparaisons ainsi que de la lecture historique à laquelle l’essayiste soumet l’orientation philosophique de Bachelard (« symptomatique d’une époque d’autant moins encline à envisager l’avenir qu’elle se doit de comprendre les raisons qui l’ont fait en arriver là », p. 84). En effet, ces commentaires s’appuient sur une datation erronée de la Philosophie du non, texte paru en 1940 et non pas, comme l’écrit F. Toudoire‑Surlapierre, en 1945. Cela n’ôte rien à l’intérêt de son analyse globale, qui souligne la nouveauté d’une épistémologie « inductive et synthétique », toute concentrée sur l’« amont » (p. 84) et sur l’explicitation des causalités. Si F. Toudoire‑Surlapierre consacre l’essentiel de son livre au déploiement exponentiel de négativité qu’elle observe dans la pensée européenne, elle nous éclaire peu sur les origines de ce phénomène. Il faut, certes, saluer la clarté et la subtilité de ses développements sur le nihilisme nietzschéen, dont elle fait la matrice explicative de la dégénérescence du négatif en piège éthique. De plus, les moments‑clefs que représentent dans l’histoire du non les positions de Kant (p. 32) et la dialectique hégélienne (notamment p. 33‑34) font l’objet d’une présentation efficace : l’auteur ne se contente pas d’exposer ces thèses, elle montre comment d’autres partis pris philosophiques se situeront par rapport à elles, ainsi d’un Adorno anti‑hégélien lorsqu’il exprime que « la négation de la négation n’est pas une positivité » (p. 108). Mais le cheminement philosophique antérieur reste très parcellaire. Socrate n’est mentionné que dans un passage où l’auteur se focalise sur le fonctionnement du dialogue platonicien et le rôle maïeutique du oui (p. 30‑31) alors que, bien entendu, on aurait attendu un rappel du jalon essentiel dans la philosophie de la négativité que constitue le fameux non‑savoir socratique, lequel place dans l’ignorance consciente la perfection du savoir (et trouvera un nouveau souffle dans la théorie pascalienne de la connaissance avec la convergence entre les « deux extrémités qui se touchent » : « l’ignorance naturelle » du peuple et « l’ignorance savante » des vrais sages3). De plus, il est très étonnant de ne trouver la notion fondamentale d’apophatisme qu’une seule fois mentionnée, qui plus est dans un bref développement sur Pascal (p. 39‑40) où les inspirateurs de cette théologie sont réduits à deux avatars tardifs, figures centrales de la mystique espagnole (Ste Thérèse d’Avila et St Jean de la Croix). Il ne s’agit pas de nier la pertinence de ces remarques (nous avons insisté, à la suite d’Hélène Michon4, sur l’importance de l’héritage apophatique dans l’épistémologie pascalienne5). Mais pour saisir le caractère déterminant de cette orientation philosophique, au‑delà de sa réappropriation par la théologie chrétienne, il était sans doute nécessaire de remonter brièvement au néoplatonisme plotinien qui affirme l’absence de commune mesure entre le monde et la divinité, la raison se heurtant à un seuil infranchissable qui l’empêche de saisir la nature de l’Un, désormais situé dans un « au‑delà de la pensée6 » ; Le Pseudo‑Denys dira : « au‑delà de toute connaissance7 ». Quand s’est développée la réception chrétienne de cette philosophie (notamment chez Clément d’Alexandrie), la différence épistémologique s’est doublée d’une incommensurabilité ontologique qui a abouti à la thèse de l’ineffabilité divine, en vertu de laquelle « la négation appréhende davantage l’essence de Dieu que l’affirmation8 ». Ce système de pensée trouve un écho dans la philosophie de Thomas d’Aquin : l’intellect remonte les degrés de connaissance jusqu’à Dieu mais, s’il peut L’atteindre, il ne peut Le comprendre. Pour parler avec vérité des réalités transcendantes, le discours humain est condamné au négatif : à dire ce qu’elles ne sont pas, faute de pouvoir exprimer ce qu’elles sont. Le retour en force de l’apophatisme chez un Pascal (sans doute à travers le filtre augustinien), en lien avec une glorification du non‑savoir assumé — articulation probablement inspirée par les écrits de Nicolas de Cues sur la Docte ignorance et par la théologie eckhartienne — et même son influence sur l’écriture moraliste d’un La Rochefoucauld sont des faits marquants dans l’histoire de la négativité. À ce titre, on observe, parallèlement aux mutations pointées dans Oui/Non, une évolution de la pensée morale depuis les fragmentistes classiques jusqu’au prénihilisme : de la négation comme voie d’accès à des vérités ineffables chez les moralistes du Grand Siècle, puis comme éradication de la transcendance au profit de l’immanence (chez un homme des Lumières comme Vauvenargues), jusqu’à la négation comme ouverture sur le néant des fausses valeurs morales (chez Chamfort par exemple), principes éthiques dont la mort de Dieu viendra confirmer le caractère illusoire9. Enfin, l’ouvrage de Bourdieu intitulé Méditations pascaliennes : éléments pour une philosophie négative (1997), critique sans concession de l’épistémocentrisme qui remet en question jusqu’au présupposé d’un sujet transparent à soi‑même, tant les conditions socio‑économiques influent sur l’exercice de la pensée dite rationnelle, aurait pu trouver sa place dans les considérations finales de l’essai Oui/Non, où F. Toudoire‑Surlapierre souligne la prégnance persistante de la négativité dans la pensée européenne de la fin du xxe siècle.
Nier, acte de langage & fait de langue
4Oui/Non s’aventure dans le champ de la pragmatique du langage lorsque l’auteur souligne la valeur intrinsèquement métalinguistique du non :
Le non n’est pas uniquement le signe d’une disqualification linguistique, c’est aussi une position d’exclusion au sein de laquelle s’actualise tout discours. Il indique sa capacité à juger, le non est à la fois une catégorie du discours et l’indice du rapport de ce dernier avec le monde. Forcément second par rapport à un énoncé donné, le non opère comme une particule métalinguistique. (p. 48)
5Mais F. Toudoire‑Surlapierre pressent aussi que la linguistique historique aurait sa place dans la mise au jour de l’extension de la négativité ; toutefois, elle ne creuse pas plus avant cette orientation de recherche. Son travail offre pourtant, dans une certaine mesure, un prolongement à la monumentale Histoire naturelle de la négation de Laurence R. Horn10. Il est étrange que F. Toudoire‑Surlapierre cite l’expression de Lucien Tesnière (qu’elle rebaptise Louis) en parlant de la négation comme « phénomène linguistique à double détente » (p. 47), sans développer ce que recouvre le concept : elle convoque cette notion à l’appui de l’idée que « le non est un véritable moteur de contestation » (p. 47). Pourtant, la citation de Tesnière renvoie à une spécificité de la langue française qui a généralisé la négation bitensive (ne…pas), conférant une valeur spécifique aux deux éléments de la corrélation, le discordantiel ne qui modalise l’énoncé en hypothéquant son affirmativité, puis le forclusif qui achève d’exclure tout ou partie de cette énoncé de la sphère logique du vrai11. Ces perspectives auraient pu venir étayer efficacement la position de F. Toudoire‑Surlapierre sur les « effets pandémiques de la négation » (p. 50), ce pouvoir contaminant de la négativité que Michel Bréal décrivait comme une « contagion12 ». Il n’est pas insignifiant, en effet, que la valeur négative de ne se soit, par le simple fait de la cooccurrence répétée (à visée de renforcement, au départ), communiquée aux marqueurs de forclusion au point d’en faire des mots négatifs, c’est‑à‑dire de transformer leur sémantème initial (que l’on pense à pas, point, mie, goutte, personne, rien ou jamais). Dans un second temps, l’emploi de ces mots, indépendamment de toute corrélation négative, suffit à introduire dans certains contextes phrastiques une atmosphère forclusive qui sous‑tend une négativité diffuse (on les appelle alors « termes semi‑négatifs ») : « a‑t‑on jamais vu pareil phénomène ? » On observe ici l’applicabilité linguistique, en diachronie, du phénomène mis en évidence par F. Toudoire‑Surlapierre dans le domaine des idées, à savoir que le non engendre le non, et que la négativité semble par nature exponentielle et invasive.
Les ravages du « non‑dire » dans les relations humaines
6Les pages que F. Toudoire‑Surlapierre consacre à I. Kertész sont décisives. L’auteur fait de l’écrivain hongrois l’incarnation de la négativité post‑Auschwitz vécue à la fois comme rapport à l’écriture et comme rapport au monde. Il est la figure paroxystique de la « négativité artistique » (p. 97), lui qui ne peut écrire qu’à propos de la Shoah : « quand je pense à un nouveau roman, je pense toujours à Auschwitz » (déclaration citée p. 97). Mais cette négativité qui enferme l’écriture est devenue chez lui un « nihilisme radicalisé » (p. 97), à un degré tel qu’elle se meut en « négativité existentielle » (p. 101). Dans son Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, texte scandé par des « non ! », I. Kertész donne à entendre d’une manière saisissante son refus de donner la vie après le traumatisme de l’Holocauste, sa souffrance quand il sent dans le regard de son épouse comme une injonction au bonheur presque insupportable ; il se demande même « s’il a le droit de vivre après Auschwitz, lui qui a échappé à la mort par hasard » (p. 101). On sait que d’autres survivants des camps de la mort répondront tragiquement à cette interrogation : Celan, Améry et Lévi ont choisi de mettre fin à leurs jours.
7Mais au‑delà du cas extrême et collectif des rescapés de la Shoah, l’exemple d’I. Kertész semble paradigmatique d’un type humain auquel il est difficile de ne pas penser. Je veux parler d’un caractère très répandu et d’autant plus monstrueux qu’il s’agit d’individus qui, contrairement à l’auteur du Kaddish, ne sont pas conscients de la spirale de négativité dans laquelle ils s’enferment et engloutissent les autres. Marqués par un traumatisme de jeunesse, ces gens semblent profondément persuadés que le mal naguère subi les exonère par avance de celui qu’ils pourront commettre. Reléguant leur négativité dans la sphère du non‑dit, voire du déni (non, je ne suis pas malheureux ; non, je ne suis pas méchant ; contrairement à vous tous, je suis vivant, positif, etc.), ils la transmutent en une forme d’agressivité qui se traduit souvent par du harcèlement à l’encontre d’un proche. F. Toudoire‑Surlapierre montre bien l’articulation du nier avec le ne pas dire, notamment en psychanalyse, lorsqu’elle fait allusion à la théorie de Heinz Kohut sur le « fantasme grandiose » des narcissiques (p. 45) qui se sentent importants et supérieurs aux autres uniquement parce qu’ils sont persuadés que leur vie réelle n’est pas celle qu’ils donnent à voir (façade de respectabilité, voire de piété), mais l’existence qu’ils vivent dans le secret — et souvent, en grande partie dans leur tête, en imagination. On peut développer la négativité profonde de ces comportements. Ne se concevant que comme victimes, ces individus ne se rendent même pas compte de l’étendue du malheur dont ils sont la cause et n’hésitent pas à lancer de graves accusations morales contre leurs proies, qu’ils discréditent, rabaissent, plongent dans la dépression et acculent parfois au suicide. Ne s’autorisant pas à être heureux — quoiqu’ils s’en défendent — ils entraînent dans une spirale de malheur tous ceux qui leur accordent de l’affection. Ne se résolvant pas à vivre, ils vident les autres de leur énergie vitale, transférant sur autrui leur pulsion autodestructrice en raison d’un orgueil démesuré qui les préserve de toute autocritique et de tout remords. La psycho‑sociologie les désigne parfois sous l’appellation terrifiante de « vampires psychologiques ». Comme le souligne le juriste et sociologue Guillaume Bernard, ils sont le symptôme de la post‑modernité nihiliste : « le vampirisme profite du délitement du lien social (éclatement des familles, déracinement culturel, insécurités physique et sociale) et de la subjectivisation de la morale. Il illustre la conjonction du désespoir nihiliste et de la réification utilitariste de l’autre13 ». De l’impossibilité de vivre après la Shoah à la multiplication des vampires psychologiques, c’est toute une société qui apparaît malade de la négativité radicale.
Une positivité introuvable
8Pourtant, F. Toudoire‑Surlapierre aspire à mettre au jour un retour en force de la positivité comme saine réaction à cet anéantissement mortifère qui menace d’entraîner la culture et la civilisation dans une lente agonie, éternel prolongement du cataclysme de la Seconde Guerre Mondiale. À travers une accumulation d’exemples très variés, l’auteur donne à voir une régénération de la positivité qui « renouvelle la littérature » (p. 169) : après Derrida (p. 148), c’est Camille Laurens (p. 166) qui tente de répertorier les différents usages du oui. Ce changement dans la relation à l’écriture se double d’un nouveau rapport au monde, qu’il n’est pas aisé d’instaurer. Ainsi, la vision actuelle du bonheur tend‑elle trop souvent vers la satisfaction de posséder, la jouissance des biens matériels et le plaisir de consommer (p. 159), y compris de consommer les autres serait‑on tenté d’ajouter par référence aux « amours liquides » décrites par Zygmunt Bauman14, ces relations passagères qui rendent impossible la formation de liens profonds, durables et intimes entre les individus, renvoyés à leur solitude jusque dans les rapports affectifs censément les plus forts.
Oui est parfois le nom du non
9Quand F. Toudoire‑Surlapierre écrit que « le oui est l’un des défis poétiques majeurs de la fin du xxe siècle et surtout du xxie siècle, une attaque faite à la langue qui suppose de l’utiliser contre sa propre négativité » (p. 171), elle met en évidence le caractère ambigu de cette positivité qui réside dans une posture consistant, finalement, à nier le non. Ainsi le recueil de Christophe Tarkos intitulé Oui (1997) nous dévoile‑t‑il une expérience de forme textuelle « a‑générique » qui se propose de « stimule[r] la potentialité lyrique de la langue » à travers le « refus du poétique » (p. 173). Ce constat de la négativité intrinsèque du oui envisagé comme réaction à un héritage ancré dans la valorisation éthique et esthétique du non conduit F. Toudoire‑Surlapierre à envisager l’avènement d’une nécessaire catharsis par le doute, propédeutique à toute positivité vraie. Mais l’auteur insiste finalement peu sur la dimension profondément négative du oui d’engagement. Elle en reste à la présentation du « oui du mariage » comme fin stéréotypique de la comédie, archétypale voire caricaturale et non dénuée d’une certaine mièvrerie, un cliché contre lequel s’élève la littérature du non, précisément parce qu’il serait le oui radical par excellence. C’est donc un oui pourvu d’une connotation négative : facile, léger, joyeux et souvent hypocrite, il apparaît comme un topos dévalué de la littérature. Pourtant, on pourrait revaloriser ce oui en dévoilant sa puissance négative. Le oui du mariage ne signifie pas qu’on aimera toujours l’autre, comme s’il s’agissait de prendre acte d’une évidence. Il est l’expression d’une détermination à préserver l’amour et porte la décision de tout mettre en œuvre afin que celui‑ci demeure intact. Il confère par avance le statut d’échec à la séparation et opère une classification axiologique des relations amoureuses dans la vie de celui qui le profère : il relègue dans la négativité de l’erreur les liaisons du passé, quand il y en a eu ; il condamne par avance comme des fautes les passions futures, s’il en devait survenir. La charge de courage qui fait la valeur du oui conjugal réside précisément dans le fait qu’il est un non tonitruant à toutes les inclinations du cœur qui contrediraient cet amour sacralisé. Ce oui n’est pas le mot d’un instant ; omnitemporel et performatif, il attribue une signification nouvelle à tous les actes de la vie. La force de négativité qui fait son prix et élève ce oui au rang d’acte de bravoure n’a sans doute jamais aussi bien été mise en mots que dans la Princesse de Clèves, où c’est au nom d’un mariage de raison sacralisant un amour non réciproque que l’héroïne travaille à faire taire les élans illégitimes de sa passion pour le duc de Nemours.
Les illusions du neutre
10Constatant que le oui se colore toujours de négativité, F. Toudoire‑Surlapierre suggère qu’il faut encore attendre avant que la positivité s’engage vraiment « sur une voie royale » parce qu’elle « a encore besoin de se ménager une issue, celle de l’alternative et de l’hésitation » (p. 173). Aussi est‑ce sur le déploiement d’une littérature du neutre qu’elle attire notre attention ; mais c’est pour constater que, là encore, la négativité guette : dire « ni oui ni non », c’est nier les deux pôles, car la corrélation polysyndétique porte une négation et exprime un rejet de chaque élément de l’alternative. En lisant ses analyses sur les modalités du neutre, on pense aux vers d’Horace :
Auream quisquis mediocritatem
diligit, tutus caret obsoleti
sordibus tecti, caret inuidenda
sobrius aula15.
11L’aurea mediocritas que vantait jadis le poète des Odes n’a jamais vraiment reçu les faveurs de la littérature (à l’exception notable de l’éloge qu’en fait Montaigne), tant il est vrai, pourrait‑on dire en parodiant Gide, qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de la modération. Le neutre fécond est moins un équilibre entre oui et non qu’un va‑et‑vient permanent entre ces deux pôles. Comme l’écrit I. Kertész dans son Journal de galère : « La pensée créative est une pensée qui se meut sur les extrêmes, sur la balançoire du Oui et du Non, jusqu’à ce que la chaîne se rompe16 ». On pourrait aussi concevoir une neutralité qui soit combinaison des extrêmes. Après tout, et l’on s’étonne qu’il ne soit pas cité, La Fontaine nous encourageait déjà, au nom de la sincérité et de la bienséance, à faire parfois des réponses de Normand :
Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.
(« La Cour du Lion », v. 34‑36)
12Dans un entretien filmé accordé à la librairie Dialogues suite à la parution de Oui/Non, F. Toudoire‑Surlapierre révèle qu’un des éléments qui l’ont amenée à écrire ce livre, outre certaines citations d’auteurs, est sa propension personnelle, quand on lui pose une question, à répondre : « oui et non17 ».
13Barthes a consacré à la question du Neutre une série de cours au Collège de France. Il conçoit le neutre comme une posture qui, loin d’annuler les contraires, les combine, ce qui revient à lui conférer une « fonction suspensive » (p. 182). Mais, comme le fait remarquer F. Toudoire‑Surlapierre, cette manière de « déstabiliser les normes en les mettant à égalité » (p. 182) aboutit à la préconisation d’une « écriture blanche » : « la modernité commence avec la recherche d’une écriture impossible18 ».
14On regrette un peu que F. Toudoire‑Surlapierre ne s’interroge pas plus amplement sur l’impossibilité culturelle du neutre et son faible pouvoir de séduction. Elle en fournit pourtant elle‑même une clef de compréhension lorsqu’elle cite cette phrase que Jean‑François Sonnay met dans la bouche de Nenni, le petit héros des Contes du tapis Béchir : « je dirai non quand ce sera non et oui quand ce sera oui19 ». Comment ne pas entendre ici l’intertexte évangélique : « Que votre oui soit oui, que votre non soit non » (Matthieu, 5, 37) ? « Je vomis les tièdes » dit Dieu dans l’Apocalypse (3, 16) : ne peut‑on faire l’hypothèse que notre civilisation ait hérité des mots attribués au Créateur ce dégoût pour la tiédeur ? C’est peut‑être cette répugnance qui l’empêche d’envisager avec enthousiasme la neutralité et la modalisation, quand bien même celles‑ci constitueraient un premier pas vers la positivité, c’est‑à‑dire vers Celui qui « n’a pas été à la fois oui et non, mais n’a jamais été que oui » (Deuxième épitre aux Corinthiens, I, 19).
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15Le livre de Frédérique Toudoire‑Surlapierre invite puissamment à la réflexion, soulevant plus de questions qu’il n’apporte de réponses, ce qui constitue la marque des grands essais, de ceux que l’on garde à l’esprit en ouvrant les autres livres et qui viennent les éclairer d’un jour nouveau. L’ampleur et la variété du corpus convoqué à l’appui de sa thèse ne sont pas la moindre de ses qualités : on redécouvre le jeu de la négativité dans le Misanthrope de Molière, avec le paradoxe délicieux de cet atrabilaire, homme du non par excellence, qui essaie d’obtenir un oui de la coquette, alors que le rôle de celle‑ci, dans la caractérologie théâtrale, consiste à toujours répondre non à tous ses courtisans (p. 66‑67). On apprend que le Coup de dés de Mallarmé constitue le pivot qui fera « définitivement basculer la poésie » dans la « négativité radicale » (p. 28), tandis que Giraudoux, avec La guerre de Troie n’aura pas lieu, fournit une œuvre dont le titre, « sous sa forme négative, fonctionne comme le double démenti du récit mythique et du réel » (p. 29). Dans la même veine, au fil des pages, le Oui de Thomas Bernhard (oui paradoxal au suicide, donc à la négation absolue) rencontre le Non ! de Ionesco ; le double oui qui conclut l’Ulysse de Joyce côtoie Oui‑Oui, le personnage de la littérature enfantine créé par Enid Blyton, tandis que l’on croise aussi, entre autres, Les Livres que je n’ai pas écrits — essai fonctionnant comme une macro‑prétérition, dans lequel Georges Steiner développe sept sujets auxquels il aurait aimé consacrer un livre et n’a pu le faire — et la nouvelle de Philippe Delerm intitulée « Le oui oui au coiffeur », qui s’achève avec l’approbation douloureuse consentie par le client lorsque le coiffeur lui demande si la coupe lui convient, ce petit « oui oui » que l’on dit très vite, « pour ne pas dire non » (p. 152).
16Outre les multiples idées de lecture qu’on peut y puiser, les considérations de l’auteur sur la complémentarité des postures auctoriale et lectoriale (la lecture étant l’acte du oui qui fait exister le texte, le lecteur peut‑il dire non autrement qu’en refusant de lire ?) ouvrent des pistes d’interrogation aussi bien dans le domaine des sciences cognitives que dans le champ de la critique littéraire. En outre, certains axes du développement permettent de méditer sur d’autres thématiques. Par exemple, si F. Toudoire‑Surlapierre traite dans un long passage du célèbre tableau de Magritte Ceci n’est pas une pipe et de l’essai que Foucault lui a consacré (p. 53‑55), elle s’aventure peu, conformément à son projet d’ensemble, hors de la littérature. Pourtant, ses lignes sur le silence qui « peut déclencher la surenchère interprétative » (p. 42), et sur la « compulsion verbale » qui comble artificiellement le vide pour ne rien dire, confinant parfois à la « manœuvre de diversion » (p. 45), pourraient décrire assez justement la situation de l’art contemporain, production prolifique d’œuvres aussi dénuées de sens que de beauté — et souvent, de figurativité — qui n’acquièrent d’existence et de valeur artistique que par l’enrobage de discours sans lequel elles n’ont guère plus d’intérêt que de signification. Leur vacuité n’a finalement d’égal que les sommes monstrueuses d’argent et de mots que l’on dépense pour la faire oublier. Preuve que la négativité radicale se décline en tous domaines.