Stanley Cavell, la philosophie, le cinéma
1Le commentaire rigoureux que Hugo Clémot a consacré à La Projection du monde de Stanley Cavell1 est un livre dont on éprouvait depuis longtemps le besoin. En effet, La Projection du monde — l’un des chefs-d’œuvre de Cavell et son premier ouvrage dédié au cinéma ou, plus précisément, au « médium » cinématographique —, tout en étant une référence désormais incontournable dans la film-philosophy anglo-saxonne, demeure presque inconnu en France. Mais, comme le rappelle justement l’auteur, il n’est pas possible de comprendre les travaux ultérieurs (et mieux connus) de Cavell sur le cinéma2 sans avoir bien compris cet ouvrage. Le pari de La Philosophie d’après le cinéma est donc déclaré : à travers une analyse détaillée et patiente, il s’agit de conduire le lecteur à découvrir les secrets du livre de Cavell, en l’incitant à ne pas reculer face à sa complexité et à la difficulté de la tâche. En même temps, il s’agit également de montrer la spécificité de l’approche du philosophe au cinéma, qui ne se fonde pas sur une « théorie » préalable constituant le seul point de vue légitime pour parler de cinéma, mais qui revendique au contraire les droits de l’expérience ordinaire du spectateur ordinaire3, et qui se veut une occasion pour la philosophie elle-même « de remettre en cause ce qu’elle conçoit comme sa démarche, sa finalité et sa légitimité » (p. 7).
Philosophie de l’expérience ordinaire
2Ce que H. Clémot met en lumière dès le début de son livre, c’est le « ton » explicitement wittgensteinien utilisé par Cavell tout au long de La Projection du monde. Plus en particulier, il soutient que Cavell (dans cet ouvrage et dans ses travaux ultérieurs sur le cinéma) a transformé « sa pratique philosophique d’une “philosophie du langage ordinaire” en une philosophie autobiographique de l’expérience ordinaire perdue » (p. 13). Mais que cela signifie‑t‑il ? Quelle valeur philosophique peut‑on revendiquer pour les éléments autobiographiques et l’expérience ordinaire ? La perspective de Cavell s’avère, de ce point de vue, révolutionnaire : en s’inspirant de la philosophie du langage ordinaire développée par Ludwig Wittgenstein et John Langshaw Austin, et en insistant à la fois sur l’étendue et sur la fragilité de nos accords dans le langage (sur la « vérité », c’est-à-dire l’irréfutabilité, du scepticisme), Cavell redéfinit la tâche de la philosophie dans les termes d’une « esthétique de l’ordinaire » — une activité « par laquelle je cherche à interpréter les impressions que les choses, les êtres et les événements font sur moi » et dont le but est de « retrouver la beauté et l’étrangeté de nos expériences » (p. 24), mais où « [c]e que je sais sans pouvoir le rendre intelligible risque de m’échapper4 ».
3Dans cette perspective, le rapport de la philosophie à l’art et, plus en particulier, au cinéma, acquiert une importance majeure : la lecture d’œuvres d’art singulières est à la fois la pierre de touche de cette approche, la pratique à l’intérieur de laquelle celle‑ci est mise à l’épreuve, et le théâtre d’une deuxième révolution — car, en polémique avec les méthodes de la critique traditionnelle et de la philosophie de l’art, Cavell soutient qu’il faut « permettre à l’œuvre d’art d’avoir voix au chapitre lorsqu’elle est objet du discours philosophique5 ». En d’autres termes, il s’agit d’être « attentif à la pensée qu’elle dépolie sur ses propres conditions de possibilité en relation avec la question de son propre rapport à l’ordinaire et notamment à l’expérience du spectateur ». Ce principe fondamental de l’esthétique de l’ordinaire est d’ailleurs au cœur de tous les travaux de Cavell sur le cinéma, le théâtre et la littérature, et en particulier de ses analyses des comédies du remariage et des mélodrames hollywoodiens des années trente et quarante. C’est sans aucun doute l’un des mérites du livre de H. Clémot d’avoir mis en lumière l’élaboration de ce principe dans La Projection du monde, grâce à l’attention portée à la conscience que les meilleurs œuvres ont des conditions de leur médium et, en même temps, au processus qui procède de l’expérience du spectateur vers la pensée de l’œuvre, et qui est censé permettre au spectateur de se réapproprier son expérience (p. 25).
Le but de La Projection du monde est donc très socratique : il s’agit de se connaître soi‑même en cherchant à décrire son expérience du cinéma. Cette tâche exige que l’on soit non seulement attentif aux impressions sensibles éprouvées lors de la vision du film, mais aussi à la possibilité que l’impression laissée par un film, et donc son expérience, soit beaucoup plus profonde et nous travaille bien après la séance et ailleurs que dans la salle de cinéma. (p. 26)
L’importance du cinéma
4Dans La Projection du monde, Cavell développe une série de réflexions sur le médium cinématographique, convaincu cependant qu’il n’existe pas une position meilleure, pour ce faire, que celle du spectateur ordinaire qui a confiance dans son expérience de tous les jours. En d’autres termes, on ne peut pas découvrir les possibilités du médium cinématographique en dehors d’une lecture de films particuliers, des films qui comptent pour nous. Le point de départ de l’enquête ontologique de Cavell consiste en effet dans la réactivation du geste par lequel Tolstoï substitue à la question de l’essence de l’art celle de son importance. Mais la question de l’« importance de l’importance6 » a aussi des racines wittgensteiniennes, dans la mesure où, pour Cavell tout comme pour Wittgenstein, « maîtriser un concept suppose de savoir quel rôle le terme qui le désigne peut jouer dans nos usages, ce qui revient à connaître son importance dans nos vies » (p. 33). S’explique ainsi le caractère volontairement autobiographique de l’analyse du cinéma que Cavell mène dans La Projection du monde : comme l’affirme justement H. Clémot, « la source principale et indépassable de la connaissance sur le concept de cinéma n’est autre [pour Cavell] que ce que chacun peut en dire lui-même quand il maîtrise ce concept » (p. 37).
5C’est précisément en s’appuyant sur cette idée que Cavell conteste la possibilité de déterminer a priori, d’un point de vue exclusivement théorique ou historique, l’importance d’un film et, par conséquent, qu’il met radicalement en discussion la division entre cinéma « sérieux » et cinéma « populaire » — une division qui ne valorise que les films expérimentaux, en discréditant pour parti pris tout film commercial. Au contraire, la question capitale que Cavell veut poser est de savoir pourquoi et comment le cinéma commercial a pu produire (et continue à produire) des films qui comptent autant pour nous (p. 42). La Projection du monde n’est au fond qu’une seule, longue et articulée réponse à cette question.
Réalité, scepticisme, stars
6Dans la suite de son livre, H. Clémot retrace pas à pas le développement de l’ouvrage de Cavell, en en proposant une lecture détaillée, précise et philosophiquement si riche qu’il serait vain d’essayer de la restituer ou même de la synthétiser ici. L’un après l’autre sont évoqués et discutés les thèmes fondamentaux de l’esthétique de l’ordinaire que Cavell inaugure dans La Projection du monde.
7Avant tout, la thèse selon laquelle la base du médium cinématographique est photographique — c’est-à-dire que son moyen d’expression est le réel, la nature (p. 43) —, une thèse qui conduit Cavell à s’interroger sur la différence du monde projeté d’avec la réalité, cette différence consistant dans le fait « que le monde projeté n’existe pas (maintenant)7 ». Cela signifie que l’existence niée par le cinéma est celle du spectateur :
Si exister, c’est être là dans le monde, […] alors il faut reconnaître que le monde du film n’est pas le lieu et le temps de l’existence présente du spectateur. (p. 65)
8En d’autres termes, la caméra nous présente un monde dont nous sommes absents, un monde qui nous est présent, maintenant, mais qui est aussi toujours déjà passé. C’est pourquoi Cavell affirme que « le cinéma est une image mouvante du scepticisme8 » : il nous présente un monde qui est mort, car il ne peut pas répondre aux questions que nous voudrions lui poser et car il est gelé, figé, fixé en face d’un spectateur immobile ; mais « le cinéma nous renvoie en même temps à l’expérience que nous faisons d’être convaincus de la réalité de ce que nous voyons tout en sachant qu’il ne s’agit que de cinéma » (p. 71). Ainsi, le cinéma nous offre la possibilité de reconnaître notre nécessaire séparation d’avec le monde, une reconnaissance qui est le seul « outil de combat » dont nous disposons pour faire face au scepticisme, dont la « vérité » ne peut de toute façon jamais être (théoriquement) réfutée — elle nécessite d’être assumée, d’être vécue.
9Deuxièmement, c’est le problème de notre rapport aux films qui est posé dans le contexte de la réflexion sur les possibilités du médium cinématographique. Pour comprendre ce qui attire naturellement l’attention au cinéma, en effet, il s’avère nécessaire d’interroger la différence entre celui-ci et le théâtre, ainsi que le phénomène des stars, qui se caractérisent notamment, d’après Cavell, « par la fusion de l’identité de l’acteur et de l’identité du personnage ». Comme l’explique H. Clémot, si au théâtre l’acteur doit « s’effacer devant le personnage pour que le spectateur puisse suivre l’histoire » (p. 79), au cinéma, au contraire, « les êtres les mieux capables d’attirer notre attention […] sont les êtres humains, et plus particulièrement les stars, c’est‑à‑dire les acteurs capables de faire que nous ne les distinguions pas de leur personnage » (p. 75‑76).
10Troisièmement, si ce pouvoir du cinéma de créer des stars repose, selon Cavell, sur son essence photographique, il s’avère nécessaire d’explorer aussi les formes et les genres que le médium cinématographique a pris au cours de son histoire (p. 91‑111). Ainsi, Cavell repère dans Le peintre de la vie moderne de Baudelaire un « catalogue » d’objets susceptibles de satisfaire le désir de transcription cinématographique des formes de la vie moderne les mieux capables d’être rendues présentes en notre absence — le Dandy, la Femme et le Militaire, qui correspondent à autant de « mythes » hollywoodiens classiques (p. 117‑133) —, pour ensuite se concentrer sur la « fin » des médias traditionnels et sur l’émergence de nouveaux médias du cinéma d’Hollywood (p. 135-195).
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11Le livre de Hugo Clémot trace un chemin clair et cohérent qui permet de s’orienter au milieu des difficultés et (parfois) des obscurités de La Projection du monde ; il constitue donc un outil fondamental pour approcher la « philosophie de l’expérience ordinaire du cinéma » (p. 207) telle que Cavell la conçoit. Le seul regret que l’on peut avoir, c’est le choix de l’auteur de ne pas aborder, même de façon synthétique, les œuvres ultérieures de Cavell : H. Clémot se contente de proposer, au lecteur intéressé à poursuivre sa conversation avec Cavell et sa réflexion sur le cinéma, une liste d’ouvrages en français qu’il pourra éventuellement consulter (p. 211‑212). Ce choix, qui se comprend parfaitement sur la base d’un souci de cohérence, laisse toutefois sans justification explicite l’hypothèse, tout à fait partageable, selon laquelle c’est dans La Projection du monde que l’on trouve les instruments nécessaires pour comprendre les travaux ultérieurs de Cavell sur les comédies du remariage, les mélodrames, le perfectionnisme moral.