L’herméneutique fictionnalisée: un nouvel objet
1Ce volume a pour objet l’étude des représentations de l’interprétation dans la fiction dans une perspective diachronique large. Il relève une ambition intellectuelle évidente, qui se manifeste par une importante introduction (signée par les trois auteurs) et une conclusion plus brève mais tout aussi dense (signée d’Anne Teulade). Les livres collectifs, on le sait, ne possèdent en général pas de conclusion, et l’avant-propos se contente souvent d’exposer la problématique de l’appel à communication et de résumer tant bien que mal les contributions. Ici, il n’en est rien. Les deux textes d’ouverture et de fermeture sont très élaborés. Ils contiennent plusieurs thèses qu’il convient ici de présenter et de discuter.
2Les dix-huit contributions sont réparties en trois parties, elles-mêmes subdivisées en plusieurs sous-parties, ce qui constitue d’une architecture sophistiquée, palliant autant que faire se peut l’inévitable hétérogénéité d’actes de colloque. Une bibliographie unifiée et un index témoignent également du soin apporté à l’ensemble.
3Le livre réunit en effet les textes des communications prononcées lors de deux rencontres, l’une, sur une journée, portant sur les périodes anciennes1 et l’autre pendant deux jours, sur les xixe-xxie siècles2. Cette précision n’a d’intérêt qu’en ce qu’elle souligne le fait que le nombre des participants, pour la période contemporaine, a été le double par rapport à celui des spécialistes des xviie-xviiie siècles. Cela suggère que la question posée sonne à l’évidence de façon plus familière pour les spécialistes de l’époque contemporaine ; il eût été facile de se contenter de contributions sur cette période. L’ouvrage tire une grande partie de son intérêt du parti pris inverse, fruit de la collaboration, à mon avis idéale, entre des spécialistes de périodes différentes (N. Correard et A. Teulade le sont des xvie et xviie, V. Ferré du xxe), mais liés par leur intérêt commun pour la fiction et leurs compétences dans le domaine des théories de la fiction. C’est bien en effet la réflexion sur la longue durée qui fait l’originalité de l’ouvrage.
4L’ambition de l’ouvrage, très explicitement soulignée par les auteurs eux‑mêmes, est l’alliance de deux perspectives, historique et théorique, au fondement de leur comparatisme. La démarche s’enracine justement dans ce que les auteurs analysent comme le renouveau contemporain de l’herméneutique, en s’efforçant de définir un objet nouveau et passablement fuyant, « l’herméneutique fictionnalisée ». On ne trouve guère d’influence dans la réflexion (ni des auteurs, ni des contributeurs) de la tradition allemande (aussi bien celle de Heidegger et de Gadamer que de l’herméneutique littéraire et des théories de la réception d’Iser et de Jauss). En revanche, l’attention portée aux textes, y compris dans leur forme, une certaine inventivité en matière de proposition théorique, liées à un questionnement sur l’interprétation associé à une perspective historique est bien la marque d’une herméneutique littéraire nouvelle manière3.
L’architecture
5La première partie (intitulée : « Aux origines de la modernité ; l’interprétation et les contours problématiques de la fiction ») comporte trois ensembles, centrés, respectivement sur 1) « La pensée et la réception de la fiction » (avec des études sur Cervantès par Pierre Darnis, Perrault par Christine Noille, Desmaret de Saint-Sorlin et Gombaut par Céline Bohnert), 2) « La polémique fictionnalisée » (sur Molière et les comédies de spectateur par Véronique Lochert et le théâtre sacré par Anne Teulade). Enfin, un troisième sous ensemble « Déficit ou excès herméneutique : une mise en échec de l’interprétation ? », réunit une contribution de Clotilde Thouret sur Titus Andronicus de Shakespeare et une autre de Christian Michel qui propose un parallèle sur Rabelais et Kafka. Les différents contributeurs s’appliquent surtout à montrer comment la représentation de l’interprétation et de la réception dans la fiction servent à légitimer celle-ci, en problématisant les usages de la fable et le rapport entre fiction et histoire, en servant de support à une réflexion sur le bon usage du théâtre en contexte polémique. Cependant, avec les deux études Shakespeare et Rabelais, on change de registre ; ceux-ci fournissent des exemples de représentation de la mise en échec du sens dont, comme on le verra, la radicalité reste finalement inégalée.
6La seconde partie du volume est intitulée « Le roman moderne ou les métaphores de l’interprétation ». Elle traite de l’interprétation fictionnalisée à travers l’investigation policière, tout d’abord dans une première section réunissant des études sur Dostoïevski par Karen Haddad, sur Dos Passos et Aragon par Aurore Peyroles, sur Davies et Pamuk, par Julie Wolkestein ; puis, dans une deuxième section, la psychanalyse et le récit de vie avec une contribution d’Andréas Pfersmann sur Pierre-Jean Jouve et de René Alladaye sur Nabokov. Les codes de l’enquête (policière ou psychanalytique) sont ici utilisés et détournés pour dérouter l’interprétation et mettre à l’épreuve les pouvoirs de la fiction. Cette partie est peut-être plus hétérogène que la précédente, parce qu’il me semble que ce que montre A. Peyroles (l’usage d’une réflexion sur l’interprétation comme démonstration et argument politique, dans les romans de Dos Passos et d’Aragon) est très différent de ce qui se passe chez Dostoïevski. En outre, la métaphore de l’enquête se retrouve dans plusieurs textes de la troisième partie. Mais il n’est pas question de faire grief aux auteurs de leur construction : comme je l’ai dit, l’ordre que l’on donne à un ensemble de communications ne peut jamais être pleinement satisfaisant.
7Enfin, la troisième partie (« Le roman post-moderne : la mise à l’épreuve de l’interprétation ») explore, tout d’abord, « L’éthique de l’interprétation » avec des études sur Kundera par Yves Ansel et sur Norën, Ravenhill, Schwab et Strauss par Zoé Schweitzer. J’avoue que je ne trouve pas ce titre très bien choisi, car il s’accorde mal avec l’effort de Kundera, apparemment couronnée de succès, pour barrer la possibilité d’interpréter librement son œuvre. Il s’agit ensuite d’analyser le rapport entre la post-modernité et la mise en cause de la possibilité même de l’interprétation, confrontée à la violence extrême ou à la multiplicité et la profusion des signes, de l’information et des interprétations. C’est ce qu’illustrent les deux dernières sous-parties (« Interpréter les catastrophes : la confrontation à l’histoire », avec un travail de Lucie Campos sur Kertész et d’Alison Boulanger sur Kertész, Sebald et Goux ; « Vacillements de l’interprétation, dissolution du monde », avec une étude d’Anne-Isabelle François sur Pynchon, de Vincent Message sur Pynchon, Danielewski et Kubrick et enfin René Audet sur Chevillard, Dickner et Vila-Mata).
8L’ensemble des communications est de très bonne tenue, tant du point de vue stylistique que de celui de l’analyse. Il n’est pas question ici de revenir, sauf exceptionnellement, sur l’une ou l’autre de ces lecture mais plutôt de m’efforcer de rendre compte des propositions qui les encadrent, en examinant successivement les deux dimensions que les auteurs donnent à leur travail : historique et théorique.
Diachronies
9Les auteurs se sont trouvés devant plusieurs difficultés. La première est inhérente à leur objet : un ensemble de communications, obligatoirement hétérogènes, et fruit du hasard des réponses aux appels à communication, ne peut fournir de matériau scientifiquement pleinement satisfaisant à un propos général de haute tenue voulant décrire un phénomène complexe sur plus de quatre siècles.
10Le second est épistémologique. Les auteurs ont oscillé entre le désir d’établir une histoire — presque au sens de storytelling, sans en exagérer le sens dévalorisant — de leur objet d’études, et le constat, honnête et passionnant, du caractère absolument non linéaire de ce qu’ils ont analysé et découvert.
11En ce qui concerne la première difficulté, les auteurs ont cherché à la déjouer par leur magistrale introduction. Ils se sont en effet efforcés de combler les trous laissés par le bouquet épars des communications réunies. Autant dire d’emblée que cela était impossible. Le résultat est révélateur des points forts et des compétences des auteurs : un panorama de l’herméneutique fictionnalisée, de l’antiquité au xvie siècle, période non couverte par les communications, nous est proposé. Il est passionnant. On y apprend que l’interprétation fictionnalisée est depuis longtemps présente à travers les mythes philosophiques, les récits de songe, les allégories, les dispositifs d’accompagnement (quand Virgile accompagne Dante aux Enfers par exemple). Le fonctionnement de l’allégorie comme dispositif herméneutique intégré aux fictions est exemplairement décrit : ne serait-ce que pour ces quelques pages, le volume se recommande absolument à la lecture.
12Mais la béance des autres trous n’en apparaît que plus flagrante. Le xixe siècle est en effet le grand absent du panorama. Une seule contribution, sur Dostoïevski, par K. Haddad, représente ce siècle. On ne sait pas si cette mince représentation est due au hasard, ou si cela tient à la nature des univers fictionnels romantiques (également plutôt pauvres en métalepses et en mises en abyme). Les auteurs n’ont d’ailleurs pas spécialement interrogé cette absence. Ils se sont cependant bien rendus compte que quelques auteurs majeurs manquaient à l’appel, Balzac, Proust, Joyce, et se sont efforcés d’y pourvoir, au moyen de quelques remarques et de références bibliographiques. Encore une fois, aucun collectif ne marque, habituellement, autant de scrupules. Peut-être des monographies spécialisées sont-elles en gestation chez ces jeunes auteurs : ce serait la meilleure réponse à donner à leur désir de totalité.
13Venons-en maintenant à la deuxième difficulté : le cadre historique qui est à la fois dessiné et dépassé par les auteurs. Puisqu’il faut bien commencer quelque part, le xviie siècle a été choisi. Les auteurs ne se font pas faute de justifier méticuleusement ce choix. Le xviie siècle, expliquent-ils, est celui d’une transformation profonde due à la fois à la crise de l’allégorie, à la spécialisation de l’herméneutique, au désir de légitimer la fiction et à la démocratisation de la lecture. Cela induit une catégorisation, qui n’est certes pas sans vraisemblance : entre le xviie et le xviiie siècle, la fonction de l’herméneutique fictionnalisée sert essentiellement, soulignent-ils, à légitimer la fiction (ce qui laisse de côté Shakespeare et Rabelais). Lorsque cette question ne se pose plus, dans les siècles suivants, et que la fiction s’est suffisamment affirmée, l’interprétation fictionnalisée sert à mettre à l’épreuve et à interroger les pouvoirs de la fiction. À ce fil conducteur se superpose l’idée d’une dissolution progressive du sens : cette double téléologie se repère dans l’énoncé des titres des parties et des sous-parties. Elle est savamment reprise et développée par A. Teulade dans sa conclusion.
14J’entends d’autant moins faire aux auteurs un mauvais procès quant à leur « storytelling » herméneutique, qu’ils mettent eux-mêmes en valeur les limites de ce cadre. Dès l’introduction du volume, on comprend que la crise du sens n’a pas attendu la post-modernité pour éclater :
Or, peut-être parce qu’il ne peut y avoir d’herméneutique fictionnalisée que s’il y a un désir de sens, mais aussi une résistance, la représentation de l’interprétation dans les œuvres est appelée par l’impression que [le] grand livre est devenu illisible. (p. 18, il est question du début du xviie siècle).
15Il en est du sens comme de l’allégorie : selon des modalités diverses, mais pas aussi différentes que l’on pourrait le penser, leurs crises se répètent et l’on ne s’en débarrasse jamais. C’est toute la difficulté qu’ont affrontée les auteurs, d’avoir à décrire sur plus quatre siècles un phénomène aussi général et aussi complexe qu’un rapport troublé au sens, à travers les représentations fictionnelles de l’interprétation, en traçant des évolutions plausibles pourtant mise en défaut par la variété des exemples.
16Ainsi parfois, l’histoire semble marcher à l’envers. En dépit du mouvement un rien téléologique déroulée par les titres (plus le temps passe, plus se précise la catastrophe du sens), c’est plutôt le contraire qui est montré et qui est étonnant. À propos de Kertész, L. Campos conclut sur « l’affirmation d’une valeur à la fois réflexive et cognitive de la fiction face à un réel difficile à saisir, et sa mise au service d’une pensée de la transmission ». À propos de Kertézs, Sebald et Goux, A. Boulanger écrit : « Devant la menace de l’illisibilité, il faut prendre le risque de l’interprétation, fût-elle factice, pour construire l’Histoire » (p. 290). Certes, comme on pourrait s’y attendre, cela se gâte avec Pynchon, et les études qui lui sont consacrées se trouvent d’ailleurs dans une section qui s’intitule, de façon plutôt menaçante : « Vacillement de l’interprétation, dissolution du monde ». Pourtant, Anne-Isabelle François conclut : « Le constat de l’aporie du sens n’est en effet pas le fin mot des textes » (p. 307). L’époque contemporaine n’organise pas de déroute totale de l’interprétation. Si l’on en croit Vincent Message, les récits d’aujourd’hui (en tout cas beaucoup d’entre eux) sont soit à « baleine blanche », c’est-à-dire qu’ils mettent en scène un signe énorme, absolu et mortifère, soit « à brouillard » disséminant une multitude de signes impossibles à hiérarchiser, diffusés en nuage par la société de surinformation qui est la nôtre. Ainsi, confrontées à la violence extrême, à la fuite ou à la dissolution du sens, les œuvres post-modernes témoigneraient plutôt d’une nostalgie et d’un désir de l’interprétation. Les mises à l’épreuve radicales opérées par l’extrême contemporain semblent se résoudre à la survie, si ce n’est à la victoire du sens : face aux ruines du monde, c’est à la fiction de donner sens.
17Par contraste, la radicalité de Shakespeare et de Rabelais n’en apparaît que plus frappante. De Pynchon à Kertész ou à Strauss, les textes montrent la nécessité de dépasser le non sens et de ne pas renoncer au geste herméneutique. Seul Shakespeare semble faire exception, et ruiner de fond en comble l’ordre de la signification (selon la démonstration de Cl. Thouret). Ce télescopage se produit aussi, au niveau d’une communication, lorsque Chr. Michel compare Le Tiers Livre de Rabelais et Le Procès de Kafka. Il repère chez les deux auteurs un espace fictionnel saturé par les interprétations multiples et contradictoires qu’il suscite. Mais le « storytelling » historique vient encore frapper. Pourquoi supposer, comme le fait cet auteur, que le Tiers Livre « ouvre » une époque que Le Procès « ferme » ? Pourquoi précisément ces deux œuvres ? Cette façon de concevoir l’histoire littéraire, et l’histoire tout court, cède à l’illusion rétrospective et à la tentation d’ordonner le passé selon l’idée que l’on s’en fait.
18Je ne prétends rien apprendre aux auteurs. A Teulade, dans sa conclusion, multiplie les passerelles, les rapprochements stimulants. Elle rapproche Pynchon de Rabelais, la communication de K. Haddad, sur Dostoïevski, de celle de Céline Bohnert sur Saint-Sorlin et Gombaut ; Kundera et le théâtre religieux du xviie siècle. Ces pages ouvrent des pistes passionnantes, qu’à mon avis les tout derniers développements de la conclusion, qui reviennent à une évolution historique rationalisée, referment un peu.
Théorie d’un objet fuyant
19Les apports théoriques de cet ouvrage me paraissent au nombre de deux. Tout d’abord, ils résident dans la définition de cet objet nouveau et malaisé à cerner, l’interprétation fictionnalisée. Ensuite (en conclusion), ils apparaissent dans la proposition finale et originale d’une typologie des différents types d’interprétation fictionnalisée, reposant sur l’amplitude de la perturbation de la fiction par l’introduction d’une dimension herméneutique.
20Dans l’introduction, les auteurs s’appliquent à définir leur objet. Ils le font, de manière efficace, par la négative et par contraste avec la mise en abyme et la métafiction. Ces distinctions sont délicates. Pour les auteurs, elles reposent sur le fait que l’interprétation fictionnalisée ne concerne pas forcément l’œuvre elle‑même, en tout cas, elle ne la représente pas (contrairement à la mise en abyme). Elle n’est pas non plus un commentaire autoréferentiel qui ne concernerait pas l’interprétation (comme dans les énoncés métafictionnels, au xviiie siècle ou dans le roman post-moderne par exemple). Ce critère n’est qu’en partie satisfaisant. Quid des mises en abymes et des œuvres métafictionnelles qui auraient non seulement elles‑mêmes, mais plus largement l’interprétation comme objet ? Don Quichotte est généralement considéré comme une œuvre métafictionnelle4, et il est étudié au titre de l’interprétation fictionnalisée dans le volume. À vrai dire, la différence entre métafiction et interprétation fictionnalisée est difficile à établir. Les auteurs font intervenir un second critère : l’interprétation fictionnalisée est interne à la fiction, elle n’introduit pas de rupture dans la fiction comme le fait la mise en abyme ou la métafiction. En termes narratologiques, on pourrait dire qu’il n’y pas de passage d’un niveau narratif à un autre, il n’y a aucun effet de métalepse. L’interprétation est thématisée sans l’œuvre, ce qui la rend difficile à cerner. En outre, comme la typologie présentée par Anne Teulade en conclusion repose précisément sur les modes de perturbation de la fiction par l’interprétation, le critère est mal ajusté (puisque l’interprétation fictionnalisée est précisément définie par l’absence de solution de continuité entre l’interprétation et la fiction).
21Les auteurs font intervenir un troisième critère, qui est d’ordre pragmatique, et qui me semble également assez fragile. Ils affirment que la mise en abyme et la métafictionnalité, si elles sont porteuses d’une réflexion sur l’interprétation (ce qui n’est pas toujours le cas, comme ils le notent à juste titre) ont tendance à programmer l’interprétation et, en quelque sorte, à la fermer. Le lecteur est guidé vers l’interprétation juste. En revanche, l’interprétation fictionnalisée serait porteuse de davantage d’ouverture et de polysémie. Cette hypothèse est intéressante mais les exemples qui sont fournis dans l’ouvrage ne le confirment que partiellement. Elle est au moins contredite par deux études, celles d’Y. Ansel sur Kundera et d’A. Peyroles sur Dos Passos et Aragon. Dans le premier cas, l’auteur parvient à imposer sa propre interprétation de son œuvre au point de réduire ses commentateurs à un stérile psittacisme (en tout cas selon Y. Ansel). Dans le second, il s’agit bien de romans qui traitent de l’interprétation, mais pour désigner la bonne et la mauvaise, coïncidant avec une répartition politique des rôles. En revanche, l’ouverture de sens opérée par Cervantès dans le Colloque des chiens, qui cumule mise en abyme et métafictionnalité est très grande (il est impossible de savoir qui sont les chiens, des hommes transformés par une sorcière ou des animaux parlants comme dans les contes). En outre, comment « l’ouverture » du sens, tellement valorisée par la critique contemporaine, se combine-t-elle avec l’idée selon laquelle les représentations de l’interprétation, dans les fictions, doivent se lire comme autant d’« invitations à la prudence dans la démarche herméneutique » (selon les mots d’A. Teulade) ? Tant s’en faut en effet que les auteurs des fictions analysées dans ce volume, à l’instar des Wachowski, auteurs de Matrix, n’encouragent les lecteurs à l’anarchie herméneutique, en les invitant à donner n’importe quel sens à leur œuvre. C’est peut-être l’écart entre les théories herméneutiques intrafictionnelles et la critique, l’herméneutique extrafictionnelle qu’il serait intéressant de souligner ! Bienveillance et prudence herméneutique, confiance en la possibilité du sens et la nécessité de l’interprétation semblent être des constantes, très largement partagées, des univers de fiction (il y a naturellement des exceptions, et Titus Andronicus en fait certainement partie).
22La deuxième proposition théorique intéressante énoncée par les auteurs, et tout particulièrement par A. Teulade, consiste à proposer une typologie des modes de fictionnalisation de l’interprétation. Sont distingués trois ou quatre modes. Je ne comprends pas comment intervient la quatrième catégorie, celle des fictions paradoxales, par rapport au trois autres, qui sont celles des fictions « analogiques », « critiques », ou « herméneutiques ». Il s’agit de trois degrés de « contamination » de la fiction par l’interprétation, de nature à perturber l’adhésion du lecteur, interrompre le processus d’immersion fictionnelle. Les « fictions analogiques » sont celles qui s’apparentent à des métaphores : des personnages, ou des éléments de l’intrigue peuvent être interprétés comme des allusions à une démarche interprétative, instaurant un type de lecture qui a beaucoup à voir avec l’allégorie (comme le note l’auteur). Les fictions « herméneutiques » seraient celles où les questions herméneutiques sont traitées littéralement, dans des passages qui s’insèrent dans le tissu fictionnel, et éventuellement l’envahissent. Enfin, les fictions « critiques » seraient celles où est « mise en scène l’interprétation précise d’une œuvre explicitement nommée », ce qui se solde par « une simple disparition du niveau fictionnel ». De façon très étonnante, l’auteur donne comme exemple de fiction analogique les Contes de Perrault ; Le Tiers Livre serait une fiction herméneutique (de même que Titus Andronicus, les romans de Sebald, Pynchon, Chevillard…), et Don Quichotte une fiction critique. Il me semble pourtant très difficile d’affirmer que dans cette œuvre, « le niveau fictionnel disparaît », en tout cas davantage que dans Le Tiers Livre. Peut-être serait-il utile d’insister davantage sur des critères formels, et la différence qui est faite entre fiction « critique » et « herméneutique » ne m’apparaît pas clairement. Mais l’auteur a parfaitement raison de distinguer un procédé de type allusif, métaphorique ou allégorique, et un autre qui passerait par l’insertion de discours, débats ou commentaires.
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23L’interprétation fictionnalisée est un objet neuf. Le collectif de haute tenue dirigé par Nicolas Correard, Vincent Ferré et Anne Teulade a l’immense mérite de l’avoir identifié et analysé de façon profonde et sérieuse. Il ouvre une discussion qui vaut la peine d’être continuée. L’élaboration de cette notion doit en effet être poursuivie, tant d’un point de vue historique que théorique. Comme le disent les auteurs, elle ouvre à une dimension méta-herméneutique, qui doit aussi donner à réfléchir sur les rapports entre herméneutiques intra- et extra -fictionnelles. Richard Saint-Gelais avait parlé de « théorie autochtones de la fiction » (20065). Pourquoi ne pas nous pencher, désormais, sur l’herméneutique intra-fictionnelle ?