Le lyrisme politique
1Françoise Douay-Soublin a montré combien « dans la mémoire rhétorique du xixe siècle, c’est le début de la Restauration qui reste l’époque bénie1 » et l’éloquence renaissante, puis « remise en cause » après les années 1850-1860, sera encore ardemment défendue, jusqu’à la fin du siècle par des orateurs politiques. Anne Vibert en a étudié les modalités sous la monarchie de Juillet2. Il y a bien, avant une forme de déception démocratique, union entre rhétorique, lyrisme romantique, et république, dans un horizon qui devient démocratique. Ceci est d’autant plus important qu’alors, « le rêve d’une toute-puissance performative du texte littéraire, comme d’une absolue transparence au Moi et au monde va souvent de pair avec une mythologie de la parole — ainsi, le Lamartine “désenchanté” de Graziella fait de la lecture à haute voix de Paul et Virginie l’expérience privilégiée d’une relation fusionnelle avec le peuple, la (les) “voix romanesque(s)”prenant leur revanche sur une éloquence politique, celle des “mages romantiques” dont l’échec de 1848 a montré les limites3. » L’ouvrage de Dominique Dupart offre une étude des années d’enchantement oratoire de Lamartine. Le lyrisme de Lamartine comme « harmonie » en poésie a fait l’objet de l’étude d’Aurélie Loiseleur, publiée en 20054, qui appelait une étude de la prose harmonieuse. D. Dupart a investi le domaine des discours politiques, visant à créer l’harmonie civique. A. Loiseleur signalait que la poésie pour Lamartine
doit s’entendre suivant sa définition antique où elle entre dans le vaste champ de l’éloquence. Ainsi l’intrusion du politique constitue une menace pour le poétique au sens où l’entend la modernité (c'est-à-dire essentiel et exclusif, universel et distinct), et non pas pour l’harmonie. Suivant sa logique propre, celle‑ci aurait pu survivre à la poésie, rendue manifeste sous d’autres formes, notamment dans la prose oratoire et dans l’histoire. Mais cette harmonie reste un non-lieu, parce qu’elle n’est pas de ce monde, ou de façon si intermittente qu’elle ne parvient à susciter que sa nostalgie. Dès lors, la sympathie universelle, qui se solde par l’échec politique, n’a peut-être pas eu lieu hors du poème lyrique, espace de papier, du pur rêve5.
2La parole est alors artisane de la république. D. Dupart s’intéresse à cet horizon de l’harmonie, « lieu commun6 » en tant qu’enjeu politique, configurant un nouveau régime jusqu’en 1848, et menacé par sa réalisation même, dans son discours et dans son programme. Son ouvrage interroge la possibilité, l’exercice et la réception du « lyrisme démocratique », de « l’Orphée moderne » (p. 14). Le lyrisme démocratique, plusieurs fois redéfini au long de l’ouvrage, remontant « au-delà de tous les genres », est d’abord une « langue sensible » (p. 19) indissociable de ses conditions de transmission et de résonance à la tribune et dans la presse, et faisant entendre les accents de tous les membres du corps politique ; c’est aussi un lyrisme moderne. Il faut entendre « langue » dans le sens le plus général de langage, dans une perspective qui n’est pas linguistique. D. Dupart présente ainsi l’aboutissement du lyrisme démocratique au début de son parcours, avant d’en examiner la possibilité : « Au cœur d’une scénographie nouvelle, il engendre un nouveau régime de parole, un régime idéal où l’orateur parle effectivement pour tous, quand tous lui parlent et l’acclament. » Elle observe un « poète qui s’est transformé en orateur » (p. 16) et se demande si Lamartine a démocratisé par la parole un mode de souveraineté fondamentalement oligarchique (p. 39).
3La complexité de la réalité historique, la taille du corpus et la variété des commentaires contemporains, le miroitement des définitions, constituaient des difficultés. Il fallait cerner les lieux de l’éloquence par rapport à ceux de la poésie, examiner la légitimité d’un partage entre eux, définir la « langue républicaine », selon l’usage de ce terme par Lamartine, ou dans une acception de linguistique actuelle, et comprendre ce « lyrisme démocratique ». Le « tout », qui est un caractère d’époque mais qui se rapporte aussi à l’idéal cicéronien, comme le relève D. Dupart, constitue une forme de défi pour celui qui aime les distinctions :
Malheur à qui n’a pas été poëte une fois dans sa vie !
Cicéron le fut de bonne heure, longtemps et toujours. Il ne fut si souverain orateur que parce qu’il était poëte. La poésie est l’arsenal de l’orateur. Ouvrez Démosthène, Cicéron, Chatam, Mirabeau, Vergniaud : partout où ces orateurs sont sublimes, ils sont poëtes. Ce qu’on retient à jamais de leur éloquence, ce sont des images et des passions dignes d’être chantées et perpétuées par des vers7.
Lyrismes démocratiques
4La première grande partie développe les éléments de la problématique en une série de brefs essais. Le syntagme de « lyrisme démocratique », dû à Charles de Rémusat, renvoie aux convictions romantiques humanitaires. Tournant le dos aux doctrinaires et aux libéraux, « Lamartine module en la renouvelant la tradition d’une grande éloquence civique à la française. Elle repose sur une mélancolie intime en vertu de laquelle il capte les malheurs des humbles pour souffrir à l’air libre avec eux politiquement cette fois » (p. 24). La tribune de 1830 est démultipliée, l’auditoire est sans cesse reconfiguré par la presse, organe dont Lamartine apprit à utiliser les rouages pour persuader les masses. Son discours au Banquet de Mâcon (juin 1843) en reste un exemple révélateur, les affrontements oratoires de l’Histoire des Girondins — où Mirabeau constitue le point d’identification attendu — aboutissent au sacre de l’éloquence lamartinienne, consciente de sa forme et acclamée comme telle. Mais la poésie avait déjà été le lieu d’un partage, comme en témoignent les propos et l’immense correspondance du poète : le sacerdoce du poète est démocratisé, tandis que l’homme retrouve son unité. Avec 1830, cette parole encore dans l’ombre va pouvoir être « amplifiée » (p. 33) par la Chambre, et si « la Chambre n’a pas d’écho pour [elle], le pays en aura » (Sur la politique rationnelle). Sa force, corollaire de la vérité de la voix lyrique, est la « vérité populaire » de celle qui se fait la « bouche » du peuple. D. Dupart relie l’expression au « parlementarisme lexical » de l’époque « mettre dans la bouche », « parler pour » (p. 34). Au point qu’il semble à beaucoup que cette « bouche » hospitalière aux espoirs de tous, qu’elle articule dans son « idiome lyrique », mélodieux et sensible, justifie toutes sortes d’incohérences : un « langage bizarre » et des « opinions bariolées » selon Eugène de Mirecourt (p. 35).
5L’extension de la tribune à la représentation problématique du pays entier est revendiquée par Lamartine alors même qu’il commence par exercer dans les conditions du suffrage censitaire et refuse une représentation résultant d’une « sorte d’arithmétique sociale » (p. 38), avant de soutenir le suffrage universel en 1848. Sa tribune « problématis[e] son origine énonciative en la déléguant au peuple » (p. 40). Corollairement, l’éloquence politique se pénètre de phraséologie lyrique. Elle intègre en même temps la voix des interlocuteurs et la nouveauté du présent — dans l’improvisation par excellence (p. 42, p. 48). Ne serait‑ce pas soumettre la littérature à des exigences qui sont naïves et illusoires, quand elles ne la détournent pas de ses pouvoirs (de fiction surtout) au profit d’un mensonge ? Ambiguïté encore, tenant profondément à la nature de la rhétorique, et jetant le soupçon sur la beauté du discours. Or D. Dupart souligne avec force le paradoxe d’une puissance maintenue des orateurs alors même que vacille la croyance en leur parole. En témoignent bien des pages de Stendhal, et le livre ne cesse de faire entendre les témoignages et les critiques des acteurs et des auditeurs de l’époque. Ainsi Lamartine, Hugo8 choisissent-ils encore l’éloquence, contre l’éloquence même (p. 45) en réinventant le « lyrisme démocratique » : « aussitôt conçue, aussitôt entendue », la parole est le lieu d’une unanimité qui assimile le journal à la tribune (Sur la politique rationnelle). Là se trouve aussi la poésie, selon D. Dupart, dans la mesure où le « succès oratoire » est un « signe poétique de l’unanimité » dans un nouveau sublime moderne (p. 47). La rapidité de la diffusion rendrait possible une nouvelle transmission du cœur à cœur sublime. D. Dupart s’attache à montrer le passage du poétique à l’oratoire par le sublime, en ressourçant l’éloquence dans le moment d’« illumination sensible » (p. 48). La conjonction entre « lyrisme » et « rhétorique » ne va pas de soi en effet et passe surtout par le sublime. Cette absolutisation du génie oratoire qui transfigure les formes pour s’en émanciper constitue l’un des aspects de l’extension du champ de la poésie. Dans la magie du présent apparaît une autre vertu du sublime : « l’orateur sublime toutes les imperfections : tout comme le jeu de l’acteur Frédérick Lemaître sublime la versification trop rapide des harangues abolitionnistes dans Toussaint Louverture » (p. 68). Mais D. Dupart montre bien que la question de la poésie ne saurait être résolue seulement de cette manière : « sublime » constitue un « transfuge générique » (p. 51), et Cormenin parle de la « prose de poésie » (ibid.) de Lamartine, qui jaillit à la faveur du présent de l’improvisation. Le lyrisme irrigue pleinement le délibératif, tandis que dans cet accomplissement, la langue poétique ne cesse de se chercher, le corps politique de se configurer. L’articulation entre les questions de l’éloquence, du sublime et de l’inspiration poétique trouve là sa légitimité, et une puissance liée aux circonstances des années 1830-1848, entre nœud de représentations imaginaires et de pratiques effectives : Anne Vibert l’a résumé dans ses pages fondamentales sur l’improvisation, donnant à comprendre le genre d’accomplissement que Lamartine pouvait connaître malgré tout dans le discours9.
L’improvisation conjugue donc l’idéal d’un langage naturel avec la communication des âmes : seule la performance oratoire permet l’échauffement du génie, semblable à la transe du poète transporté par l’inspiration divine — et on devine ici la proximité entre la figure de l’orateur et celle du poète romantique10.
6Le chapitre « en marge » propose de considérer cette question du moment — qui opère une vraie fascination — dans une approche derridienne. La suite des p. 47‑51 est très stimulante et appellera sans doute des prolongements sur ce qu’est alors, linguistiquement, cet « idiome » lamartinien, avec son « lexique ». La façon très générale dont Lamartine parle de la « langue républicaine » mise en œuvre lors des premières semaines de la Deuxième République explique que l’analyse ne soit pas linguistique, mais nécessite par ailleurs, et selon d’autres approches, ce type de recherches.
7Le corpus (1830-1848) est expliqué en fin de première partie. Il réunit des discours « exemplaires de leur catégorie ». Le plan de l’ouvrage, à la fois chronologique et thématique, suit les étapes de la carrière de Lamartine lors des sessions parlementaires et des campagnes en pointant à chaque fois un enjeu majeur (stratégiques, rhétorique, stylistique). En présentant son corpus, D. Dupart fournit une analyse comparée des différentes publications par Lamartine de ses productions oratoires et de l’image qu’elles purent laisser de lui. On peut y observer l’habileté de Lamartine, qui sait jouer entre l’auditoire de ses discours parlementaires et leur diffusion dans la presse, ou se repositionne en fonction des circonstances, jouant d’un ethos d’orateur ou d’homme politique. Le corpus fait alors place à un aspect souvent négligé de l’orateur — sinon dans les satires de son éloquence de comices agricoles : « l’orateur d’affaires » (p. 68).
« Spiritualisation » du monde
8La seconde partie envisage le début de la carrière d’un orateur venu de la poésie et considérant « l’avenir du lyrisme ». 1830 ne voit pas Lamartine quitter la poésie, sollicité par la voix du monde et de l’histoire, dans sa « solitude11 » du vallon ou au bois du Dialogue des orateurs de Tacite. La mutation de « cette voix intérieure qui [parle] à tous les âges » de l’humanité jusqu’à son dix-neuvième siècle, cette métamorphose de la « poésie à venir12 » est annoncée dans Des Destinées de la poésie (1834). Pour autant, Lamartine délimite les domaines en assignant la politique aux « faits », que domine l’idée poétique — mais aux faits que réclame une époque de « rénovation sociale13 ». Ainsi D. Dupart lit‑elle les « manifestes » comme Sur la politique rationnelle comme des formulations du « passage de la poétique à la politique » et à la construction utopique. Lamartine trouve dans la politique un approfondissement poétique de « l’homme même14 » qu’il rapproche de l’engagement de Byron. La poésie vit dès lors selon un « double régime » (p. 82‑83), celui de la vie réelle et celui des heures secrètes, mélancoliques, des Méditations (dont elle commente la préface) : de cette oscillation émerge un nouvel engagement romantique et cicéronien tout à la fois. Le lyrisme est circulation entre les lieux de la poésie, de la fiction et de la réalité, de l’intime et du public, « épopée intime » née de l’échange entre les cœurs et cristallisant là encore dans l’événement de l’improvisation (p. 88), dans la construction du monde nouveau émancipé de ses formes, « en puissance de toutes les langues » (p. 93), alors qu’il paraissait renoncement à la langue pour le monde. Sa condition apparaît dans Jocelyn, contemporain des premiers discours. Dans le sillage de Paul Bénichou, D. Dupart rappelle « cette articulation essentielle entre institutions, gouvernements et poésie », d’où procède « l’éloquence romantique » (p. 101), pour créer « l’équivalent en politique du chant » (p. 99), et le diffuser par la presse. Mais les lieux que l’ode se cherche dans la foule n’offrent pas toujours les bonnes chambres d’échos : la tribune peut-elle y pourvoir ?
Vers un « pays lyrique »
9Le choix d’une éloquence populaire engage une tradition problématique de la rhétorique : le peuple « instrument dangereux de l’orateur » (p. 117‑119), lié à l’usage du movere illustré par les Gracques. Accusé de jouer avec le feu en se perdant dans l’inspiration lyrique, Lamartine travaille à susciter l’unanimité dans l’évidence intérieure. Il transplante le perlocutoire propre au théâtre jusque dans la Chambre et dans la presse.
10À partir de cette seconde partie, le recours plus régulier à l’explication de discours permet de préciser les concepts mobilisés dans l’ouvrage. L’analyse du Discours sur l’instruction publique (8 mai 1834) rappelle comme Lamartine appuie la légitimité de sa parole sur les nouvelles conditions de l’institution politique en France. Le lyrisme se déploie entre la vision poétique (prophétique) et l’action oratoire, dictée par les circonstances. À la faveur de l’analyse du discours Sur l’amnistie, D. Dupart rappelle qu’ériger le « sentiment » en principe de gouvernement suppose cette conviction, exprimée par Mme de Staël : « Les sentiments de la multitude sont toujours pour la vertu15 ». L’attitude explicitement antimachiavélienne de Lamartine instaure une autorité romantique. Mais paradoxalement, elle prête par là même à la critique, jette le doute sur la sincérité effective de la posture adoptée par les tribuns. Le passage du lyrique au singulier à un lyrisme collectif ne peut esquiver cette difficulté. De plus, il fait du discours un concours de voix, qui semble bien au principe du pathos, passant par l’adoption de points de vue successifs, dans une éloquence de la sincérité et de la compassion, ou par la polyphonie concertée de l’ironie. L’analyse du discours sur la loi contre les associations en témoigne : cette nouvelle « Catilinaire paradoxale, […] retourne la menace et la tradition, à la fois polémique et vis[e] à construire par la seule force de sa parole, une nouvelle unanimité du pays » (146-147). L’étude de D. Dupart s’intéresse d’abord à la situation politique de la poésie, plutôt qu’aux questions d’énonciation en elles-mêmes, sur lesquelles elle ouvre des perspectives intéressantes, à explorer. La force rhétorique de l’amplification est clairement mise en valeur par les lectures de discours et reliée au conciliare défini par Francis Goyet dans Le Sublime du lieu commun.
11Que fait la presse à l’éloquence ? Le changement de « cadre énonciatif » (p. 159) et les modalisations, l’attention ou la fidélité variables accordées à l’elocutio, aux effets dans la salle, aux répliques des adversaires, font l’objet d’un intéressant chapitre. D. Dupart montre le rôle des « formules fortes destinées expressément à être reprises dans la presse » (p. 164), au cœur de la dynamique des amplifications. Cependant, les journaux reformulent et choisissent un discours « à la carte », non sans renvoyer les improvisations manquées de Lamartine à son statut de poète. Comme d’autres, l’éloquence de Lamartine intègre les interventions du « chœur parlementaire » (p. 74), lui aussi fondateur du « lyrisme démocratique ». « Démocratique », parce que liée à des sujets dont dépend l’harmonie du pays, mais aussi au sens où le bilan de cette troisième partie y insiste : l’éloquence populaire permet à de multiples voix, dont celles des émeutiers, d’entrer au parlement et d’être reprises dans la presse. Les lectures comparées des transcriptions, accompagnées de documents commentés, sont très intéressantes.
Représentations
12Il s’agit désormais de développer l’exercice revendiqué de la « représentation16 » par Lamartine, « usant du primat de la parole vive pour faire disparaître la dure réalité institutionnelle du transfert symbolique de la voix » (p. 209). Lamartine travaille à maintenir la croyance : chaque citoyen étant un souffle et une voix (D. Dupart cite d’intéressants passages de Delphine de Girardin), le poète à l’unisson, est son relais à la tribune. Échouant à persuader l’assemblée qui l’admirait pourtant, Lamartine aspire à un auditoire qui fasse corps avec lui, comme une sorte de chaîne de « clubistes » (p. 217) répercutant son éloquence devant des tribunes de plus en plus variées, sur des sujets humanitaires qui lui ouvrent leur vaste champ. D. Dupart explore les ressorts « sensibles » de cet autre aspect du pathos lamartinien. La représentation passe par le « je » d’une âme, dans le contexte d’une Monarchie de Juillet où le souvenir de Rousseau est vivace, pour construire l’image d’une vérité de la conscience. En cela, l’aspiration au « forum lyrique » (p. 226) va de pair avec l’enthousiasme de la communion et, politiquement, de la conciliation. C’est sur cette base que l’ouvrage invite à comprendre le « parti social » (p. 227 sq). S’il a manqué la Chambre, ce « parti » est cependant brièvement acclamé à la fin de la campagne des banquets et des « trois mois » de 1848, culmination du succès du lyrisme politique. Dominique Dupart explique alors le versant « familier » de ce lyrisme. À Mâcon, il fait entendre des accents qui seront ceux de la « fête sociale » (p. 236) et imagine le monde idéal de la petite démocratie rousseauiste. En même temps, cette éloquence familière, celle de la « Vigne et la maison », accomplit une « possibilité de la poésie », d’abord oralisée dans un partage avec des simples. Mais la représentation se fait aussi pleinement lyrique quand elle en appelle à l’évidence de la conscience et parle pour les absents. Le « je » des esclaves acquiert son statut lyrique, qui aura besoin de la scène pour toucher les cœurs par la « représentation » théâtrale. Sa réussite suprême est le silence, sublime au‑delà de la rhétorique, qui là encore déplace les frontières de l’éloquence et cherche le plus intime de la conscience. En cela, le sublime est au principe de la poésie lamartinienne, qui est celle de l’intime17 de l’homme. Faire l’unanimité par l’évidence intérieure est une version lyrique du conciliare, mais implique toujours un au-delà des mots, si prégnant dans la vision de la poésie de Lamartine. Le lyrisme tue et ressuscite le langage, aussi bien en poésie qu’en politique.
13Représenter les masses est aussi plaider pour elles, en incarnant « l’idéal » dans « les institutions sociales » (p. 26318) avec leurs réalités techniques, matérielles, économiques, mais avant tout, sociales. Si Lamartine est semblable à Mirabeau qui « comptait avec dextérité devant l’Assemblée » (p. 269), il donne voix aux préoccupations quotidiennes des circonscriptions, non sans détours partisans. Il veut rendre présent un pays entier envers et contre le cens. Le mélange des styles (évangélique) devient ici « démocratique » (p. 272), l’amplification est aussi élévation oratoire des affaires. Lamartine adopte pourtant le « langage simple du peuple » (p. 284) dont D. Dupart analyse les métaphores cristallisées en formules. Lamartine se fait représentant des citoyens au-delà des électeurs, avec le droit de « réclamation » (p. 289) : étape importante de l’intégration des ouvriers « dans le creuset oratoire de la nation » (p. 291).
Un « transfuge romantique du forum »
14Le titre de la cinquième et dernière partie, « Lamartine, pater patriae (1839-1848), dresse un parallèle avec le Cicéron des Catilinaires19. L’exergue offre un sujet de discours destiné à la préparation des candidats au Brevet supérieur de 1900 à 1903 (l’un des auteurs du recueil est René Doumic). Il est révélateur autant qu’ambigu : « On inaugure un buste de Lamartine à Milly. Vous ferez le discours que prononce le député de l’arrondissement en l’honneur du poète ». D. Dupart décrit un Lamartine qui « actualise le corpus antique » (p. 298) dont il est plus que familier, tandis que sa stature se fait monumentale et son élocution formulaire (« Paris fortifié ! »). La dernière partie commence donc par montrer le « laboratoire de rhétorique » de Lamartine à son apogée, avant qu’elle ne se trouve démantelée en cadences et formules. Cette évolution marquante du style de Lamartine s’observe dans les passionnantes remarques consacrées aux plans d’improvisation, préparés dans la hâte du Gouvernement provisoire, dans le feu de l’éloquence délibérative et dans l’action de la harangue vraiment populaire (qui renoue avec la contio). La coïncidence entre parole et histoire fait une sorte de violence au discours. Mais cette parole sublime, décalée par rapport aux circonstances, ne pourra plus s’exercer après juin 1848 et ira s’amplifier dans des volumes de justifications. D. Dupart retient deux moments de l’éloquence du Pater patriae : d’abord l’orateur démocratique qui s’impose à la Chambre et veut « parler par la fenêtre » à la nation entière, puis « l’orateur souverain » (p. 308). C’est paradoxalement ce principe explicite de parler au pays, aboutissement du « parti social », avec l’ambition du conciliare, que Lamartine exerce un magistère « vif-argent », si attentif à la « conjoncture » des régimes (p. 312). D’où la puissance configurante du discours qui réenchante la représentation politique, alors que la « France […] s’ennuie ». D. Dupart livre un beau commentaire du discours Sur la translation des cendres de Napoléon (26 mai 1840) comme art subtil de la conciliation sensible à travers les glissements logiques portés par la période, et les jeux de points de vue. Le premier discours Sur les fortifications fait également l’objet d’une belle analyse, qui dégage les enjeux de l’amplification et de sa cristallisation en « termes génériques », rapportés par Tocqueville au goût des auditoires démocratiques (p. 328). C’est cette partie, foisonnante, qui présente les analyses les plus riches et les plus stimulantes. Alors que grandit la gloire de Lamartine — qui ne se présente guère comme le chef de l’opposition — son éloquence devient « terrible ». D. Dupart la caractérise en recourant aux concepts de l’éloquence sublime, définis à partir de Cicéron et de Longin et Burke par Francis Goyet et Baldine Saint-Girons, et en faisant référence à la prophétie selon Lacordaire. La rhétorique du « coup de fouet » s’allie à un type d’« hybris raisonnable » (p. 349) qui articule violence et apaisement dans la tempête : « [la nation] raisonnera ses droits et ses désirs [et] ne vociférera pas ses démences et turbulences » (Discours de la couronne, p. 351). Paradoxalement, c’est dans l’incarnation du corps qu’elle visait à construire que l’éloquence de Lamartine devient problématique. Le gouvernement par « proclamations », « acclamation » et « réponses », par lequel l’orateur fait corps avec la foule, combine apparat et effacement du « je » dans les liturgies républicaines dont D. Dupart décrit les nouvelles scènes oratoires. Le lyrisme démocratique y rencontre ses plus grandes menaces. Après juin, il résonne comme une belle parole, séduisante et décevante, voire terroriste (face obscure de la dictature romaine) lors de la tentative antiparlementariste de Lamartine de faire interdire à Louis-Napoléon Bonaparte de siéger à l’Assemblée20). La suite des événements ne fera que confirmer ses risques. La conclusion revient sur cette ambiguïté fondamentale du lyrisme démocratique : l’invention de la démocratie moderne signe sa déchéance, tandis que la littérature séparée des Belles Lettres s’exile de la « sphère sociale de la parole » (p. 399).
15Cet ouvrage s’inscrit donc dans un ensemble de recherches assez récentes, qui ont pour objet l’éloquence réalisée, dans des moments et des textes qui étaient encore il y a peu négligés par les études littéraires, alors qu’ils sont d’un intérêt et d’une beauté exceptionnels.