Donner vie à l’histoire
1L’ouvrage, qui résulte d’une collaboration européenne et d’un programme franco‑polonais établi entre l’Université de Marne‑La‑Vallée et l’Université de Poznan, réunit des études réalisées par des chercheurs français, espagnol, hongrois et polonais. L’expression figurant dans le titre, « Vivre l’histoire », est déclinée selon quatre axes : « L’expérience ambiguë », « Témoigner de l’histoire », « Faire revivre l’histoire dans la fiction » et « Survivre à l’histoire ».
2L’expérience historique est « ambiguë » car elle est d’emblée l’expérience du « revivre », par l’écriture littéraire ou par différents modes d’intellection, lesquels viennent donner du sens à l’expérience sensible, brute, sensorielle, vécue initialement dans le chaos. Or, comme l’explique très bien Piotr Sniedziewski à l’orée du livre en s’appuyant sur Bouvard et Pécuchet, le récit peut être un lien mais aussi un obstacle entre celui qui voudrait écrire le passé et ce dernier car « en nous rappelant le passé, [le récit] nous en sépare » (p. 16). Les théories de F. Ankersmit, citées dans cet article et dans celui de Z. Przychodniak, permettent de définir « l’expérience historique » du lecteur d’un livre d’histoire aussi bien que d’une fiction : elle correspond à l’impression éprouvée par ce lecteur de revivre l’histoire comme s’il était présent dans le temps passé, en accédant à la dimension « sensorielle » des hommes du passé. Cette expérience historique se situe donc du côté de la réception de l’œuvre.
3La première partie est aussi le lieu d’une réflexion sur la constitution de la discipline historique, au xviie siècle, qui la recentre sur « l’expérience humaine » (Hélène Bah‑Ostrowiecki), ce qui « l’émancipe de la tutelle théologique » (p. 26) : l’histoire sort en effet du « giron de la culture humaniste littéraire » et entre « dans le domaine de la science, en tant que discours rationnel visant à établir une vérité » (p. 26). Dès lors apparaît essentielle la figure du témoin, dont l’historien peut se faire le relais : la crédibilité du discours historique s’enracine dans l’expérience vécue du sujet (La Mothe Le Vayer). Dès cette époque, se pose la question d’une « garantie » nécessaire au témoignage. Le témoin est souvent partial, trop près de l’événement. S’il prend de la distance, il sera trop loin : le témoignage doit donc être garanti par un autre, un historien par exemple. Enfin, dans la logique providentialiste (Pascal, Bossuet), le témoin témoigne malgré lui de choses qui le traversent et dont Dieu seul détient les clés. Le témoignage peut donc être « passif », témoignant d’une causalité ignorée par le témoin.
4C’est cette figure du témoin qui est centrale dans plusieurs articles et parcourt l’ensemble du volume : Ignace Krasicki, le plus célèbre des poètes des Lumières polonaises (l’équivalent de notre La Fontaine) invite son ami et destinataire de nombreuses lettres, le Comte Lehndorff, à participer à l’histoire qui le touche, notamment son expérience de la perte (perte de la patrie polonaise après l’annexion de la Varmie par la Prusse, perte de la liberté etc.). L’histoire vécue est une histoire personnelle relatée de telle façon qu’elle puisse intéresser le destinataire d’une lettre « et permettre à l’expéditeur de construire un terrain d’entente » (p. 43).
5Quatre articles remarquables constituent la partie « Témoigner de l’histoire » :
6- celui de Caroline Trotot, consacré aux Mémoires de Marguerite de Valois. Cette Reine a vécu le massacre de la Saint‑Barthélemy dans l’ignorance totale de ce qui se passait, et a tenté de comprendre cet événement par l’écriture, en le pensant comme événement historique. Cette expérience historique est chez elle « source de subjectivation, c’est‑à‑dire de production d’un moi historicisé » (p. 70)
7- celui de Zbigniew Przychodniak consacré aux mémoires de Polonais ayant participé à l’insurrection de 1830‑1831 et vivant en France. Parmi un corpus considérable qui a inventé un nouveau genre littéraire (le « conte de nobles », très important dans l’histoire culturelle polonaise et souvent méconnu), l’auteur s’attarde sur le cas d’un livre écrit par l’ancien commandant d’un régiment de cavalerie volontaire formé en mai 1831, Karol Rozycki (1789‑1870), devenu un véritable « best‑seller » parmi les immigrés polonais en France (salué par Mickiewicz). Il a eu le mérite de révéler soudainement le passé tel qu’il était vraiment, en une sorte d’épiphanie.
8- celui de Gisèle Séginger consacré aux Souvenirs de l’année 1848 de Maxime Du Camp. C’est un « moi pathétique » (selon la formule de Ricœur citée p. 99) qui s’exprime dans ce livre. Ce moi juge sans comprendre ; à l’inverse de Lamartine, auteur de Histoire de 1848, texte animé par une vision progressiste et téléologique de l’histoire, Du Camp s’insurge contre « les légendes romantiques du peuple » (p. 101), qui font de ce dernier un sujet de l’histoire. En faisant l’histoire de la violence et du crime, en narrant de « petits faits » (p. 107), il dépolitise l’histoire, déconstruit la causalité historique, et « désacralise la mystique révolutionnaire » (p. 111). Son regard « collé sur l’événement » contribue à « déréaliser » celui‑ci dans un isolement qui le coupe de « toute perspective d’ensemble ».
9- enfin celui de l’historien Rafal Dobek sur les témoignages de la Semaine Sanglante (du 21 au 28 mai 1871). Ces témoignages révèlent un impensable en cette fin du xixe siècle marqué par une conception optimiste de l’histoire et du progrès : ces massacres « commis en toute liberté, sans aucune forme de pression ou de contrainte, par des gens normaux […] simplement parce que les circonstances étaient propices et qu’ils le voulaient » (p. 122) annoncent les grands massacres du xxe siècle.
10« Faire revivre l’histoire dans la fiction » regroupe une analyse d’œuvres fictionnelles, créées par Sienkiewicz (auteur d’une Trilogie publiée en feuilleton entre 1883‑1888 s’inspirant de la tradition du roman historique populaire dans le goût d’Alexandre Dumas), Proust (dans La Recherche du temps perdu, le personnage fictif de Mme de Villeparisis s’inspire des Mémoires de la Comtesse de Boigne), le cinéaste espagnol Carlos Saura, l’auteur hongrois de roman policier Vilmos Kondor (Budapest la noire, 2008) et la romancière finlandaise Sofi Ofkanen (traduit en français en 2010, Purge a obtenu de très nombreux prix). On soulignera dans cet ensemble l’intérêt du travail de Wieslaw Mateusz Malinowski (« Revivre l’histoire en patriote : le cas de Sienkiewicz ») : au moment où Sienkiewicz écrit, la Pologne n’existe plus sur les cartes de l’Europe et l’écrivain « se propose de réveiller chez ses compatriotes l’espoir de la liberté et la volonté de combattre pour elle » (p. 126). Pour atteindre ce but, il choisit d’inscrire la diégèse de Déluge (tome II de la Trilogie) dans l’époque des guerres suédoises (1655‑1656) en laquelle les lecteurs allaient pouvoir trouver des analogies avec leur propre époque. W. M. Malinowski montre comment ce roman historique à thèse fait entendre un message patriotique et moral adressé par Sienkiewicz à ses contemporains, message qui a sans doute garanti au roman la pérennité d’un public au xxe siècle, en fournissant à plusieurs générations de Polonais un « modèle du patriotisme héroïque » (p. 135) (sous l’occupation allemande, note l’auteur, les conspirateurs adoptèrent volontiers les noms de personnages de Sienkiewicz). L’article de Nancy Berthier et Marianne Bloch‑Robin est lui aussi passionnant : il montre comment les expériences enfantines traumatisantes vécues par le réalisateur Carlos Saura (né en 1933), en particulier le bombardement de son école, affleurent dans son œuvre, en trois étapes et trois films. Ce n’est qu’avec Ay Carmela que le réalisateur aborde de front la question de la guerre civile en 1990. L’article démontre de manière très convaincante et argumentée comment la fiction cinématographique a permis à Saura de « vivre et de revivre l’histoire » pour s’en libérer en « lui donnant la possibilité de faire entrer son expérience personnelle dans une mémoire collective » (p. 156).
11« Survivre à l’histoire » s’intéresse à des parcours de créateurs marqués par leurs vécus traumatiques en lien avec les deux guerres mondiales — Jean‑Richard Bloch, écrivain‑combattant (1884-‑1947) et Hilda Doolittle, poétesse britannique d’origine américaine (1886‑1961) —, avec la dictature argentine — Juan Gelman, écrivain dont le fils et la belle‑fille enceinte ont « disparu » — et avec la Shoah.
12Jean‑Richard Bloch accomplit cinquante‑quatre mois sous les drapeaux entre 1914 et 1919 et ses lettres à sa femme constituent un témoignage irremplaçable sur la Première Guerre mondiale et la vie dans les tranchées. Mais c’est Le Paradis des conditions humaines (1920) qui lui permettra de revivre et d’interpréter l’expérience de « mort rapprochée » vécue le 4 juillet 1916 à Verdun : ce jour‑là, une « marmite », obus de gros calibre, avait explosé tout près de lui (cf. à ce sujet l’article de Tivadar Gorilovics).
13Trilogy, de Hilda Doolittle (qui a toujours signé H. D.), un des plus importants longs poèmes en langue anglaise écrits pendant la Seconde Guerre mondiale, transpose la double expérience de l’auteur, qui aura vécu par deux fois sous les bombes (en 1915‑1916 et en 1940‑1941 pendant le Blitz). M. A. Soubbotnik souligne la singularité de la production de H. D., qui s’érige contre les pratiques poétiques britanniques en contexte de guerre (poèmes brefs) et exprime une voix originale (référence à l’Egypte, jeux sur les sonorités consonantiques, refus des « truismes journalistiques »). Il s’agit pour H. D. de trouver un langage qui permette d’affronter le choc auquel elle survit.
14Le dernier article du recueil retient l’attention par son thème et l’analyse très claire qui en est faite par Vicente Sanchez‑Biosca : dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), Claude Lanzmann, l’auteur de Shoah — dont on connaît le parti radical de refus de l’image d’archives —, filme un entretien avec Yehuda Lerner, acteur du soulèvement du camp de Sobibor et qui, pour la première fois, eu à tuer un homme, un de ses bourreaux allemands. Il montre comment, en dépit de ressources formelles réduites (la diffusion de cris d’oies — référence à l’élevage des Nazis qui excitaient la volaille pour la faire cacarder et masquer les hurlements de leurs victimes), Lanzmann parvient à faire entendre un silence qui « reproduit celui d’antan » (p. 235) et qui suggère l’anéantissement. Ce silence semble abolir la distance au passé et donne l’impression que l’événement se détache de l’histoire. C’est aussi ce passé qui revit dans le geste que Y. Lerner effectue devant la caméra « comme si le cameraman avait vu, pour une seconde, les mains de Lerner se détacher de son corps et du présent avec une énergie puisée à une source inconnue » (p. 237).
15Explorant les facettes très diverses d’un thème qui croise les notions de témoignage, de survie, de fiction historique, Vivre l’histoire intéressera les spécialistes de littérature comparée, de cinéma et de littérature française.