« Une création qui brouille les frontières » : Marguerite Duras filmée
1L’année 2014 a marqué le centenaire de la naissance de Marguerite Duras à travers la publication d’un grand nombre de livres, collections, revues, et la tenue de conférences consacrées à son œuvre. Les vingt années qui nous séparent de sa mort nous donnent le recul nécessaire pour revenir sur son œuvre dans son intégralité, et la repenser dans le contexte d’un vingtième siècle désormais achevé. Les études les plus récentes ont tendance — et à juste titre — à penser son œuvre à la lumière de l’intermédialité, c’est‑à‑dire en tenant compte de la manière dont Duras oscille entre la « chambre noire » de la littérature, l’espace du théâtre, la salle de cinéma et l’arène publique de la presse française.
2Le Livre dit. Entretiens de Duras filme, édité par Joëlle Pagès‑Pindon, met en évidence cette intermédialité en nous donnant la transcription d’un documentaire sur Duras réalisé en mars 1981. Lors de la publication d’Agatha1, le récit d’un amour incestueux entre un frère et une sœur, Duras tourne un film intitulé Agatha et les lectures illimitées avec Bulle Ogier comme actrice principale (Agathe, femme /sœur) et Yann Andréa, son jeune amant homosexuel, dans le rôle du frère/amant. Au moment du tournage, Duras est également suivie par Yann Andréa, son fils Jean Mascolo et son ami Jérôme Beaujour qui réalisent un documentaire sur le tournage du film qui sort en automne de la même année qu’Agatha et les lectures illimitées (1981)2. Ce documentaire, intitulé Duras filme, saisit alors les coulisses du film : « repérages, prises de vues, direction d’acteurs, choix de plans, discussions passionnées sur des sujets divers, aussi bien que repas pris en commun ou moments de pause » (p. 11). Plusieurs niveaux de lecture sont ainsi superposés : le film, le documentaire qui commente le film et déconstruit le processus du tournage, les commentaires de Duras sur son propre travail et la riche matière paratextuelle que J. Pagès‑Pindon ajoute pour rendre une image plus complète de l’œuvre et de l’auteur. Cela donne lieu à une expérience de métalecture qui « brouille les frontières » entre la vie et la littérature en soulignant la coïncidence de la création et de l’observation, voire de la critique (p. 16).
3La première partie du livre, « Les entretiens de Duras filme » est la transcription des échanges entre Duras et son équipe lors du tournage d’Agatha et les lectures illimitées à Trouville en 1981, assemblés par J. Pagès‑Pindon à partir de « rushes » issus de la collection personnelle de Jean Mascolo. J. Pagès‑Pindon explique :
Quand nous avons visionné les six à sept heures d’images enregistrées sur les trois cassettes contenant ces rushes, il nous a semblé que la parole de Marguerite Duras qu’elle faisait entendre, par son originalité et son authenticité, méritait d’être consignée dans un texte publié. Car cette parole se révèle d’un intérêt exceptionnel, non seulement comme témoignage de la genèse d’un film qu’elle était en train de tourner, mais aussi pour l’éclairage qu’elle apporte sur sa création textuelle et cinématographique (p. 13).
4J. Pagès‑Pindon a sélectionné les passages qu’elle jugeait les plus intéressants (qu’ils aient trait à la pensée de Duras ou aux rapports interpersonnels qu’ils révèlent), en conservant toutefois l’ordre chronologique des images/textes. Pour souligner l’aspect filmique du texte qu’elle nous présente, elle a également inséré ses propres « indications scéniques » pour expliquer, d’une manière que l’on pourrait dire métatextuelle, ce qui se passe sur le petit écran du documentaire (rires, mouvements, voix hors scène). Cette partie est divisée en sous‑sections chronologiques qui regroupent aussi des éléments thématiques comme « Le désir, l’inceste, l’homosexualité », « Les robes de Bulle Ogier », ou « Le cinéma, le “gai désespoir”, l’amour maternel » entre autres.
5La deuxième partie consiste en un travail qu’a effectué Duras sur ses propres transcriptions, des « feuillets dactylographiés » ; souhaitant garder trace de ces conversations, elle a élaboré un texte présenté ici comme un manuscrit inédit : « Brouillons du Livre dit ». Dans cette partie, c’est Duras qui élabore à l’écrit les sujets soulevés pendant ses conversations. Comme le souligne J. Pagès‑Pindon, ce genre de travail n’est pas étranger à l’écrivain qui a aussi transcrit d’autres entretiens enregistrés tels que celui avec Xavier Gauthier (1974, Les Parleuses), Jean Pierre Ceton (1980, Entretiens avec Marguerite Duras) ou bien encore Jérôme Beaujour (1987, La Vie matérielle).
6Au fil du livre, les différentes incarnations de Duras comme auteur, comme présence, comme cinéaste, et même comme Agatha elle‑même sèment le trouble : nous oublions de temps en temps dans quelle strate de lecture nous nous situons (film, documentaire ou commentaire). Duras joue aussi avec tous ses masques de personnage public — ici écrivain ou actrice, là mère, amante. Est‑ce qu’elle lit un texte ? Le commente ? Adresse‑t‑elle la parole à ceux qu’elle appelle les « espions » (« l’équipe de télévision ») ou bien à un public éventuel (p. 11) ? Et alors que le livre ne révèle peut‑être pas grand‑chose de nouveau pour les amateurs de Duras, on trouve ici sa pensée sur certains sujets condensée, élaborée dans des circonstances intimes et propices à la franchise. Le travail de J. Pagès‑Pindon — l’élaboration du texte, la présentation, et les notes très fournies — témoigne d’une expérience de métalecture qui renforce le lien entre le travail de Duras et nos préoccupations littéraires et critiques, notamment en ce qui concerne les questions de l’autocommentaire littéraire et de la littérature du désir non‑normatif.
Cette fusion du réel & de l’imaginaire
7Le début des années 1980 marque selon J. Pagès‑Pindon un « tournant » dans la carrière de Duras : elle retourne au texte après avoir passé les années 1970 à faire des films. Mais ce n’est pas un simple retour à l’écrit qui marque ce tournant, c’est le fait que, dans ce documentaire (comme dans d’autres entretiens de la même époque) « s’opère sous nos yeux cette fusion du réel et de l’imaginaire » qui caractérisera son œuvre pour les générations tardives (p. 13). Dans le texte du documentaire en particulier, Duras « met en scène le miracle de son enfance retrouvée » avec le jeune Yann Andréa qui joue son cher petit frère en même temps qu’elle prête sa voix (en off) au personnage d’Agatha, incarné par Bulle Ogier silencieuse à l’écran (p. 14). J. Pagès‑Pindon insiste sur la manière dont l’apparition de Yann Andréa dans la vie de l’écrivain déclenche une transformation dans sa carrière en instaurant une strate de vérité dans son obsession de l’amour tragique : « passion incestueuse entre un frère et une sœur (Agatha) ; passion scandaleuse entre une jeune blanche et un Chinois (L’Amant) ; passion invivable entre une femme et un homosexuel (La Maladie de la mort, les Yeux bleux cheveux noirs, Yann Andréa Steiner) »(p. 17). Ces amours impossibles répondent à la passion qu’elle éprouve pour son jeune compagnon.
8C’est également au cours de cette décennie‑là que des textes auparavant reçus comme fictionnels sont intégrés au mythe autofictionnel de l’auteur3. Outre que les années 1980 témoignent d’une augmentation d’écrits autobiographiques, Duras profite de façon extraordinaire des occasions de commenter ses textes pour révéler des « vérités » personnelles décrites dans les œuvres littéraires. La relation sado‑masochiste entre Anne et Chauvin dans Moderato cantabile, par exemple, est explicitement liée, dans L’Homme assis dans le couloir (1980) et des commentaires ultérieurs, à sa vie personnelle4. De surcroît, l’entretien pendant l’émission Apostrophes avec Bernard Pivot suivant la publication de L’Amant en 1985 rend explicite l’aspect autobiographique du roman. Cette « fusion » entre la vie et l’écriture décrite par J. Pagès‑Pindon dans Le Livre dit s’insère alors dans une tendance de l’auteur à lier sa vie à son écriture, et se dévoile dans les proclamations de Duras elle‑même — « Agatha, c’est moi » (p. 139) — ainsi que dans le fait qu’elle choisit son propre amant pour jouer l’amant dans son film. J. Pagès‑Pindon, dans sa préface, détaille la carrière de l’écrivain pour montrer de façon implicite comment cette fusion entre réel et imaginaire s’accomplit.
Le désir est un échange impossible
9Cette période annonce aussi un changement décisif du discours public de Duras sur l’homosexualité, alors même qu’elle vit, travaille, et écrit avec Yann Andréa. Dans l’excellent article intitulé « ‘C’est curieux un mort’ : Duras on Homosexuality5 » (1998) Martin Crowley suit le fil des prises de position publiques de l’auteur vis‑à‑vis de l’homosexualité au cours de sa carrière. M. Crowley rappelle que pendant longtemps Duras a placé les femmes du côté des homosexuels car, d’après elle, les femmes et les homosexuels partagent une lutte commune contre le pouvoir phallocentrique : cette solidarité se structure autour de l’idée d’une transgression sociale dans Les Parleuses, et Duras répète ce sentiment dans un entretien avec Gai Pied6.Néanmoins, M. Crowley cite 1981 comme le moment où, après une année de cohabitation avec Yann Andréa, elle commence à considérer l’homosexualité comme une forme de désir appauvri et inférieur au désir hétérosexuel. M. Crowley fait de l’article inédit « Retake » (écrit en juin 1981 mais publié en 1993 dans le recueil Le Monde Extérieur) son coming out contre l’homosexualité. L’une des contributions les plus importantes du Livre dit : Entretiens de Duras filme est d’ajouter une source synchronique à cet article qui établit un lien incontournable entre le rapport personnel entre Duras et Yann Andréa et sa prise de position sur l’homosexualité : « je n’ai jamais parlé de tout ça, affirme‑t‑elle à son amant, je le trouve parce que je vous parle à vous qui êtes un homosexuel » (p. 191).
10Tout en parlant d’Agatha, son texte sur l’inceste où « il y a tout du désir » (p. 50) à ses yeux, elle explique que « le désir est un échange impossible entre des sexes différents ; entre des sexes irréconciliables qui sont les sexes féminins et le sexes masculins. Que le désir, la splendeur du désir, son immensité, a lieu entre ces sexes‑là de nature différente ; et que sa mort, son immense pauvreté, c’est dans l’homosexualité » (p. 51). Elle insiste sur le fait que cet aveu est « complètement personnel », parce que, comme le démontre M. Crowley, elle souhait se tenir à l’écart d’un discours ouvertement politique alors qu’elle suscite la polémique (p. 51). « L’homosexualité » — qu’elle décrira dans les « Brouillons du Livre dit » comme une « parodie affaiblie », « un plagiat » (p. 190) — « est une relation masturbatoire, je crois, ce n’est rien d’autre que ça. C’est comme d’être seul. Tandis que dans l’hétérosexualité, c’est comme d’être deux dans une éternelle séparation fondée sur une séparation biologique, sur l’ordre des dieux » (p. 191). Ayant recours à un essentialisme équivoque, elle élève ici jusqu’aux cieux la séparation impossible qui donne « la splendeur » à l’hétérosexualité, un sentiment qu’elle répétera presque mot pour mot dans Le Monde extérieur. Pour Duras, c’est précisément la « douleur » et l’ « enfer » de l’hétérosexualité qui inspirent l’imagination et qui mènent à la création. Si son obsession pour « le mythe de la passion tragique » donne lieu à Agatha, œuvre littéraire et personnage interprété par elle‑même, elle mène dans le même temps à une déclaration personnelle qui, d’après J. Pagès‑Pindon, provient de « la résistance du jeune homosexuel à incarner corps et âme cet absolu de l’amour qu’elle revendique » (p. 27). C’est la déception de l’impossibilité de la fusion parfaite entre la vie et l’écriture « qui explique les propos négatifs, provocateurs, qu’elle tient sur l’homosexualité dans ces entretiens » (p. 27).
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11« Quand le livre écrit par moi commence à bouger, qu’il passe dans les mains de l’autre, je commence à mourir. Mes livres vont rester après ma mort… Je suis responsable de les avoir écrits, je ne suis pas responsable de leur devenir » (p. 198). Duras répète ce sentiment à plusieurs reprises, alors qu’elle continue à parler des ses propres œuvres, de les faire revivre par la parole vive. Cette contradiction anime Le Livre dit : Entretiens de Duras filme ; deux décennies après sa mort, des livres continuent de paraître et la parole de Duras continue à nous envoûter en même temps qu’elle nous provoque. L’autocommentaire d’outre‑tombe fait durer une œuvre déjà durable et Joëlle Pagès‑Pindon nous offre, sous forme de livre, une image vivante de l’écrivain : une Duras qui parle, qui rit, qui taquine, nous scandalise et nous attendrit.