Pour le centenaire de la naissance de Paul Lomami-Tchibamba
1La sortie de presse de ce beau volume, soigneusement édité, met hélas fin à la collection « L’Afrique au cœur des lettres », qui a été efficacement dirigée pendant plusieurs années par Jean-Pierre Orban. Celui-ci, qui ne semble pas avoir trouvé de successeur, avait des affinités particulières avec le Congo : s’il republia dans la collection le Soliloque du roi Léopold de Mark Twain, il nous fit aussi bénéficier, la même année 2006, d’une nouvelle édition du roman Sans rancune de Thomas Kanza et de la traduction française de la Nouvelle histoire de la littérature du Congo-Kinshasa de Silvia Riva (2006). L’année suivante vit le jour la première édition de Ah ! Mbongo, roman jusqu’alors inédit de Paul Lomami-Tchibamba (ou Tshibamba, selon la première graphie du nom), avec une préface d’Alain Mabanckou1. Vinrent ensuite les Carnets de voyage d’Antoine-Roger Bolamba (2009) et, aujourd’hui, cette première édition, posthume elle aussi, de trois « récits » du même Lomami-Tchibamba. Un très beau bilan, auquel il faut ajouter d’autres ouvrages passionnants comme la traduction du livre de James Currey à propos de la collection « African writers » (2011).
2C’est à l’occasion du centenaire de la naissance de Lomami que paraissent aujourd’hui, regroupés en un volume quoi qu’il en soit de leur hétérogénéité relative, les trois derniers récits qui demeuraient inédits dans les papiers de l’écrivain, — papiers conservés par la famille et récemment déposés par elle aux Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles. Ainsi s’achève donc du même coup la publication posthume de l’œuvre, il est vrai relativement méconnue, de l’écrivain congolais. Soit dit en passant à l’attention des candidats au doctorat qui seraient en mal d’un sujet de thèse : ces papiers Lomami-Tshibamba constituent un fonds extrêmement précieux pour l’histoire littéraire de l’Afrique centrale, et en particulier pour celle du Congo-Brazzaville où Lomami dirigea pendant une dizaine d’années la revue Liaison. La thèse2, récemment soutenue, de Lyvia Afui, exploite déjà quelques documents tirés de ce fonds, mais ce n’est encore qu’un échantillon. On ne peut que souhaiter que cet ensemble — témoin aussi d’une époque où les intellectuels s’écrivaient de longues missives — soit rapidement dépouillé et mis à la disposition des chercheurs.
3Puisqu’il s’agit d’inédits, le lecteur est en droit d’attendre un mot de présentation et d’appréciation littéraire à leur sujet. Disons-le tout de suite : ces longs récits de Lomami, surtout les deux premiers qui ont l’ampleur de petits romans, ne me paraissent pas être des chefs-d’œuvre ; Ngando (1948) et Ngemena (1981), Ah ! Mbongo (2007, posthume) même, me paraissent plus achevés, et pour cause, puisqu’ils ont vraisemblablement été revus en fonction de l’édition par l’auteur, ce qui n’est pas le cas ici (mais il est vrai qu’on est encore loin de connaître le dossier génétique des ouvrages cités). Ceci n’est toutefois qu’un sentiment personnel qui, de toutes manières, n’enlève rien à l’opportunité de cette édition dont la lecture est passionnante.
4Le premier des trois récits, intitulé « La Saga des Bakoyo Ngombé », est un mixte entre la description historico-ethnographique d’une région du Congo-Brazzaville à l’époque de l’Afrique Équatoriale Française, d’une part, et un double récit de vie, d’un père puis de son fils, d’autre part ; cela dit, ce texte, — qui, en l’état, est assez peu une « saga » mais qui peut‑être était destiné à en devenir une —, méritait néanmoins certainement d’être édité, et d’abord en raison de sa portée à la fois ethnographique (que je n’ai pas la compétence de juger) et sociologique (il comporte notamment de longs excursus sur l’école, le médecin, la prospérité économique relative de la période). Il mérite aussi d’être lu pour les propriétés très lomamiennes de l’écriture qui s’y donnent libre cours : d’une part, celles d’un récit où confluent une logique de roman naturaliste et une vision populaire, parfois ésotérique, de l’histoire locale ; d’autre part, celles d’une narration sans doute bavarde mais, précisément, littéraire par ce qu’elle peut avoir d’excédant.
5Sous réserve d’inventaire lui aussi, le second récit, intitulé « Nkunga Maniongo (La Complainte) » me paraît présenter les mêmes qualités et les mêmes défauts que le premier. Pourtant, le sujet est tout autre, puisqu’il s’agit de l'histoire d'un travailleur exemplaire, déjà reconnu comme très méritant à l'époque du Congo belge où il était chef de chantier pour l'entretien d'un important tronçon de route en Province Orientale. Après l'indépendance, il se retrouve aux prises avec la rébellion « populaire » qui sévit dans cette Province, mais il parvient à se sauver des atrocités commises par les Simbas ; il erre un an dans la forêt, réussissant à échapper aux rebelles et à leurs alliés pygmées, avant de rencontrer l'armée et d'être évacué par celle-ci à Kinshasa en 1964. Là, il veut récupérer quatre années d'arriérés de salaire, dont il comprend progressivement qu’ils ont été détournés par deux fonctionnaires qui l’avaient cru mort. Il lui faudra finalement passer par le Ministre pour obtenir la restitution de son dû ; mais ensuite, l’intéressé les perd dans un fula-fula (transport collectif par minibus) ; désespéré par tant d’injustice de la part des hommes et du sort, il finit par se pendre. C’est l'occasion pour Lomami de dire tout le mal qu'il pense, d’abord du régime colonial, ensuite et surtout du régime qui a sévi pendant les premières années de l'Indépendance (et ultérieurement : une note d’édition nous apprend que l’auteur semble avoir plus tard modifié sa finale et mis à jour, en quelque sorte, ses doléances à propos de la corruption des gouvernants).
6Quant au troisième récit, qui est aussi le plus court des trois, il s’intitule « Kabundi et Nkashama... plus d'amitié » et l’éditeur le qualifie sur son site d’« interprétation vivante d'un conte animalier du Kasaï ». Lomami n’était pas connu jusqu’ici pour s’être intéressé aux contes populaires, et c’est ce qui rend particulièrement intéressante cette transposition écrite ; la thématique de la violence arbitraire des dominants, quoi qu’il en soit, est lomamienne. Cette fable développe, en effet, un épisode où la petite antilope affamée ne résiste pas à la tentation de manger les œufs d'un couple de léopards qui, affamés eux-mêmes et obligés de partir en chasse au loin, lui en avaient confié la garde (en ce temps‑là, l’antilope était carnivore, et les félins étaient ovipares). Après son forfait, la petite Kabundi malicieuse s'enfuit, et finalement se sauve, alors que les deux Nkashama — incarnation des puissants — succombent, l'une dans un piège mortel tendu par les hommes, l'autre sous les javelots des chasseurs, mais non sans avoir tué le chef de ceux‑ci. Tel est le résumé, mais c’est par son écriture que Lomami s’avère, ici comme ailleurs, le grand écrivain que salue le préfacier Antoine Tshitungu.
7Celui-ci fait de Lomami un égal méconnu de Sony et de Kourouma (p. 11, 14) ; la postérité en décidera. Le fait est que, si divers entretiens avec l’auteur ont été publiés, les études de l’œuvre sont peu nombreuses3 et, si l’on excepte les travaux académiques inédits, on ne connait guère que quelques articles dispersés, principalement consacrés à Ngando (1948), auxquels s’ajoutent tout de même le numéro spécial de la revue Sura dji publié en 1986 à Lubumbashi (RD Congo) et le bref essai de Huit Mulongo, Paul Lomani Tshibamba, également publié à Lubumbashi en 1999. Ces études sont trop peu nombreuses, en tout cas, au vu de la singularité objective de cette œuvre, à la fois du point de vue de la langue mise en œuvre, de la vision de l’histoire et enfin de l’imaginaire. Antoine Tshitungu insiste sur le fait que Lomami lui parait un « novateur en matière d’africanisation du français », sans doute parce qu’il souhaite le faire bénéficier d’un engouement comparable à celui dont bénéficia, à ce titre et depuis 2000, Ahmadou Kourouma. Mais la comparaison des deux écrivains a ses limites, et Tshitungu nous en apprend davantage lorsqu’il attribue à l’écriture de Lomami une « préciosité ostentatoire », un aspect à la fois « novateur et passéiste » (p. 10). La langue de Lomami, de fait, est un étonnant assemblage, dont la liberté, l’enflure parfois, le tumultueux débordement rhétorique, la recherche lexicale et syntaxique très souvent, sont pour le moins singuliers et restent à analyser. Quant à sa vision de l’histoire, et quoi qu’il en soit par ailleurs de sa qualité de témoin de la période coloniale et des périodes qui ont suivi, elle semble bien liée à un imaginaire singulier, tel qu’il apparaît notamment ici dans « Nkunga Maniongo » ; on dirait — mais il faudra approfondir tout cela —, d’un hypocondriaque ou à tout le moins d’une sensibilité ulcérée par le sentiment de la violence et de l’injustice des hommes, avec en arrière‑plan, affleurant quelquefois, la question de Dieu.
8Une brève note précise que les éditeurs ont voulu « respecter au mieux l’écriture » de Lomami, « dans l’espoir de rendre à la langue de l’auteur le naturel et la force qui étaient les siens » (p. 15). Leurs précautions s’aperçoivent dans l’usage des crochets et dans de nombreuses additions en bas de page, dont certaines sont des commentaires d’édition, d’autres des notes d’érudition (l’auteur lui‑même en avait rédigé beaucoup, qui sont reprises ici et indiquées comme telles). Le résultat semble excellent, et il est garanti par le sérieux des éditeurs, tous deux membres d’une équipe de l’Institut des textes et manuscrits modernes4. Les notes d’édition (qui ne semblent pas toutes dues à Antoine Tshitungu comme le laisse penser la page de titre) sont relativement abondantes et très utiles. Dans un ensemble textuel si important, et s’agissant d’une écriture quelquefois si particulière en référence à des contextes qui ne le sont pas moins, il reste néanmoins — c’était inévitable — des bizarreries non indexées. Un seul exemple, p. 65, où il est question d’une « case de popote » : n’est-ce pas « potopote » (de poto-poto, la boue, d’où « potopote », assez répandu en sabir colonial des deux côtés du fleuve), ou vraiment s’agit-il d’une case réservée à la cuisine ? Seule l’étude approfondie, enfin, de l’œuvre, et notamment du point de vue stylistique, nous le dira peut‑être un jour. En attendant, ce très appréciable volume est mis à la disposition de ceux qui entreprendront pareille analyse, et bien entendu de tout autre lecteur.