Luciano Canfora ou l’invention du torchecuistre
Avertissement
Ce compte rendu est susceptible de choquer certains banquiers et universitaires. Ne pas poursuivre la lecture en cas de malaise persistant.
Géographe à l’encan
1On sait depuis Umberto Eco que la destinée d’un livre (comme celui de la Poétique d’Aristote) peut donner un polar d’excellente facture. Luciano Canfora, venu lui aussi d’Italie, le confirme avec un des meilleurs polars parus l’an dernier — polar passé totalement inaperçu en France, bien que directement rédigé en français par son auteur. L’intrigue est nouée autour de la vente, en juillet 2004, d’un manuscrit exceptionnel d’Artémidore d’Éphèse, géographe dont l’œuvre jouissait d’un immense crédit dans l’Antiquité, œuvre « presque entièrement disparue » aujourd’hui à l’exception de quelques lignes. Le jugement du grand Wilamowitz (« Si nous pouvions lire Artémidore, qui a décrit la terre près de cent ans avant Strabon […] nous ne tiendrions aucun compte de Strabon », cité p. 47) permet de se faire une idée de l’importance du document acquis en 1981, « dans des conditions douteuses », par le Dr Serop Simonian, antiquaire sis Oberstrasse 110, à Hambourg (p. 6 et p. 58). L’ample introduction rédigée par Laurent Calvié élimine d’emblée tout faux suspens : « Au terme d’une transaction de quelques minutes », le manuscrit fut adjugé pour 2.750.000 euros (somme en toutes lettres : deux millions sept cent cinquante mille euros) en juillet 2004, pour être placé dans les coffres d’une fondation bancaire de Turin. Puis il fut montré au public du 8 février 2006 (deux jours avant le début des Jeux olympiques d’hiver de Turin) au 7 mai 2006. Ce fut « l’occasion de donner à un public de non‑spécialistes des notions de base sur la fabrication des rouleaux de papyrus, sur les bibliothèques grecques et romaines » (p. 39). Fin de l’histoire ? Début au contraire d’une longue enquête, car selon certains, dont Luciano Canfora himself, ce papyrus est un faux.
Histoire de faux, histoire de fous
2S’ensuit une passionnante histoire autour de l’authenticité du P. Artemid. C’est qu’une petite internationale de savants a authentifié le P. Artemid., à Milan, à Pise, à Trèves. Pour Claudio Gallazzi et Bärbel Kramer, par exemple, il ne fait aucun doute, analyses chimiques à l’appui, que notre papyrus d’Artémidore est un authentique papyrus d’Artémidore. Mais L. Canfora fait remonter à la surface, au terme d’une enquête époustouflante, les indices attestant qu’il s’agit d’un faux archifaux : non pas un, deux, ou trois indices, mais tout simplement des dizaines de preuves — on hésite à écrire « centaine ». Un faux de génie ? Même pas : un faux grossier, fabriqué par un industriel en faux connu de tous les antiquaires et savants du xixe siècle, le dénommé Constantin Simonides (ca. 1820‑1890), dont L. Canfora narre au passage les exploits. Quelques semaines seulement après la médiatisation de la résurrection d’Artémidore à Turin, L. Canfora désignait Simonides comme l’auteur du faux Artémidore.
3L’intrigue est plus riche que le plus riche des polars, et plus haletante : impossible donc, et de toutes façons peu souhaitable, d’en exposer ici les arcanes. Les « preuves » alléguées par les savants partisans de l’authenticité sont exposées et démontées une par une. L’analyse chimique prouve que le papyrus est un authentique papyrus d’époque ? Exact, nous dit L. Canfora : Simonides a fabriqué son faux Artémidore à partir de vrais papyri d’époque, et a fabriqué son encre d’après les recettes antiques transmises par Pline (p. 187‑188). Toutefois, la présence de graphite dans l’encre (graphite « qui n’est pas connu avant la fin du Moyen Âge », ibid.) prouve que Simonides a d’abord tracé ses lettres au crayon, avant de les repasser à l’encre « authentique ». Voilà pour les chimistes et adeptes d’une papyrologie « scientifique » : L. Canfora, sans négliger leurs arguments, les retourne et les remet à leur place avec l’aide de la police scientifique, mise à contribution pour l’occasion. Mais l’essentiel est ailleurs. Le livre de L. Canfora est surtout une brillante défense de la philologie, qui est la véritable héroïne de cette histoire.
4Car enfin, demande L. Canfora au terme d’une analyse serrée, un auteur du premier siècle avant J.‑C. peut-il raisonnablement employer des dizaines de mots issus du lexique néoplatonicien et byzantin, de préférence en vogue vers les années 800 à 1100 ap. J.‑C. ? La lecture du chapitre 7, intitulé « Où le Ps.‑Artémidore se révèle avoir lu divers auteurs de l’Antiquité tardive », provoque l’hilarité : les mots et formules dont usa Simonides pour fabriquer son faux proviennent d’Épiphane de Salamine († 403 ap. J.‑C.), d’Horapollon (ve siècle ap. J.‑C.), pour ne citer que ces deux auteurs (p. 102). Mieux, si l’on ose dire : Simonides utilisa une édition d’Étienne de Byzance par Meinecke (sortie des presses en 1849) pour forger un passage. On le sait parce que le faussaire a recopié fidèlement une faute contenue dans l’édition Meinecke (qui faisait autorité à son époque), faute corrigée depuis belle lurette. Simonides utilisa aussi l’ouvrage d’un géographe allemand de son époque (Karl Ritter, Erdkunde, Berlin 1817) dans une traduction française, qu’il retraduisit en grec à peu près d’époque, histoire de brouiller les pistes. Il employa même des abréviations rares, mais hélas pour lui médiévales (p. 192). Bref, « Simonides multiplia les erreurs comme d’autres les petits pains », pour reprendre le titre du chapitre 18. Pour le prix d’un livre broché, L. Canfora fournit à ses lecteurs une nouvelle édition du texte du Ps.‑Artémidore avec apparat critique, une traduction en français effectuée avec l’aide de Laurent Calvié, ainsi qu’un index verborum complet. L’ouvrage est parachevé par une belle postface d’Olivier Céna, critique d’art à l’hebdomadaire Télérama, intitulée « L’art et le faux ».
Où il est question du Dr. Grossgrabenstein
5Le bilan est accablant, les responsabilités largement partagées. Résumons. Un antiquaire, dans des conditions encore mystérieuses, est entré en possession d’un objet, et a au fil des ans brodé d’invraisemblables explications concernant l’apparition du papyrus : celui‑ci, selon les dernières versions (on ne les compte plus), aurait émergé d’un masque mortuaire égyptien exposé trop longtemps au soleil, occasion pour L. Canfora et L. Calvié d’ironiser sur la fable du « masque qui pleure ». Une petite clique d’universitaires, trop heureuse de tenir le scoop du siècle, a persisté — et persiste encore, aux dernières nouvelles1 — à nier l’évidence. Car le P. Artemid. a encore ses fidèles : la bibliographie sur la question, établie avec l’aide de Federico Condello (p. 263‑286), le montrera. Certains, il est vrai, tardèrent à changer de camp, mais le firent, du moins partiellement, admettant du bout des lèvres « qu’une partie seulement du manuscrit est d’Artémidore » (p. 154). Une fondation bancaire a jugé bon d’acquérir un manuscrit géographique à un prix astronomique. Des périodiques prestigieux ont accueilli des contributions savantes sur l’Artémidore retrouvé, issues de colloques forcément savants organisés dans des universités forcément prestigieuses.
6Reste à tirer les conclusions de l’enquête. Dans une page terrible de lucidité (p. 19), L. Calvié pointe sous forme de questions les conditions de possibilité d’une telle affaire :
(1) celle des relations qui unissent aujourd’hui certaines disciplines universitaires comme la papyrologie, les experts de l’antiquariat et le marché de l’art ; (2) celles des liens qu’entretiennent ces mêmes disciplines scientifiques avec les médias ; (3) celle du fonctionnement scolastique de l’Université d’aujourd’hui ; (4) celle de la spécialisation à outrance des chercheurs contemporains ; (5) celle du statut épistémologique de la papyrologie, de son autonomie scientifique et de son expertise ; (6) celles des conséquences du déclin de la philologie classique sur la critique des textes et l’exercice de l’esprit critique en général ; et (7) celle du statut du vrai et du faux dans la science post‑moderne, à l’heure du triomphe du relativisme absolu.
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7L’ouvrage est une vrai réussite, rédigé à partir d’une matière difficile, dans un style alerte et incisif. Les protagonistes sont nommément identifiés, soupçonnés, accusés — chose rare dans les débats universitaires contemporains où règne la tyrannie de la litote. On songe, en lisant ce chef‑d’œuvre, à Anthony Grafton et son Faussaires et critiques2. On songe, en pistant les protagonistes experts en papyrologie, à l’inquiétant et grotesque Doktor Grossgrabenstein, qui tient un rôle aux côtés de Blake et Mortimer dans Le Mystère de la Grande Pyramide3. On songe davantage encore à une romancière anglaise. Le doute s’insinue en nous : le dernier Luciano Canfora serait‑il la traduction d’un inédit d’Agatha Christie ? On songe surtout, après avoir refermé le volume, à la situation de l’Université dans l’Europe néolibérale d’aujourd’hui, à ses missions, à ses modes de recrutement, à ses modes de financement. On songe à l’état des études classiques en particulier et à celui de la culture générale en général. On songe à l’état de la presse française, qui n’a pas traité de l’affaire à l’époque (sauf brève mention sur France Culture), ni encore jugé utile à l’heure qu’il est (janvier 2015) de recenser un livre de L. Canfora paru il y a un an et écrit directement en français. En cas de malaise persistant…
Post‑scriptum
8La farce n’est pas encore tout à fait terminée, mais son issue ne fait guère de doute. Le synopsis du dernier acte a été peu ou prou dévoilé en 1962 par Thomas Kuhn dans sa Structure des révolutions scientifiques. Pour mémoire :
9Scène 1 : les principaux protagonistes, frappés par l’âge, l’Alzheimer, l’ennui ou la mort naturelle, quittent peu à peu la scène.
10Scène 2 : une nouvelle génération de chercheurs survient, qui passe à autre chose.
11Scène 3 (trente ans après) : une thèse de sociologie étudie le développement de la controverse.
12Scène 4 (cent ans après) : un universitaire semi‑émérite découvre sous les ruines d’un bâtiment italien la photocopie d’un fac‑simile du P. Artemid. et, après avoir soigneusement négligé le travail bibliographique élémentaire, entreprend de montrer que sa découverte est prodigieuse. Le résultat d’un match AC Milan‑IFK Göteborg en coupe d’Europe de football, griffonné dans une marge d’une élégante écriture, lui permet de prouver que le scripteur était un gaucher contrarié et accessoirement de dater très précisément le document de la première moitié du xxie siècle après J.‑C., ce que confirme une analyse au carbone 14. Une controverse éclate entre les arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-petits-neveux de Simonides, Galazzi, Settis, Kramer, Canfora et Van Meegeren, dont nous nous désintéressons dès maintenant.